L'Instant Philo - Faut il séparer l'artiste de la personne privée ?
Faut-il séparer l’artiste de la personne privée ?
Par Maïa Marry
Illustration : Le laissez-passer de Louis Ferdinand Céline pendant la période d'occupation
I/ Pourquoi il faudrait séparer l’Homme de l’artiste.
Pour parler d’art, on peut prendre trois points de vue qui peuvent d’ailleurs se rejoindre en mettant l’accent soit sur l’artiste, soit en se focalisant sur l’œuvre elle-même, soit encore en analysant la réception qui en est faite par le public. Ainsi, peut-on estimer que les œuvres des artistes n’existent qu’à travers les Hommes qui les contemplent. Une fois l’œuvre créée, elle ne dépend plus de l’artiste. Il est essentiel de différencier l’artiste de son œuvre : cette dernière, offerte aux jugements et appréciations des Hommes, suit un chemin que l’artiste n’avait pas nécessairement prévu.
Condamner un artiste pour des actes répréhensibles qu’il aurait commis ne devrait donc pas affecter la diffusion de ses œuvres car celles-ci existent indépendamment de lui. Considérer que l’Homme et l’artiste ne font qu’un, ce serait dire que toute œuvre n’est que le reflet de l’artiste et que la fiction n’existe pas. Avant l’œuvre avait une existence qui valait pour elle-même : bien des œuvres du moyen-âge par exemple ne sont pas signées dont on ne connaîtra jamais les créateurs. Cette position a basculé avec la mise en valeur du statut de l’artiste et l’idée qu’il est intimement lié à l’œuvre. D’un point de vue juridique, on dissocie les actes des œuvres. Pour Gabriel Matzneff, on lui reproche des actes et une œuvre artistique qui fait l’apologie du viol mais les deux ne sont pas jugés ensemble. On ne mélange pas ces deux aspects. Séparer les deux permet de blanchir la dimension polémique des actions. Certaines fois cependant, l’œuvre est utilisée comme un bouclier, comme le dernier film de Polanski « J’accuse », une unification est créée pour protéger. Si on séparait vraiment l’artiste de l’homme, on pourrait mettre Polanski en prison et regarder ses films. Il est des fois très important de séparer l’Homme de l’artiste car par exemple, Nabokov a écrit un livre sur la pédophilie mais n’est pas du tout pédophile. Ici faire la différence est primordial. L’art n’est certes pas une zone de non-droit – comme le montrent les pamphlets antisémites rédigés par Céline Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres ( 1938), Les beaux draps (1941) qui ont été des éléments à charge dans le procès qui lui a été fait à la libération mais les artistes bénéficient de la jurisprudence de la Cour Européenne de justice qui considère que la liberté de création artistique est fondamentale dans notre société démocratique et qu’il est possible de véhiculer des œuvres qui choquent. L’art provoque et flirte avec les limites pour faire réfléchir. Orelsan a dit dans une chanson « Je vais te Marie Trintigner » en faisait référence à l’actrice morte sous les coups de Bertrand Cantat. Orelsan a été jugé pour ces paroles mais la juge de Versailles a affirmé que le rap est un genre dans l’outrance verbale et que ces paroles sont non condamnables aussi parce qu’elles sont prononcées par un personnage fictif inventé par l’artiste.
Il y a des œuvres plus ambiguës comme les certaines œuvres de Houellebecq, où il n’y a pas beaucoup d’antithèses aux propos racistes et sexistes émis par les personnages. Mais il reste important de distinguer la représentation, la fiction et l’apologie.
Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde explique que la morale ordinaire est autre que celle des personnages de fiction. Si celle des Hommes est faite de vice et de vertus, celle de l’art est faite du bon ou du mauvais usage de ces vices et vertus. On peut apprécier un livre qui parle de sujets immoraux, du moment qu’il est bien écrit. « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » C’est tout ce qui compte pour juger l’art. On peut condamner l’artiste comme personne privée sans condamner son œuvre, puisque l’un et l’autre se jugent avec des critères complètement différents. Pour Wilde " Ceux qui trouvent de laides intentions dans de belles choses sont corrompus sans être séduisant. Et c’est une faute ». Il dit aussi « Révéler l’art en cachant l’artiste, tel est le but de l’art ».
La confusion entre le comportement de la personne est ce qui est représenté mène à un certain révisionnisme défini comme l’effacement de l’histoire, du passé lorsqu’il ne convient pas aux standards actuels. Ne pas séparer l’Homme de l’artiste rend possible la censure pour des raisons politiques ou morales extérieures qui concernent le contexte de leur réception. La cancel culture, actuellement, mais aussi toutes les autres formes de censures moralistes souvent bien plus puissantes et en tout cas clairement réactionnaires, représentent l’excès ultime de la fusion de l’œuvre et de l’auteur. En ne reconnaissant aucune autonomie de l’art, c’est l’art même qu’elle condamne. Séparer l’Homme de l’artiste c’est protéger la liberté intellectuelle et esthétique de toute incursion d’un pouvoir religieux, politique, communautariste ou social, extérieur au champ culturel.
II/ Dans quelle mesure, il ne faut pas, dans certaines conditions, séparer la personne privée de l’artiste.
Néanmoins, tout artiste est d’abord un Homme, un être humain qui peut même utiliser son humanité pour créer une œuvre. Un artiste condamné peut-il poursuivre sa création ? Tom Meighan, condamné pour violences conjugales, a été expulsé du groupe de pop rock britannique, ‘Kazabian’. Il devait quitter le groupe car « la violence domestique et l’abus en tout genre est totalement inacceptables ». S’il convient de distinguer l’œuvre de son auteur, la création, notamment quand elle implique une mise en scène valorisante de l’artiste lors de concert et une idolâtrie spécifique à la pop music, ne doit pas servir de justificatif à n’importe quel comportement ou pratique, ni de modèle pour les fans. Le rock aime choquer et remettre en question mais l’art assurant la promotion d’une personne criminelle et d’actes répréhensibles, se voit souillé et dévié de son but initial. Cela devient problématique, voire criminel. Par exemple, Bertrand Cantat a fait la couverture des Inrockuptibles, ce qui le met à l’honneur et cela veut dire que d’une certaine manière, nous acceptons son comportement. Alors il n’y a donc pas d’artiste à défendre, sous le prétexte qu’il aurait accompli sa peine – bien faible par rapport à l’horreur du massacre de sa compagne - mais seulement une personne privée à condamner dans son attitude sans vergogne qui lui fait ne pas hésiter à revenir sur scène.
Si on sépare complètement l’Homme de l’artiste, on fait aussi comme si donner le César du meilleur réalisateur à Polanski était d’une grande pertinence au moment du mouvement « Me too ». L’artiste et la personne privée, dans certains cas, ne peuvent pas être dissociés : ils sont devenus les mêmes. Ce que l’on ne peut s’empêcher de voit chez certains créateurs ce sont les crimes et les horreurs qu’ils ont commis. Ainsi chaque prix décerné à un auteur condamné, plaide, qu’on le veuille ou non, pour son innocence, en tout cas pour sa réhabilitation. On peut objecter qu’il existe une prescription ou du pardon … Encore faut-il regretter sincèrement ce que l’on a fait. Chez l’écrivain Gabriel Matzneff, il est impossible de dissocier l’artiste du criminel sexuel car il parle de lui dans son œuvre. Dans ‘Journal’, il parle de ses expériences pédophiles mais cela devient une œuvre littéraire. Cette œuvre a été renommée en 2009 ‘Carnets Noirs’ qui est un mélange entre une autobiographie et une fiction, donc une autofiction. Le contenu est porteur de défauts éthiques qui encouragent la pédophilie et qui en font l’apologie. En séparant les deux, on risque de récompenser l’Homme en prétendant ne reconnaître que la valeur de sa production artistique. Lorsqu’on remet un prix à un artiste, on cherche à saluer la qualité de l’œuvre. Mais c’est l’individu privé, qui se cache à peine derrière l’auteur, qui bénéficie de l’exposition médiatique, des hommages. Les artistes sont alors tentés de se protéger derrière leur œuvre en l’instrumentalisant, comme Polanski qui se compare à Dreyfus ... Séparer l’homme de l’artiste pour continuer de récompenser l’artiste nous met face au risque de protéger l’Homme de la justice à laquelle chacun doit être soumis de manière égale. Si l’on considère comme Leibniz que l’âme humaine est une monade, c’est-à-dire un élément primordial indivisible, il est métaphysiquement impossible de séparer ce qui, à l’intérieur relève de l’homme et ce qui relève de l’artiste. Donc il ne faut pas et on ne peut pas séparer les deux.
Le problème se pose aussi lorsqu’on se pose la question des rétrospectives, qui s’avèrent être une tâche délicate quand on sait qu’elle gratifie l’auteur et le met en lumière. Mais nous arrêter à la seule réputation de l’auteur peut nous couper d’œuvres importantes, comme celle de Céline par exemple, malgré ses pamphlets antisémites. Une chose est le jugement moral, autre chose le jugement esthétique et il est bon dans certains cas de bien les distinguer. On peut aimer l’artiste en ayant en horreur certains aspects de la personne privée qu’il est aussi. Réunir les deux facettes d’une personnalité – l’artiste et l’individu qu’il est par ailleurs - sert toutefois à affirmer la valeur du jugement moral et ne pas en exclure les artistes et intellectuels par principe quand cela s’impose. Les artistes ne sont pas hors du social, ils ont une responsabilité de citoyen et même, dans certains cas d’exemplarité quand ils sont des personnalités publiques prises comme modèle. Le débat public sur le lien qui unit art et éthique est en ce sens légitime. Ne pas dissocier l’artiste de ses prises de positions publiques a permis de dénoncer l’inscription de Charles Maurras, collaborationniste d’extrême droite, dans la liste des commémorations nationales. On n’oublie pas non plus que si les œuvres peuvent vivre sans l’intermédiaire de leur auteur, leur exploitation et leur diffusion représente certes une source de gain financier mais aussi un vecteur de propagation d’idées.
III/ Position nuancée et moyens d’actions
Si l’œuvre est finalement créée, plutôt que de la censurer, au risque de la rendre culte, voire désirable, il vaut mieux privilégier une remise en contexte systématique aux yeux du public, voire une médiation, des aménagements indispensables pour ne pas cautionner ce qui ne l’est pas. Dernièrement, la Cinémathèque Française a programmé « Le dernier tango à Paris», un film de Bertolucci dans lequel jouent Marlon Brando et Maria Schneider. Cependant le film contient une scène de viol que l’actrice a tourné sans être au courant. La CN a annulé la diffusion, cachant cette sordide histoire qui a pourtant donné naissance à un film au fort succès. Mais une telle attitude risque de priver l’humanité de chefs d’œuvres. Un mode d’action, la cancel culture, qu’elle soit de gauche ou de droite, qui consiste à appeler au boycott massif d’un artiste pour les accusations graves dont il fait l’objet ou les propos inacceptables qu’il a pu prononcer paraît, en ce sens, problématique. N’est-ce pas, pourtant, une expression de la révolte de la société face à une certaine hypocrisie et à un ce sentiment d’impunité ? Par exemple, quand Cantat veut reprendre les concerts et son statut de rock star après avoir purgé sa peine, les boycotts et manifestations d’hostilité qu’il a affrontés ne montraient-ils pas une vraie et légitime indignation ? Ce n’est pas un moyen toujours efficace qu’il faut d’ailleurs utiliser avec prudence mais il reste important de dénoncer certains agissements totalement inappropriés. Protester fait partie des actions qui feront bouger les lignes et qui peuvent influencer positivement l’opinion. Cependant, il semble peu légitime de forcer au boycott. Cette question doit être une réflexion individuelle qui est légitime. Mais il est illégitime et violent d’imposer son point de vue. La censure mettrait un couvercle d’amnésie sur un problème. Le plus important c’est d’écouter les deux parties et leur argumentation et d’accepter la pluralité des opinions. On aimerait montrer qu’il est possible de continuer de contempler les œuvres sans être constamment solliciter par des jugements moraux. Dans « Asphyxiante culture », Jean Dubuffet insiste sur la différence entre les artistes et les gens de culture qui décernent des prix, jugent selon leurs valeurs et commentent les œuvres. Seuls ces cercles-là ont besoin d’artistes « reconnus ». Nous, nous avons seulement besoin d’art. Au-delà des valeurs et de la morale, on peut constater que discerner l’individu privé de l’artiste est plus difficile selon les époques. C’est un dilemme qui refait surface depuis une quarantaine d’années avec des réactions différentes selon le contexte ? Par exemple, Polanski était bien vu avant. Là est peut-être l’enjeu de la question, le temps, la réception d’une œuvre à une époque qui influent sur l’artiste et son œuvre. Pour certains, la Cinémathèque ou un festival ne doivent pas être des tribunaux. Ce sont des lieux où des œuvres sont récompensées selon des critères esthétiques. Hegel estimait qu’il ne faut pas se contenter de regarder les grands hommes par le petit trou de serrure de la moralité – cela peut valoir pour les artistes, même si, on l’a vu, la règle connaît des exceptions notables. A propos des rétrospectives, on peut y revenir avec pour argument le fait qu’un évènement de ce type peut être organisé sur des œuvres faites par des auteurs décédés donc, cette mise en lumière de l’auteur n’est plus et l’œuvre est la pièce maîtresse. Chacun peut avoir un regard différent mais censurer ces œuvres ne se fait pas sur la base d’un seul filtre. Si l’objectif est d’analyser un film, il faut le faire en prenant bien en compte ce que le film raconte et ne pas le sortir de son contexte. Proust soutient que seule l’œuvre compte et non la biographie de l’auteur. Par cela on peut se dire l’analyse d’un film n’est pas nécessairement liée à l’auteur et que l’on peut se permettre justement de distinguer les deux.
Virgules musicales. Deux chansons : Entangled et Ripples tirées de l’album A trick of the trail du groupe Genesis.