L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo - L’imitation entre copie, identification et création

« L’instant philo »                                                                                          Emission du 6 octobre 2024 

                                 L’imitation entre copie, identification et création

I.                    Analyse générale

A.      L’imitation est trop souvent mal jugée

L’imitation n’est pas une capacité jugée habituellement très noble. Des imitateurs comme Laurent Gera ou Nicolas Canteloup peuvent, certes, être populaires mais ils n’occupent pas, comme humoristes, une place centrale dans nos sociétés. La figure du faussaire, cet escroc qui s’enrichit en faisant des plagiats d’œuvres célèbres a même contribué à la mauvaise réputation de l’imitation. D’autant qu’à moindre échelle, l’individu qui mime de façon appuyée le comportement, les opinions et les goûts d’un modèle qu’il idolâtre, est souvent moqué pour son manque de personnalité.

Toutefois, en rester à cette approche plutôt dépréciative de l’imitation semble intenable. Depuis Platon et Aristote, la mimésis – terme grec qui correspond à l’imitation - est un sujet de réflexion nourrissant multiples débats. D’abord en art, où la ressemblance et la grande exactitude dans l’imitation ont été des critères souvent discutés dans l’appréciation des œuvres. Mais aussi en pédagogie, en psychologie morale et dans notre conception même du réel. Examiner les multiples facettes de l’imitation et avoir une approche attentive à sa complexité semble donc nécessaire, tant il est vrai que cette capacité que nous avons d’imiter recoupe, des aptitudes et des attitudes très différentes.  

B.      Trois figures principales de la mimésis   

On peut dégager, en effet, trois figures principales de l’imitation. Imiter, c’est d’abord copier et par conséquent reproduire un modèle avec la perfection duquel on sait ne pas pouvoir rivaliser. L’imitation peut aussi se présenter comme une identification ou une simulation exacte d’une réalité. Dans cette optique, la mimésis désire sortir de son infériorité supposée par rapport au modèle initial et tâche même de l’égaler, voire d’occuper sa place – ce qui n’est pas sans poser problème. Enfin, imiter peut signifier produire une réalité nouvelle. La mimésis n’est plus une reproduction imparfaite, ni une identification problématique mais une production. C’est ainsi qu’Aristote met l’accent sur la mimésis dans la tragédie et l’ensemble des créations littéraires. L’imitation sort alors d’un rapport d’infériorité, d’égalité et même de comparaison avec sa source première d’inspiration. Elle devient le creuset dans lequel se crée du nouveau.  

II.                  L’imitation comme copie imparfaite

A.      Copie et original

Imiter, disions-nous, c’est d’abord copier de façon imparfaite une réalité. Un dicton rappelle qu’on préfère toujours l’original à la copie. Une duplication de fichier ou une photocopie d’un document, même à l’aide un système élaboré, suppose toujours, en effet, une perte de définition. Ce constat a beaucoup contribué à une dépréciation de l’imitation toujours par définition approximative. Ce constat permet aussi de rapprocher l’imitation de l’image – dont on fait souvent l’hypothèse qu’elles ont une étymologie commune visible dans leur préfixe. En effet, l’imitation/copie, comme c’est le cas pour l’image, a un rapport de ressemblance et de dissemblance avec ce qui est représenté. Pourquoi de dissemblance ? L’imitation reste différente de l’imité, sinon on ne pourrait pas les distinguer : ce serait la même chose ou encore un double. L’imitation comme l’image est donc toujours imparfaite par rapport au modèle. On peut considérer comme on le fait souvent que c’est une imperfection car toute réalité se trouve ainsi mal reproduite, voire déformée.  

B.      Qualité pédagogique et spirituelle de la copie imparfaite

A vrai dire, ce défaut peut se révéler souvent être une qualité. Platon, par exemple, estime que contempler et admirer les beautés terrestres, ces pâles et imparfaites copies de la beauté en soi, peut permettre d’élever son esprit jusqu’à l’idée du beau et suggérer aux humains les qualités éminentes de ce qui est invisible et purement spirituel. La copie imparfaite quand elle renvoie en filigrane au modèle parfait a une valeur pédagogique. C’est pourquoi Platon multiplie les analogies, les métaphores et les mythes dans son œuvre pour parler des réalités supérieures et spirituelles qu’on ne peut décrire qu’avec ce que notre aptitude à imiter nous fournit. Dans un autre registre, un ouvrage de piété L’imitation de Jésus Christ, attribué habituellement à Thomas A. Kempis, eut un grand succès à la toute fin du moyen-âge et à la renaissance en occident et illustre aussi cette idée d’une imitation toujours imparfaite qui permet d’élever spirituellement les hommes.

C.      La vérité de la caricature

Ce pouvoir révélateur de la copie imparfaite est présent aussi chez les peintres caricaturistes et les humoristes imitateurs. On est étonné du pouvoir que certains ont de mettre en lumière un trait physique et/ou psychologique de la personne imitée ou caricaturée qu’on ne voyait pas nécessairement. Le miroir tendu alors peut être parfois cruel quand elle souligne par exemple les tics de langage ou de comportement d’une célébrité qu’on reconnaît tout de suite. L’imperfection d’un portrait dont les traits sont volontairement grossis révèle ainsi parfois un aspect d’une personnalité dont une certaine vérité est par là même mise à nu.

D.      Un exemple musical

Il arrive qu’une imitation assez caricaturale puisse se transformer en un hommage plein d’humour. Dans un morceau intitulé « Lady of the road » - clin d’œil à Abbey road rendue célèbre par les Beatles, le groupe King Crimson a imité ainsi avec brio et finalement avec une ironie très respectueuse certaines compositions du fameux quatuor de Liverpool. King Crimson met en avant le lyrisme appuyé de la mélodie, du chant mais aussi des paroles de Paul Mac Cartney, il se moque gentiment de la batterie un peu lourde de Ringo Star et s’amuse à produire un solo de guitare volontairement un peu poussif. Mais le résultat est un morceau original et plein de clins d’œil bienveillants aux Beatles, ce groupe qui a eu une influence énorme sur toute la rock music. 

III.                Deux autres conceptions de la mimésis

 

A.      Imitation et source d’inspiration

L’exemple de cet hommage aux Beatles permet de comprendre que l’imitation peut conduire à une certaine identification – tant il est vrai qu’une certaine empathie et compréhension intime de ce qui est imité est souvent nécessaire pour pouvoir se glisser dans une manière d’être et de faire différente de la nôtre. Ce désir d’appropriation de la nature du modèle change le sens et la nature de l’imitation. Le morceau que nous venons d’écouter est une imitation assumée où il s’agit de créer quelque chose de nouveau en revendiquant avec humour l’influence des Beatles. Imiter consiste ici à se réapproprier quelque chose pour en faire œuvre personnelle. Cet aspect de la mimésis est aussi perceptible dans ce qu’on nomme le bio-mimétisme qui désigne l’ensemble des innovations techniques imitant des processus naturels. C’est ainsi que le radar découle de l’observation du mode de repérage et de déplacement des chauves-souris.  

B.      Imitation et formation

Cette figure de l’imitation est au cœur des apprentissages et de toute formation, que ce soit chez enfant, l’étudiant, l’adulte mais aussi chez l’artiste en herbe. En ce sens, l’imitation ne s’oppose donc pas à l’affirmation de soi. Au contraire : force est de constater que la construction de notre personnalité passe par diverses identifications qui sont autant d’étapes importantes de notre développement. Et on n’est pas influencé de façon passive par ce qui nous entoure comme c’est le cas de Zelig, ce personnage imaginé et interprété par Woody Allen, qui est un vrai caméléon, changeant d’aspect physique et de personnalité en fonction du milieu dans lequel il vit. En réalité, le plus souvent il y a une activité de sélection, même inconsciente, des modèles et des influences en fonction de ce que l’on est et ce que l’on désire. Imiter, consiste alors à mettre ses pas dans les pas des autres pour pouvoir tracer ensuite son propre chemin.  

Les peintres de la renaissance passaient ainsi un certain temps à copier les maîtres anciens pour se faire la main. Et les grands artistes savent rendre hommage aux maîtres qui les ont influencés. C’est le cas de Bach avec Jan Dismas Zelenka de Raphaël avec Bronzino ou encore du cinéaste Bruno Dumont avec Bresson et Tarkovski. Il est clair, dès lors, qu’un bon maître ne cherche pas à avoir un disciple docile mais à faire naître un nouveau maître qui peut-être un jour le dépassera ou en tout cas, produira ce que lui, son mentor, n’aurait jamais pu faire.

Quand la mimésis contribue à la construction de soi et à la créativité, comme nous venons de le voir, elle n’a plus grand-chose à voir avec ces opportunistes qui retournent leur veste, en imitant de façon servile le modèle qui leur semble profitable à un moment donné. Elle est alors une aptitude tout à fait essentielle et précieuse

C.      Imitation et désir d’identification

L’imitation peut aussi tendre à une identification presque fusionnelle avec le modèle. C’est à première vue paradoxal. Si les deux réalités deviennent semblables, loin d’avoir une copie de ce qui est imité, on obtient un double ou un clone. Ensuite, faire tomber la frontière entre le modèle réel et l’imitation peut conduire aussi à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule réalité donc plus rien à imiter. Dans cette perspective, le modèle est menacé, à tort ou à raison, d’être en quelque sorte éclipsé par l’imitation. Platon défendait la mimésis consciente d’être une copie imparfaite tendant aux hommes le miroir de réalités plus spirituelles mais il se méfiait d’une imitation qui voulait se faire passer pour le réel. Les trompes l’œil sont des simulacres qui montrent les limites d’une simulation du réel. Même si on peut peindre des raisins avec un réalisme saisissant, comme le fit le peintre Zeuxis[i], il est impossible de s’en nourrir.

Cette imitation/ identification quand elle se développe dans les relations interpersonnelles peut générer un désir mimétique potentiellement destructeur - à savoir l’« envie », cette fascination pour un autre qu’on veut imiter qui s’accompagne du désir impétueux de prendre sa place. Le désir mimétique rappelle René Girard est ambivalent : l’admiration éprouvée pour quelqu’un peut se transformer en un désir de s’approprier de façon éventuellement violente de ce qui constitue sa personnalité. S’identifier à une personne peut conduire à lui voler en quelque sorte son identité. Les exemples de rapports difficiles entre jumeaux sont mis en valeur par René Girard qui repère dans les mythes de toutes les civilisations, des conflits terribles causés par le désir mimétique. [ii]Etrangement, cette façon de s’identifier à l’autre a un versant très positif car c’est aussi la source de toute empathie qui permet d’éprouver compassion et compréhension face aux souffrances ou aux pensées des autres. L’imitation comme désir d’identification à l’autre est donc pour le meilleur comme pour le pire.  

Conclusion 

Nous n’avons évidemment pas la prétention d’être exhaustif au sujet de cette capacité humaine très riche qu’on nomme l’imitation. Au moins, espérons-nous avoir montré qu’il ne faut pas la sous-estimer, ni en juger trop rapidement tant il est vrai qu’elle offre des figures assez différentes et complexes mais toujours essentielles pour comprendre la nature humaine. Pour conclure, cette émission, je propose que nous écoutions une reprise par Franck Sinatra d’une chanson française bien connue qui permet d’illustrer, je crois, le pouvoir de renouvellement et de créativité de la mimésis :     

Virgules musicales

1. Cinematic widescreen : “The final look” dans l’album Crowander

2. King Crimson : “The lady of the road” dans l’album Island

3. Franck Sinatra : « My way », reprise de la chanson « Comme d’habitude »,  interprétée par Claude François.


[i] Pline l’ancien : Histoire naturelle.

[ii] David Cronemberg en a fait un film  Faux semblants.

 

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L'Instant Philo - Religion, superstition et spiritualité

Religion, superstition et spiritualité                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev

                                                

                                                           L’instant philo    

Religion, superstition et spiritualité                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ?

I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion

A. L’impasse de l’étymologie  

Le terme « religion » viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux.

 

 

B. La religion et le sacré   

Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En  brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général.                                         

II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?

A.     La formulation  

Peut-être qu’une définition descriptive de la religion a plus de chance d’être satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposée dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’années: « la religion – écrit-il -est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » 

     B. Commentaires

Surhumain mais pas surnaturel. Précision importante car un ordre surnaturel, souvent associé aux notions de divin ou de sacré est, par définition, inconnaissable. Sans compter qu’on est très embarrassé quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les règles du raisonnement en sciences formelles s’imposent à nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne déduisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systèmes de normes comme les règles du jeu dans le football ou les échecs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques découlent aussi de décisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvé les tout derniers siècles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laïcité peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                         

La spécificité de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain présenté dans un récit, tout un système de rituels, interdits, cultes spécifiques et critères éthiques qui valent pour l’ensemble des croyants.

C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.   

Une remarque du philosophe et économiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dégager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilité humaine est clairement identifiable à l’exemple d’un défilé militaire, des ordres qui sont productions collectives où l’enchevêtrement des actions d’une multiplicité de personnes différentes nous rend incapable de savoir qui en a décidé : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanés et involontaires que les collectivités humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent être rapportées à des personnes précises mais aussi la marche imprévisible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libéraux dont Hayek fait partie, le marché. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dépassent et que nous pouvons d’une certaine manière sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marché, censé apporter abondance et richesse à tous, un acte de foi dont découlent certaines politiques et normes à respecter par les instances internationales, les états et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censé aboutir nécessairement à plus d’égalité et en déduisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont également des religions.   

Présenter la religion comme « un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela éclaire même certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontané et collectif et ordre surhumain.

  III. Religion et spiritualité                                                                                           

A.     La religion : un marché ou une aventure spirituelle ?

Cette définition générale n’empêche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relèvent, pour Harari, d’une sorte de marché ou de contrat passé entre le croyant et l’institution à laquelle il adhère : « obéissez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent être placées du côté d’une aventure spirituelle où l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il écrit ainsi : « Nombre de systèmes religieux ont été défiés non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quête de vérité ». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la révolte protestante contre l’autorité de l’Église catholique » qui « a été déclenchée par un moine pieux et ascétique, Martin Luther. Ce dernier réclamait des réponses aux questions existentielles de la vie et refusait de s’en tenir aux rites, rituels et marchés qu’offrait l’Église. [vi]» On se souvient à cet égard que Luther était scandalisé par la vente d’indulgences par L’Eglise qui étaient censées permettre aux riches d’écourter leur séjour au purgatoire et d’accéder plus vite au paradis.

B.     Religion statique et religion dynamique         

Alors, retrouve-t-on les tensions signalées au début, qui conduisait pour définir la religion à lui faire une place spécifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualité ? Pas vraiment car Harari estime avec l’exemple de Luther que la spiritualité peut revitaliser de l’intérieur une religion trop centrée sur des visées utilitaires. L’inspiration d’une thèse d’Henri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pôles. Un pôle statique, soucieux de la satisfaction des intérêts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pôle dynamique et créatif qui renvoie à des interrogations fondamentales et à une quête spirituelle que Bergson associe au mysticisme.

C.     Deux tendances coexistent dans le fait religieux.

La religion semble donc être une réalité dans laquelle deux tendances bien différentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualité et en défendant, on s’en souvient, la possibilité d’une haute moralité des incroyants, Harari arrive à contourner, grâce à une position qu’on pourrait qualifier sans doute de laïque, un des obstacles que l’on rencontre souvent quand on cherche à définir la religion, à savoir qu’il faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à la religion. Il ne s’agit pas de la louer, ni de la condamner – du moins tant qu’elle ne cherche pas à imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutôt tâcher de comprendre cette réalité humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle.

Virgules musicales tirées de la chanson de Murray Head : « Say it ain’t so, Joe »   


[i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426)

[ii] La violence et le sacré, 1972.

[iii] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, chap. 12, La loi de la religion. 2011

[iv] 21 leçons pour le XXIe siècle, 2018

[v] Droit, législation et liberté. T.I. Règles et ordre, 1973

[vi] Idem

[vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932

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L'Instant Philo - De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? 

Illustration : un dessin de Jérome Sirou que nous remercions chaleureusement. 

« L’instant philo »                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024

                              De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

Une étude publiée en 2021, par The lancet, une revue médicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 à 25 ans issus de dix pays bien différents se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. En France, la même année le baromètre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques témoignent d’une vraie inquiétude chez nos contemporains face à la question écologique. Le terme «’éco-anxiété » est présenté justement comme ce qui permet de désigner cet ensemble tout à fait inédit de sentiments et d’affects liés aux inquiétudes engendrées par la prise de conscience des graves menaces qui pèsent dorénavant sur notre planète. Ce néologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety » qui a été recensé dès 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « éco-anxiété » ne devient vraiment très présente dans les médias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dès lors un vrai succès.

Cette désignation soulève toutefois bien des interrogations. Se préoccuper des fortes perturbations qui affectent notre planète ne signifie pas automatiquement être éco-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiété ? D’autres affects, vecteurs de réactions comportementales plus constructives, peuvent être présents dans la conscience de la situation actuelle, à l’instar de l’indignation ou du désir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, à une appellation qui tend finalement à réduire la question de l’urgence écologique à la psychologie, voire à un problème de santé mentale ? Parler d’éco-anxiété, ne serait-ce pas ainsi chercher à dépolitiser la question écologique en détournant l’attention des responsabilités qu’on peut établir dans la production de ces désastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultés? Ou bien s’agit-il là d’une expression certes maladroite, qui tâche de rendre compte d’une importante épreuve existentielle qui serait le passage obligé pour devenir lucide face aux défis inédits et impressionnants de notre époque ? L’éco-anxiété ne serait-elle pas alors une étape à franchir pour pouvoir ensuite inventer des réponses politiques adaptées à la crise mondiale à laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle à contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiété

 

A.    Trois facteurs à prendre en considération pour analyser l’éco-anxiété

Le mot composé « éco-anxiété » met en avant d’abord un état affectif et subjectif – l’anxiété - qui relève de l’analyse des émotions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a défini l’éco-anxiété comme “la peur chronique d'un désastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiété présente également un versant externe, objectif et très concret avec son préfixe « éco » - du grec oikos désignant la maison ou le foyer -  l’anxiété vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacée par le changement climatique, les effets mortifères de la  pollution sur les écosystèmes et la disparition de nombre d’espèces animales et végétales. Au début du siècle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventé un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie désigne la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une réalité qui nous est chère, la solastalgie désigne la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaître peu à peu sans pourtant l’avoir quitté. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oïkos », notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractère protecteur qu’on lui confère habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’où quand on généralise cette expérience, l’idée effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espèce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe évidemment les décisions et activités qui l’ont engendré et qui, malheureusement, continuent à sévir. La responsabilité humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle très inquiétante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder à l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiété est le nom.

B.    L’anxiété n’est pas la seule réaction affective face aux défis écologiques

 

1)    Pourquoi l’anxiété ?  L’inventaire des émotions liées au climat.

En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut être étonné que la perception des défis écologiques soit surtout associé dans les médias mainstream à l’anxiété – c’est-à-dire à un sentiment négatif qui, soulignons-le, relève très souvent d’un traitement psychothérapique. Pourtant l’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de même sain et normal face aux catastrophes déjà en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiété ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil élaboré pour étudier et objectiver les émotions liées au réchauffement climatique : l’inventaire des émotions liées au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-évaluation qui comprend pour les émotions à recenser les entrées suivantes : la colère, le dédain ou mépris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilité, l’isolement, l’anxiété et le chagrin. [iii]

2)    Commentaires

On remarque que la palette des réactions émotionnelles au changement climatique proposée ici est riche. La notion d’éco-anxiété parait, par contraste, réductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les émotions listées dans cet inventaire. Dédain ou mépris sont des modalités du déni qu’un changement climatique global dû aux activités humaines peut engendrer à cause de son aspect totalement inédit et stupéfiant. L’enthousiasme quant à lui montre que l’ampleur du phénomène et de ses conséquences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bénéficier d’un climat plus chaud tout au long de l’année. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi éprouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent être évidemment accablés par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaître, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil à faire d’un paradis perdu peut nous étreindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiété et l’angoisse – deux termes à la même étymologie -peuvent commencer aussi à nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilités à établir et des causes à dégager dans cet état de fait très dégradé. D’où la culpabilité au sujet du consumérisme tous azimuts qui a été le fait de toute une génération à laquelle on appartient parfois. Dans ces réactions d’indignation, on trouve aussi colère face aux divers responsables du désastre et d’une coupable inaction climatique.

II.           La révolte et la colère  

 

A.    Eco-anxiété ou éco-terrorisme ?

Pourquoi, en effet, la colère, la révolte ou le désir de réagir ne sont pas davantage mis en avant dans les médias ? S’agirait-il de détourner l’attention de sentiments qui poussent à l’action et à l’activité plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles à une subjectivité plus passive, plus isolée et pitoyablement souffreteuse ? Les états d’âme des écologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un côté une lamentation désolée qui peut se dérouler en boucle qu’on peut être amené à placer du côté de la psychiatrie –l’éco-anxiété - et de l’autre, une colère irrationnelle que d’aucuns désignent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la présence d’un vocabulaire volontairement dénigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ « écologie punitive » comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde à cause de la pollution et les réfugiés climatiques qui finissent tragiquement noyés dans la méditerranée montrent qu’Il est même mortifère et violent.

B.    Etre éco-furieux selon Frédéric Lordon

C’est pourquoi Frédéric Lordon refuse de se dire éco-anxieux et revendique le statut d’éco-furieux ![iv] Car l’éco-anxiété propose une présentation psychologisante dans les médias de la prise de conscience écologique. Pour Frédéric Lordon, c’est là une stratégie néo-libérale de dépolitisation de la question qu’on déconnecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilégier les états d’âme des individus. Etre éco-furieux consiste dès lors à envisager les défis écologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se révolter contre une situation qu’il est possible de faire évoluer de façon écoresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problèmes, dans des dispositifs alternatifs à une manière de vivre et d’administrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rébellion illustre assez bien l’attitude des éco-furieux dont Lordon fait l’éloge.  Une chose est claire : ce n’est pas l’anxiété qu’il faut soigner mais les problèmes écologiques qu’il faut attaquer, en dénonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent être de vrais remèdes à la situation. On peut comprendre ainsi la colère à l’encontre de ces décideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont pollué sans vergogne, extrait des ressources en dégradant gravement l’environnement et qui ne s’arrêtent toujours d’ailleurs pas de le faire.

III.          L’éco-anxiété : une étape nécessaire pour une prise de conscience écologique ?

 

A.    Un sens large du mot « éco-anxiété.

Ces critiques sont importantes mais elles n’épuisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre l’analyse de cette notion d’éco-anxiété. N’est-elle pas, en effet, le nom finalement d’une réalité au spectre plus large que ce qu’elle annonce – à savoir un affect complexe et perturbateur qui mélange notamment de l’anxiété mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colère. Définie ainsi on comprend qu’elle soit devenue un état d’esprit qui se propage à toute l’humanité confrontée aux mêmes difficultés. Ce n’est plus tant un  problème psychologique individuel qu’une réalité sociale et même mondiale. C’est pourquoi qu’elle peut présenter l’intérêt de réveiller les subjectivités qui sont dans la désinvolture consumériste et hédoniste. Le rappeur Orelsan décrit très bien cet effet de l’éco-anxiété prise dans un sens plus large.

L’expression d’éco-anxiété montre aussi que face aux graves problèmes écologiques, le climato-scepticisme décomplexé devient impossible.Car elle est le signe d’une compréhension, même faussée et imparfaite, d’une réalité qu’on ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier à Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la température ressentie est montée à 62, 3 degré : difficile ensuite d’affirmer sérieusement qu’il n’y a pas de dérèglement climatique … 

B.    Aspect mobilisateur de la peur ?

Certains théoriciens de l’écologie[v] estiment que l’anxiété et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problèmes écologiques.  Peut-être. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, l’éco-anxiété peut faire obstacle à un comportement adapté aux défis auxquels nous sommes confrontés, en conduisant au déni ou à la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante qu’elle peut conduire à la dépression[vi]. Une partie non négligeable des personnes qui ont été interrogées sur leur réaction émotionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activité professionnelle tellement elles se sentent mal. 

Conclusion

Si l’aspect mobilisateur de l’éco-anxiété n’est pas évident, il semble qu’elle constitue toutefois très souvent une étape nécessaire, aussi éprouvante soit-elle, pour arriver à une prise de conscience des problèmes aussi inédits que graves que nous avons à affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face à un défi inédit et périlleux, c’est ce à quoi nous a conduit l’analyse de l’éco-anxiété. C’est une tâche tout à fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition d’esprit peut être propice à une action écologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde.

Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire »,  Assassins § Rockin Squat officiel : « L’écologie : Sauvons la terre », Orelsan : « Baise le monde »


[i] Voir le numéro spécial de Socialter : Etes-vous éco-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la négativité ». 

[ii] Idem.

[iii] Ibidem

[iv] https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY&t=1s

[v] Par exemple Hans Jonas qui parle de l’heuristique de la peur dans Le principe-responsabilité : une éthique pour une civilisation technologique.

[vi] Corine Pelluchon : L’espérance, ou la traversée de l’impossible, 2023. 

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L'Instant Philo - Violence et Histoire

L’instant Philo                    Violence et histoire                 Emission du dimanche 28 janvier 2024 

Illustration : photo de Robert Capa

Introduction 

 Quand on ouvre un manuel d’histoire, on est souvent frappé par l’omniprésence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs décrivent des guerres : guerres médiques pour Hérodote[i] et guerre du Péloponnèse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace d’un usage d’armes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups d’état,  révolutions, révoltes, jacqueries et manifestations souvent réprimées dans le sang semblent scander toutes les époques. Comme Macbeth dans la pièce éponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon désabusée, que l’histoire est « un récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou n’ayant aucun sens ». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-âge à nos jours souligne qu’en Occident, il y a 100 fois moins de meurtres qu’il y a sept siècles. Et la possibilité qu’une guerre éclate entre pays européens occidentaux – Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. – est devenue nulle depuis plus d’une cinquantaine d’années. Cet adoucissement des mœurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient négligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles – principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une société pacifiée, elles attirent plus l’attention. C’est une bonne chose pour qu’on puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociétés grandement pacifiées, une puissance de résonnance médiatique peut-être disproportionnée. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors d’Europe (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Nigéria)  frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sécurité alors qu’au regard par exemple des 3,5 millions de décès liés à une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus à la pollution de l’air, cela semble objectivement moins inquiétants. Ce type de comptabilité macabre auquel il est difficile d’échapper ne cherche évidemment pas à minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractère objectif des risques encourus.[iii]

Notre rapport à la violence est donc loin d’être simple. Je n’ai pas la prétention d’en faire une analyse exhaustive et précise. Il y aurait fort à faire en ces temps où confusion managériale et politique, mondialisation néo-libérale et « hystérisation »  parfois ahurissante des débats médiatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est d’arriver à prendre un peu  de recul et proposer quelques pistes : comment penser en général le rapport entre l’histoire humaine et cette violence qui finit d’ailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphère ?  

I.             Définition de la violence entre humains

La violence est d’abord pensée comme une relation entre humains. Elle désigne tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe à sa volonté en recourant à la force. Pour André Comte-Sponville, la Violence est « L’usage immodéré de la force. Elle est parfois nécessaire – la modération n’est pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur – qu’on ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. »[iv]

Si la violence n’est jamais bonne, il faut sûrement s’efforcer de la limiter. Instruit par l’exemple et les réflexions du Mahatma Gandhi sur l’efficacité possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tâcher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence »[v] est un programme qui paraît souhaitable. Il n’est pas toujours possible de le mener à bien – notamment quand il faut se défendre. Il serait naïf de croire qu’on peut toujours pratiquer La douceur avec bénéfice. Gandhi, lui-même considérait que la non-violence ne convient pas à toutes les situations. S’il a pris cette option pour libérer l’Inde du colon britannique, c’est qu’il estimait ça pouvait marcher. Les mœurs et la religiosité des indiens, la montée en puissance des médias et la sensibilité du Royaume Uni à son image internationale, sont des paramètres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratégie politique qui fut couronnée de succès. Si ces conditions n’avaient pas été réunies, il aurait utilisé l’usage de la force. D’ailleurs, l’Etat indien qu’il a institué, revendiquait classiquement le monopole de la violence légitime avec armée, forces de maintien de l’ordre et système pénal.  La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui n’est jamais une bonne chose dans l’absolu, est dans bien des cas  légitime.

II.           Violence et situation.

Impossible dès lors de réduire la violence à une simple relation entre humains dont l’un serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et l’autre, simple victime. Le premier inconvénient d’une perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte  la force des choses. La violence, sans l’excuser totalement, doit le plus souvent être située dans un contexte particulier.  

Prenons l’exemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « l’usage de la force armée pour contraindre son adversaire à se soumettre à sa volonté ». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilité des politiques qui déclarent les hostilités clairement établie. La paix semble évidemment toujours préférable, même si elle n’est pas toujours possible. Parmi les trois calamités qui menacent l’humanité - la famine,  les épidémies et la guerre  - cette dernière a la particularité d’être toujours initiée par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause déclenchante de la guerre qui relève d’une décision humaine, autre chose les causes – économique, géopolitiques ou autres - qui ont conduit à la déclaration de guerre. On sait qu’il y a des situations plus propices aux guerres que d’autres. Et les guerres défensives illustrent parfaitement  qu’on puisse utiliser la violence, non par mauvaise volonté mais parce qu’on est entraîné par la force des choses

En droit, on considère aussi qu’il existe dans la légitime défense, des circonstances qui conduisent à acquitter quelqu’un qui, pourtant, a parfois tué. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, l’origine des premiers actes meurtriers sont toujours placés dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation d’égalité stricte dans l’état de nature nourrit, selon lui, rivalité, orgueil, méfiance mutuelle et croyance que la solution finalement est d’éliminer l’adversaire avant qu’il ne cherche à vous éliminer. Rousseau pense lui que c’est avec le développement des sociétés boostées par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie que les choses s’enveniment. Au début, l’espèce humaine n’est pas particulièrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont d’abord assez solitaires et leur égoïsme naturel est freiné par un sentiment de pitié. Ensuite, les premières sociétés fondées par le besoin sont surtout des lieux d’épanouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de Genève, une grande richesse mal répartie, une possession mal assurée et un amour-propre nourri d’une comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela  s’est mis progressivement en place dans l’histoire et a abouti à une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisième stade de l’état de nature[viii].

III.          Violence et politique

 

1)   Responsabilité personnelle et abandon de la justice sociale.

En rester à une définition de la violence définie comme un face à face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultés collectives qui peuvent conduire à la pauvreté, à la famine[ix], à des problèmes de prise en charge des problèmes de santé, notamment lors d’épidémies – voire à la guerre. Dans la fiction d’un individualisme moral radical pour lequel la responsabilité personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous êtes en difficulté, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amené dans vos choix de vie à cette situation. La violence et la misère de la situation humaine est ainsi associée à l’histoire personnelle. Tout le reste qui nous détermine et nous définit est négligé. Or nous sommes les héritiers d’une longue histoire à la fois familiale et collective, les citoyens d’un état qui a sa coloration politique et une espèce animale placée sur terre et soumise aux lois et conditions qui président à la vie sur notre planète. Nous ne sommes pas des particules élémentaires mais des êtres inscrits dans une collectivité et une histoire. Cette théorie du « one self made man » propose un constructivisme individualiste qui est un déni violent de toute détermination sociologique, historique, biologique ou physique et un refus de toute nécessité d’une politique pragmatique inspirée par le souci de justice. Les conséquences sont lourdes : il y a 10 ans de différence d’espérance de vie en moins en moyenne  pour un citoyen des USA par rapport à un citoyen français : la libre circulation des armes, une industrie agro-alimentaire peu soucieuse de la santé des consommateurs et surtout l’absence d’un système de sécurité sociale vraiment performant expliquent en une très grande partie cette différence. La situation dans laquelle on est en échec et en souffrance n’est donc pas simplement liée à la force des choses – même si le hasard peut nous placer sous l’épée de Damoclès d’une maladie génétiquement transmise - ni à notre seule responsabilité, même si notre comportement détermine en partie ce que nous sommes devenus, c’est parfois une conséquence de politique publique défaillante ou peu soucieuse de l’intérêt commun.

2)   les trois violences selon Don Helder Camara 

Don Helder Camara, cet évêque brésilien décédé en 1999 et connu pour sa lutte contre la pauvreté estimait qu’"il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence insttutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et  les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d'hommes dnas ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire qui naît de la volonté d'abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d'étouffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la première qui la fait naître, et la troisième qui la tue. " I

Une certaine influence du marxisme est bien présente pour qui la lutte des classes et les rapports de force permettent de mieux saisir l’histoire humaine chez ce dignitaire catholique. Don Helder Camara distingue comme Marx plusieurs sortes de violences politiques. Il y a la violence de la classe dominante avec l’injustice institutionnelle et la répression de tout ce qui menace l’ordre. Il y a la violence révolutionnaire du peuple subissant l’injustice – comme on a pu le voir lors de la révolution française contre les représentants d’un ancien régime hérité en partie du moyen-âge. Selon Marx : « la violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une autre dans ses flancs » [x]  Toutefois, Marx voit dans cette violence de la révolution française un moyen pour « accélérer et forcer le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste et abréger les phases de transition.» [xi], autrement dit, pour mettre en harmonie système politique et puissance économique de la bourgeoisie. Le régime communiste – modèle idéal pour Marx, ne sera possible qu’avec une autre révolution qui fera éclater les contradictions entre rapports de production et forces de production et mettra un terme à l’exploitation. Don Helder Camara avait affaire à un système capitaliste brésilien avec ses cruelles particularités et il soutenait pragmatiquement toute révolte permettant de faire reculer la pauvreté, sans aller jusqu’à soutenir une révolution communiste. Dans ce cas, la violence contestataire, loin d’être destructrice ou « terroriste » est ce qui permet d’établir – du moins en théorie – un ordre plus juste, en tout cas, de combattre un ordre injuste.                                                                         

Conclusion

Après ces quelques pistes qui viennent d’être modestement indiquées, une remarque de Machiavel va nous permettre de conclure. Machiavel[xii] estime que tout politique doit savoir user de la violence et de la ruse qui sont les deux moyens de conserver le pouvoir et d’obtenir du citoyen une attitude qu’il n’adopterait pas spontanément de bon cœur. Tout politique doit être lion et renard. La ruse ultime est de dénoncer chez l’autre la violence qu’on utilise soi-même : il y a ainsi dans l’histoire bien des lions qui se font renard afin de dénoncer hypocritement la violence des autres lions. La vraie question est de se demander quel régime politique juste nous permettra de vivre en paix entre humains et en harmonie avec les autres vivants sur terre, sachant que ceux qui seront au pouvoir devront être nécessairement à la fois lion et renard. Toutefois, la situation a changé d’une façon que Machiavel ne pouvait pas imaginer, le lion est arrivé à un moment de son histoire où il peut certes faire violence aux loups qui le menacent mais il peut aussi se détruire lui-même et l’ensemble de ses congénères du fait de la puissance de destruction massive dont sa mâchoire et ses griffes sont maintenant pourvues.

Virgules musicales : Les morceaux « Chop Suey », « Aerials » et « B.Y.O.B. » du groupe System of a down


[i] Hérodote, Histoires

[ii] Shakespeare, Macbeth, acte 5, scène 5. « It’s a tale told by an idiot full of sound and fury, signifying nothing.”

[iii] Yuval Noah Harari : 21 leçons pour le XXIe siècle, chap. 10, Albin Michel, 2018

[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article « Violence ».

[v] Simone Weil : La pesanteur et la grâce, chap. intitulé : « La violence ».

[vi] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1832.

[vii] Thomas Hobbes : Le léviathan, Chap. 13

[viii] Jean-Jacques Rousseau : Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

[ix] Voir l’ouvrage autobiographique de Georges Orwell: Dans la dèche à Paris et à Londres où il décrit  une extrême misère qui a causé la mort – notamment de faim - de nombreuses personnes.  

[x] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

[xi] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

[xii] Machiavel : Le Prince, chap. XVIII

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L'Instant Philo - Responsabilité personnelle et liberté

Responsabilité personnelle et liberté

Illustration : Le jugement de Salomon par Nicolas Poussin 

Responsabilité personnelle et liberté  

La responsabilité tient une place importante dans nos appréciations morales. Elle est présente sous forme d’injonction : « Prenez vos responsabilités ! ». Et on considère que l’on est quelqu’un de bien quand on a un comportement responsable. A l’inverse, reprocher à quelqu’un d’être complètement irresponsable est une façon de lui signifier qu’il est au comble de l’immoralité.

La responsabilité semble même avoir détrôné les catégoriques morales qui étaient traditionnellement dominantes. Vertu et de vice sont des désignations qui paraissent désuètes. Méchanceté et bonté semblent trop naïves. Ainsi préfère-t-on parler de personnes responsables plutôt que d’individus vertueux et des irresponsables plutôt que des méchants : cela sonne mieux aux oreilles de nos contemporains. A tort ou à raison, la responsabilité semble ainsi dorénavant désigner l’attitude morale par excellence.

        Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas. Est-ce un simple effet de mode ? L’explication semble un peu courte. N’est-ce pas plutôt un changement positif de la modernité qui met l’accent sur la liberté individuelle et la responsabilité personnelle qui est censée lui donner un cadre ? Mais la responsabilité n’est-elle pas aussi source de stress et de passions tristes qui piègent moralement l’individu plus qu’elle ne lui permet de s’épanouir ? En somme, que penser de cette catégorie qui a fini par s’imposer au quotidien dans notre discours moral ?  

I.                    La responsabilité : analyse générale.

 

A.      Eléments de définition.

1)      Etymologie

Au sens étymologie la responsabilité renvoie au verbe « respondere » : répondre en latin. Mais il ne s’agit pas tant de répondre à une question que de ses agissements.

2)      La responsabilité juridique

Dans le domaine du droit, la responsabilité est, en effet, l’obligation de répondre de ses actions et de son comportement devant la justice et d’en assumer les conséquences civiles, administratives, pénales et disciplinaires. Le responsable au civil doit réparer les dommages. Au pénal, celui qui est tenu responsable et donc reconnu coupable, doit être puni pour les délits et les crimes qui lui sont imputés par un tribunal. En somme, la responsabilité juridique est évoquée quand il s’est passé quelque chose de fâcheux : dommages matériels, délits ou crimes. Quand tout va bien, on ne cherche pas habituellement des responsables. La responsabilité en droit pénal est dès lors l’étape qui précède culpabilité et condamnation. En droit civil, celle qui conduit à être tenu de verser des indemnités. La responsabilité juridique fait peser au-dessus de nos têtes l’épée de Damoclès des indemnités ou du châtiment.   

3)      Responsabilité morale

L’idée d’un événement mauvais à prendre en compte est présente dans la transportation de la catégorie juridique dans le domaine de la société civile et de la morale privée : la promotion de  la responsabilité au dix-neuvième siècle, souligne François Ewald,[i] va avec tout le développement dans l’idéologie libérale, des assurances dont les taux reposent sur le calcul des risques possibles. Être responsable, en ce sens, c’est pouvoir répondre de ce qui peut ne pas aller dans ses actions et ses conséquences prévisibles et ainsi garantir une bonne gestion de ses comportements pour que rien de fâcheux n’arrive.

Reste qu’en droit comme en morale, on ne peut décemment faire valoir la responsabilité d’une personne qui a agi sans avoir conscience de ce qu’elle faisait. Une expertise psychiatrique peut ainsi conduire à déresponsabiliser l’auteur d’un délit ou d’un crime. Un enfant qui n’a pas la même conscience de ce qu’il fait qu’un adulte, doit voir aussi sa responsabilité atténuée – voire dans certains cas annulée : la responsabilité de ses tuteurs pouvant, au demeurant, être invoquée. Quand bien même la tentation serait présente, face à la gravité des faits de trouver un responsable sur lequel évacuer la colère, la justice n’est pas un simple exutoire : la défense des intérêts des victimes ne justifie pas qu’on juge coupables des personnes alors même qu’elles ne peuvent pas être tenues responsables de leurs agissements. Une personne est tenue moralement responsable de ses actes et de ces conséquences prévisibles quand elle a la capacité d’être pleinement consciente de ce qu’elle fait. 

B.      La responsabilité : un concept–flic ?

 

1)      Premier usage du terme « responsable »

Le dictionnaire historique de la langue française[ii] rappelle que « le responsable est initialement un terme de féodalité désignant l’homme ayant la charge à vie de payer à un seigneur la rente d’un fiel ecclésiastique ». Dès l’origine, la responsabilité se définit comme la nécessité de répondre de la bonne gestion d’un bien. La rente versée est une sorte de loyer qui montre que le responsable est un débiteur : quelqu’un qui doit quelque chose à un seigneur mais qui n’est jamais un propriétaire autonome. Etre responsable, ainsi compris, contraint à s’occuper activement de son fief pour pouvoir s’acquitter de ses obligations financières et cela réduit la liberté d’action. 

2)      La responsabilité personnelle est-elle liberticide ?

On comprend mieux pourquoi la philosophe Gilles Deleuze affirmait que la responsabilité est un « concept-flic » ! Il arrive assurément que la responsabilité personnelle prenne une figure pléthorique dans une logique de désengagement de diverses institutions qui font peser sur les individus le poids de ce qui relevait de l’Etat, d’un service public ou d’une entreprise. C’est ainsi qu’on demande de plus en plus à des clients, des travailleurs et à des citoyens de prendre en charge des opérations ou certains frais pour pouvoir accéder à un service ou même à un emploi. La responsabilisation devient alors un moyen de se défausser sur les autres de sa propre responsabilité. Dans certaines formes néo-libérales de management, la responsabilité prend ainsi une figure redoutable et constitue un des facteurs psychologiquement efficaces pour contrôler et exploiter un ensemble de personnes. Dans ces conditions, la responsabilité personnelle qui permettait initialement le développement autonome des libertés individuelles en leur donnant un cadre, devient un instrument de manipulation, un dispositif aliénant et liberticide.

II.                  Les aspects moralement positifs de la responsabilité.

 

A.      Limites de la critique de Deleuze ?

Gilles Deleuze se méfie des morales du devoir et préfère une éthique du bonheur qui vise l’épanouissement de la puissance d’exister de tout à chacun. C’est pourquoi il est très perspicace pour détecter les aspects les plus détestables d’une responsabilité s’inscrivant clairement du côté des morales de l’obligation. Néanmoins, il semble difficile d’en rester à une vision simplement négative de la  responsabilité tant il est vrai que notre vie morale n’est pas faite que de recherche du bonheur mais est constituée, qu’on le veuille ou non, aussi d’un certain nombre d’obligations et de responsabilités qu’il faut assumer.

B.      Les diverses responsabilités

1)      Responsabilité politique

Il serait erroné de rejeter toute valeur éthique à la notion de responsabilité. D’abord parce que la responsabilité personnelle est garante d’une certaine autonomie des individus : elle fournit, par l’autocontrôle de soi qu’elle implique, un cadre pour le développement d’une liberté individuelle qui ne se confond pas avec une licence nuisible aux autres et à la vie en société. Un penseur anarchiste comme Joseph Proudhon l’a bien compris en allant jusqu’à l’assimiler à la sociabilité naturelle qui dispenserait idéalement d’avoir recours, selon lui, à des autorités et contraintes extérieures à l’individu. Ensuite, on constate que la responsabilité prend diverses formes. Et la responsabilité personnelle ne devient une sorte de prison que lorsque les institutions se défaussent de leur propre responsabilité et se déchargent des frais et des charges sur les citoyens ou les clients. Ainsi dans beaucoup de pays où le néo-libéralisme impose sa doctrine, ce sont les parents qui doivent prendre en charge une grosse partie des frais d’éducation et d’instruction alors que l’intérêt bien compris d’un pays serait assurément que l’état propose une école publique et gratuite de qualité. La notion de responsabilité renvoie donc aussi aux devoirs du politique à l’égard des citoyens et des entreprises à l’égard de leurs clients. C’est le manquement, souvent volontaire, à certaines responsabilités qui fait que la responsabilité personnelle devient parfois un poids excessif qui étouffe les individus.

2)      Le principe-responsabilité selon Hans Jonas

La philosophe Hans Jonas[iii] souligne que l’objet de la responsabilité est tout ce qui est vulnérable - tout ce à quoi il peut arriver quelque chose de néfaste, si on ne s’en occupe pas. De fait, nous nous sentons bien moins responsables de ce qui est fort et suffisamment autonome pour vivre sa vie que des enfants, des personnes âgées et de tout individu fragile. Hans Jonas remarque aussi que ce que nous nommions pendant longtemps la mère nature, cette figure tutélaire et protectrice que nous pensions assez puissante pour supporter tout ce que nous pouvions lui faire subir, a profondément changé. Son équilibre qu’on croyait intangible est gravement perturbé par nos techniques d’extraction, d’exploitation et de transformation. Fragilisée, elle est déréglée et se fait dorénavant menaçante. C’est pourquoi Jonas met l’accent sur la responsabilité que nous avons à l’égard de la nature mais aussi des générations futures dont les conditions d’existence sont fragilisées et menacées.

3)      Gravité de certaines irresponsabilités

Les appels à une plus grande responsabilité politique, entrepreneuriale et écologique montre que lorsque des risques existent pour les citoyens, les employés et les vivants sur terre, la notion de responsabilité est indispensable et plus vaste que celle des simples citoyens. Plus grande est le champ d’action, plus grande est la responsabilité. Plus grave l’irresponsabilité. Se défausser pour un politique de la responsabilité qui lui incombe est ainsi assurément une faute grave et lourde de conséquences pour les citoyens et pour les générations futures.  

C.      Responsabilité et conscience des conséquences.

Parler des générations futures montre que la responsabilité se définit aussi par la prise en considération des conséquences de nos agissements. Selon Max Weber[iv] l’éthique de la responsabilité se définit à l’aide de cette formule : «  nous devons répondre des conséquences de nos actes » par opposition à l’éthique de la conviction où faire son devoir suffit sans qu’on ait à s’embarrasser des conséquences de nos actes. La responsabilité est ainsi une morale très exigeante car elle inclut aussi les effets de nos actions dans nos devoirs.  Cela complexifie la réflexion morale mais cela semble indispensable. L’irresponsable est en effet souvent celui qui ne veut pas se projeter dans l’avenir, même s’il a la capacité de le faire. Après moi, le déluge ! Il est prêt même à faire croire que les dangers liés à l’usage économique actuel de notre puissance technique ou à nos atermoiements face au changement climatique n’existent pas du tout - à la manière des climato-sceptiques. La responsabilité est bien une catégorie éthique indispensable pour parer aux grands défis de notre civilisation technologique. [v]

Conclusion. 

Idéalement, la responsabilité est donc ce qui permet de donner le cadre pour garantir que ce qui est entrepris par un individu, par une société privée mais aussi par un Etat, ne soit pas nuisible mais, au contraire, soit respectueux des autres et de la justice. Dès qu’il y a responsabilité, trois questions se posent auxquelles il faut pouvoir répondre en même temps : qui est responsable ? De quoi est-il responsable ? Et devant qui ? Lorsqu’il est impossible de répondre précisément à une seule, voire à aucune de ces questions, il y a péril en la demeure. La catégorie morale de responsabilité est donc bien du côté du contrôle mais c’est qu’elle est là pour prévenir les dérives des actions humaines. Croit-on vraiment qu’une liberté sans limite serait si profitable ? Toute la question toutefois est d’éviter que le cadre qui permet un développement équilibré de la liberté individuelle ne se transforme en un dispositif pervers et liberticide au service d’individus prompts aux profits, aussi dénués de scrupules qu’irresponsables.

 

Virgules musicales 

1)      Jacques Dutronc : Le responsable (1970)

2 et 3)  Bullets du groupe Archive dans l’album Controlling crowds (2009)


[i] L’état-Providence.

[ii] Sous la direction d’Alain Rey

[iii] Le principe –responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique.

[iv] Le savant et le politique.

[v] Idem