L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'instant Philo - La magie et la technique

L'instant philo : émission du 28 09 2025

La magie et la technique  

        A.   Magie et technique : un rapport paradoxal ?

       1.  Première acception du terme « magie » : l’activité de l’illusionniste.

Rapprocher la magie de la technique peut paraître à première vue paradoxal, voire incongru. La technique, un des piliers du progrès humain, peut-elle être en effet sérieusement comparée avec cette magie que l’on trouve dans des spectacles de cirques ou de music-hall ? Certes, derrière les numéros d’illusionnistes comme Houdini ou de médiums hypnotiseurs comme Messmer, il y a  quelques « trucs », c’est-à-dire des techniques subtiles qui sont faites pour nous tromper et nous émerveiller. Le film de Christopher Nolan Le prestige décrit bien la manière dont les tours de magie sont techniquement élaborés. Mais cela suffit-il pour mettre dans le même sac magie et technique ? Evidemment non.

2.       2. Seconde acception : la fiction.

La magie ne renvoie pas qu’à l’art des illusionnistes, elle est aussi très appréciée actuellement dans les œuvres fantastiques. Une autre objection, dès lors, peut être formulée contre ce parallèle que nous désirons établir : n’est-il pas franchement ridicule, en effet, de supposer une proximité de nature entre, d’une part, des productions techniques qui ont très concrètement changé l’histoire des hommes et, d’autre part, les création de notre imagination qui nous entretiennent d’anneaux magiques ou des aventures d’Harry Potter ? 

        3.  Signification anthropologique de la magie

Pourtant, subsiste en nous une étrange fascination pour les pratiques magiques. C’est que la magie a été pendant très longtemps – et c’est loin d’être fini - toute autre chose qu’un simple numéro de cirque ou qu’un ingrédient très vendeur pour la littérature fantastique. Les devins, les marabouts, les sorciers, les chamans ont eu pendant très longtemps une place de choix dans toutes les civilisations. Dans l’antiquité, les grecs avaient leur Pythie, les romains leur Sybille, les perses leurs mages, les gaulois leur druide. Et plus proche de nous, les sioux leur sorciers, le royaume du Bénin le centre de la magie noire à Porto Novo et les tzars russes leur Raspoutine. Cette croyance dans des pratiques magico-religieuses est encore présente, comme nous le rappelle avec force les ethnologues, parfois même dans notre propre pays. C’est ainsi que dans un ouvrage de 1977 devenu un classique, Les Mots, la Mort, les Sorts, La Sorcellerie dans le bocage, l’ethnologue Jeanne Favret-Saada a décrit des pratiques de sorcellerie qu’elle a pu observer en Mayenne. La magie est ainsi une réalité anthropologique qui a marqué l’histoire et n’a pas complétement disparu. La fascination que nous avons pour les numéros de magicien et les histoires de sorcellerie prend sûrement sa source dans une mémoire collective où les pratiques magico-religieuses de nos ancêtres ont laissé leurs empreintes. Une petite musique résonne toujours en nous qui en témoigne :

      B.  Magie et technique : deux sœurs ennemies ?

1)      Comment les trois significations du terme peuvent coexister

Notre réticence à comparer technique et magie tient à ce qu’on occulte le fait que cette dernière a eu une place si importante dans le passé. Il est vrai qu’avec l’avancée des sciences et la plus grande maîtrise technique de la nature qui en découle, le crédit accordé aux pratiques magiques a été en grande partie sapé. On s’accorde dorénavant à voir dans les anciens rituels magiques un ensemble de procédés qui donnaient le sentiment rassurant d’avoir un certain pouvoir et une sorte de maîtrise face à des phénomènes et des situations dont les causes étaient méconnues. Les humains faisaient alors l’hypothèse de forces cachées de la nature sur lesquelles certains initiés étaient capables d’agir. La magie a été ainsi pendant très longtemps une croyance qui permettait aux hommes de ne pas se sentir désespérément démunis face à des évènements naturels qu’ils ne comprenaient pas. Quand les lois de la nature ont été mieux comprises et qu’il a été possible de s’en inspirer pour créer des techniques efficaces, la magie a perdu en grande partie sa raison d’être. Elle est devenue un ensemble de pratiques placées du côté de la superstition, une activité qui permet à des illusionnistes de présenter au public des numéros divertissants, enfin un thème très populaire dans les romans, les séries ou les films fantastiques où l’on raffole de tout personnage pourvu de dons extraordinaires. Comme c’est à partir de ce qu’est devenue majoritairement la magie que nous avons tendance à en juger, nous en minimisons l’importance et ne voyons plus ces liens avec la technique. Mais l’intérêt que nous portons à des formes dérivées et distrayantes des anciennes pratiques magiques montre que malgré tout, ces pratiques restent dans l’inconscient collectif. Le rapport que nous entretenons à la magie dans nos sociétés technologiquement avancées, est plus complexe, plus ambivalent et plus profond qu’on ne se l’avoue. Comment expliquer cela ?

2)      La proximité fonctionnelle de la magie et de la technique

a)      Première approche

Si les progrès techniques ont chassé la magie de sa place centrale au sein des sociétés, n’est-ce pas, pour utiliser une métaphore, parce que magie et technique sont des réalités de la même famille mais qui se comportent toutefois très souvent comme des sœurs ennemies ? Elles ont, en effet, des fonctions et des rôles sociaux si proches que le succès de l’une fait de l’ombre à l’autre. Pourquoi, par exemple, faire appel à des rituels ésotériques aux résultats aléatoires pour que la récolte soit bonne ou pour se soigner quand une connaissance des lois de la nature a permis de développer des techniques agricoles et médicales efficaces ? Et corrélativement, on le voit, l’insuccès de l’une peut restaurer le prestige de l’autre. C’est pourquoi quand l’efficacité technique trouve ses limites, la magie peut redevenir attrayante. Un individu malade qui constate que la médecine reste impuissante à le soulager et à le soigner, n’hésitera pas longtemps, en désespoir de cause, à se rendre chez un magnétiseur ou chez un quelconque guérisseur aux pratiques mystérieuses. Et les personnes placées dans des situations qui semblent sans issue se mettent parfois spontanément, alors qu’elles n’étaient pas spécialement pieuses, à faire des prières et d’étranges incantations pour tenter de changer la donne, éventuellement à consulter voyantes ou médiums. Ce qui rapproche ainsi magie et technique, c’est qu’elles se présentent toutes deux comme des manières d’agir efficacement sur la nature en vue d’obtenir un résultat précis.

b)      Définitions

Précisons cela. La technique, selon la définition du philosophe André Lalande, est l’ensemble des moyens bien définis et transmissibles destinés à produire des résultats jugés utiles. La magie peut être définie de façon assez similaire : elle désigne, en effet, l’ensemble des moyens souvent assez mal définis et transmissibles aux seuls initiés, destinés, comme c’est le cas de la technique, à produire des résultats jugés utiles. Technique et magie visent donc le même but mais les procédés pour y arriver diffèrent. Alors que les outils, méthodes et machines employés par un technicien ou un artisan sont bien déterminés et peuvent être expliqués et transmis, on remarque qu’un magicien ou un sorcier étonne le plus souvent avec les potions, formules et simagrées mystérieuses et souvent incompréhensibles qu’ils mobilisent. Les ouvrages de vulgarisation technologique sont légion et n’ont d’autre ambition que de transmettre des savoir-faire déjà expérimentés. Les livres de sorcellerie sont eux plus rares et réservés aux initiés – c’est-à-dire ésotériques. Ce sont des ouvrages qui ensuite prétendent ouvrir la porte à des pouvoirs cachés et extraordinaires, comme en témoigne l’appellation de « Clé de Salomon »  attribué au moyen âge à divers grimoires de magie. Enfin, l’efficacité de la magie est sujette à caution alors qu’une technique bien maîtrisée est fiable. Le marabout ou le devin peuvent toujours invoquer l’intervention d’une force qui contrarie les procédés magiques quand ça ne marche pas. Mais à force d’insuccès ou de résultats aléatoires, la magie a fini logiquement pas être supplantée par des techniques que les progrès scientifiques ont rendu très performantes.

c)        Quelques conclusions 

La magie se présente donc comme une pseudo-technique : elle a en commun avec la technique – le même but utilitaire, la même prétention de pouvoir agir efficacement sur la nature, le même souci de mobiliser des moyens. Mais elle s’en distingue par un manque d’efficacité, de rationalité dans le déploiement des moyens et par une prétention démesurée à trouver des solutions à tout qu’elle cache derrière les habits du sacré dans un contexte où l’ignorance des hommes les rend crédules. Il ne s’agit pas, en effet, de regarder avec mépris toutes ses générations passées qui ont cru à ces pratiques qu’on juge maintenant superstitieuses. Faute d’avoir une connaissance des lois de la nature, les hommes pour éviter le désarroi que peut provoquer un sentiment d’impuissance ont produit cette fable d’une maîtrise des choses passant justement par la magie. Pour Bergson, cette fabulation a été tout à fait vitale pour lutter contre une dépression qui aurait pu être néfaste pour notre espèce. La magie a été aussi un creuset où de vraies techniques se sont élaborées. On sait que les sorciers et guérisseurs finissaient par acquérir une vraie connaissance des plantes et des éléments qui leur permettaient de proposer des remèdes efficaces. L’alchimie qui cherchait à produire une transmutation des métaux est souvent présentée comme une proto-science, c’est-à-dire une pratique qui va aboutir, à force de manipulation de la matière, à donner naissance à la chimie. Les pratiques magiques ont ainsi préparé l’avènement des sciences et des techniques modernes qui vont finalement les remplacer.

C.  Les technologies et le retour à la mentalité magique

           1. Même fonction et même défaut ?

Magie et technique ont, à bien des égards, des destins mêlés. Elles se présentent comme deux réalités qui, chacune, ont en commun bien des caractères, c’est-à-dire des qualités mais aussi, il faut le souligner, des défauts. Les technologies, fortes de leur succès incroyable, peuvent nourrir, elles aussi, le sentiment délirant qu’on peut avoir réponse à tout et qu’il est possible de repousser les limites de l’humanité. Certains estiment qu’il serait possible de vaincre la mort sans avoir à se baigner dans la fontaine de jouvence, que nous allons pouvoir transformer l’espèce humaine en prenant le rôle que la nature avait jusqu’à présent dans le processus évolutif, bref que tous nos problèmes et notre vie elle-même pourront être pris en charge efficacement grâce à nos technologies. En somme, notre perception du pouvoir technologique se teinte de considérations magico-religieuses. Les technologies contemporaines en se substituant aux pratiques magiques ancestrales n’ont pas tourné la page au fantasme de la toute-puissance auquel le sorcier, le mage et le marabout fournissent une figure emblématique. On assiste ainsi à un retour à la mentalité magico-religieuse.

2. Attitude arrogante du magicien versus humilité du religieux

Pour saisir pourquoi la figure du magicien et du sorcier symbolise le désir de tout contrôler, il suffit d’examiner leur attitude bien différente de celle du religieux. Les religions invitent à l’humilité et au respect face au sacré qui le dépasse : le croyant qui prie, s’incline, reste souvent silencieux, baisse la tête. Les sorciers restent debout quand ils sont en action. Avec leur baguette dressée et souvent menaçante, ils donnent des ordres et cherche à maîtriser la nature en déclamant à haute voix des formules mystérieuses. Leur comportement manifeste un sentiment de supériorité, voire d’arrogance, face aux éléments qui doivent se plier à leurs injonctions.

Pourquoi ce succès actuel pour le thème de la sorcellerie et de la magie dans les œuvres de fictions : qu’on songe à Harry Potter et à des séries comme Charmed, le livre perdu des sortilèges, les nouvelles aventures de Sabrina, Mother land - fort Salem, etc. ? On peut faire l’hypothèse que l’engouement pour ces personnages aux pouvoirs extraordinaires vient de c’est qu’ils flattent et confortent le sentiment de toute-puissance que le succès foudroyant et rapide de nos technologies peut faire naître en nous. Ils ne sont sans doute pas que des figures sympathiquement distrayantes car ils symbolisent aussi une certaine démesure de notre civilisation technologique qui se croit parfois capable de tout maîtriser. 

      3.  Conclusion

Reste que ce délire de la présomption s’accompagne souvent de la peur d’être dépassé par ce que l’on a créé : les progrès considérables de l’intelligence artificielle, la convergence de diverses technologies mais aussi toutes les conséquences écologiques de notre développement technique nourrissent les pires dystopies. Pour le coup, il est à craindre qu’à force de se prendre pour des magiciens tout puissants, nous soyons devenus surtout des apprentis-sorciers qui risquent d’être de plus en plus dépassés par les forces que nous mettons en œuvre.

Une meilleure connaissance des lois de la nature a, en son temps, ruiné le prestige de la magie ancestrale, peut-être faudra-t-il que les lois de la nature se fassent connaître à nous sous une forme nouvelle pour que nous arrêtions de prêter à nos technologies ces pouvoirs extraordinaires que nous attribuions naguère aux sorciers et magiciens.

Virgules musicales :

-          Hedwig’s theme de John Williams 

-          Et deux morceaux du groupe Igorr : Downgrade desert et Himalaya massive ritual recording

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L'Instant Philo - Faut-il séparer l'artiste de la personne privée ?

L'Instant Philo - Faut il séparer l'artiste de la personne privée ? 

Faut-il séparer l’artiste de la personne privée ?

Par Maïa Marry

Illustration : Le laissez-passer de Louis Ferdinand Céline pendant la période d'occupation  

I/ Pourquoi il faudrait séparer l’Homme de l’artiste.

Pour parler d’art, on peut prendre trois points de vue qui peuvent d’ailleurs se rejoindre en mettant l’accent soit sur l’artiste, soit en se focalisant sur l’œuvre elle-même, soit encore en analysant la réception qui en est faite par le public. Ainsi, peut-on estimer que les œuvres des artistes n’existent qu’à travers les Hommes qui les contemplent. Une fois l’œuvre créée, elle ne dépend plus de l’artiste. Il est essentiel de différencier l’artiste de son œuvre : cette dernière, offerte aux jugements et appréciations des Hommes, suit un chemin que l’artiste n’avait pas nécessairement prévu.

Condamner un artiste pour des actes répréhensibles qu’il aurait commis ne devrait donc pas affecter la diffusion de ses œuvres car celles-ci existent indépendamment de lui. Considérer que l’Homme et l’artiste ne font qu’un, ce serait dire que toute œuvre n’est que le reflet de l’artiste et que la fiction n’existe pas. Avant l’œuvre avait une existence qui valait pour elle-même : bien des œuvres du moyen-âge par exemple ne sont pas signées dont on ne connaîtra jamais les créateurs. Cette position a basculé avec la mise en valeur du statut de l’artiste et l’idée qu’il est intimement lié à l’œuvre. D’un point de vue juridique, on dissocie les actes des œuvres. Pour Gabriel Matzneff, on lui reproche des actes et une œuvre artistique qui fait l’apologie du viol mais les deux ne sont pas jugés ensemble. On ne mélange pas ces deux aspects. Séparer les deux permet de blanchir la dimension polémique des actions. Certaines fois cependant, l’œuvre est utilisée comme un bouclier, comme le dernier film de Polanski « J’accuse », une unification est créée pour protéger. Si on séparait vraiment l’artiste de l’homme, on pourrait mettre Polanski en prison et regarder ses films. Il est des fois très important de séparer l’Homme de l’artiste car par exemple, Nabokov a écrit un livre sur la pédophilie mais n’est pas du tout pédophile. Ici faire la différence est primordial. L’art n’est certes pas une zone de non-droit – comme le montrent les pamphlets antisémites rédigés par Céline Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres ( 1938), Les beaux draps (1941) qui ont été des éléments à charge dans le procès qui lui a été fait à la libération mais les artistes bénéficient de la jurisprudence de la Cour Européenne de justice qui considère que la liberté de création artistique est fondamentale dans notre société démocratique et qu’il est possible de véhiculer des œuvres qui choquent. L’art provoque et flirte avec les limites pour faire réfléchir. Orelsan a dit dans une chanson « Je vais te Marie Trintigner » en faisait référence à l’actrice morte sous les coups de Bertrand Cantat. Orelsan a été jugé pour ces paroles mais la juge de Versailles a affirmé que le rap est un genre dans l’outrance verbale et que ces paroles sont  non condamnables aussi parce qu’elles sont prononcées par un personnage fictif inventé par l’artiste.

Il y a des œuvres plus ambiguës comme certaines œuvres de Houellebecq où il n’y a pas beaucoup d’antithèses aux propos racistes et sexistes émis par les personnages. Mais il reste important de distinguer la représentation, la fiction et l’apologie.

Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde explique que la morale ordinaire est autre que celle des personnages de fiction. Si celle des Hommes est faite de vice et de vertus, celle de l’art est faite du bon ou du mauvais usage de ces vices et vertus. On peut apprécier un livre qui parle de sujets immoraux, du moment qu’il est bien écrit. « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » C’est tout ce qui compte pour juger l’art. On peut condamner l’artiste comme personne privée sans condamner son œuvre, puisque l’un et l’autre se jugent avec des critères complètement différents. Pour Wilde " Ceux qui trouvent de laides intentions dans de belles choses sont corrompus sans être séduisant. Et c’est une faute ». Il dit aussi « Révéler l’art en cachant l’artiste, tel est le but de l’art ».

La confusion entre le comportement de la personne est ce qui est représenté mène à un certain révisionnisme défini comme l’effacement de l’histoire, du passé lorsqu’il ne convient pas aux standards actuels. Ne pas séparer l’Homme de l’artiste rend possible la censure pour des raisons politiques ou morales extérieures qui concernent le contexte de leur réception. La cancel culture, actuellement, mais aussi toutes les autres formes de censures moralistes souvent bien plus puissantes et en tout cas clairement réactionnaires, représentent l’excès ultime de la fusion de l’œuvre et de l’auteur. En ne reconnaissant aucune autonomie de l’art, c’est l’art même qu’elle condamne. Séparer l’Homme de l’artiste c’est protéger la liberté intellectuelle et esthétique de toute incursion d’un pouvoir religieux, politique, communautariste ou social, extérieur au champ culturel.

 

 

II/ Dans quelle mesure, il ne faut pas dans certaines conditions séparer la personne privée de l’artiste.

 

Néanmoins, tout artiste est d’abord un Homme, un être humain qui peut même utiliser son humanité pour créer une œuvre. Un artiste condamné peut-il poursuivre sa création ? Tom Meighan, condamné pour violences conjugales, a été expulsé du groupe de pop rock britannique, ‘Kazabian’. Il devait quitter le groupe car « la violence domestique et l’abus en tout genre est totalement inacceptables ». S’il convient de distinguer l’œuvre de son auteur, la création, notamment quand elle implique une mise en scène valorisante de l’artiste lors de concert et une idolâtrie spécifique à la pop music, ne doit pas servir de justificatif à n’importe quel comportement ou pratique, ni de modèle pour les fans. Le rock aime choquer et remettre en question mais l’art assurant la promotion d’une personne criminelle et d’actes répréhensibles, se voit souillé et dévié de son but initial. Cela devient problématique, voire criminel. Par exemple, Bertrand Cantat a fait la couverture des Inrockuptibles, ce qui le met à l’honneur et cela veut dire que d’une certaine manière, nous acceptons son comportement. Alors il n’y a donc pas d’artiste à défendre, sous le prétexte qu’il aurait accompli sa peine – bien faible par rapport à l’horreur du massacre de sa compagne - mais seulement une personne privée à condamner dans son attitude sans vergogne qui lui fait ne pas hésiter à revenir sur scène.

Si on sépare complètement l’Homme de l’artiste, on fait aussi comme si donner le César du meilleur réalisateur à Polanski était d’une grande pertinence au moment du mouvement « Me too ». L’artiste et la personne privée, dans certains cas, ne peuvent pas être dissociés : ils sont devenus les mêmes. Ce que l’on ne peut s’empêcher de voit chez certains créateurs ce sont les crimes et les horreurs qu’ils ont commis. Ainsi chaque prix décerné à un auteur condamné, plaide, qu’on le veuille ou non, pour son innocence, en tout cas pour sa réhabilitation. On peut objecter qu’il existe une prescription ou du pardon … Encore faut-il regretter sincèrement ce que l’on a fait. Chez l’écrivain Gabriel Matzneff, il est impossible de dissocier l’artiste du criminel sexuel car il parle de lui dans son œuvre. Dans ‘Journal’, il parle de ses expériences pédophiles mais cela devient une œuvre littéraire. Cette œuvre a été renommée en 2009 ‘Carnets Noirs’ qui est un mélange entre une autobiographie et une fiction, donc une autofiction. Le contenu est porteur de défauts éthiques qui encouragent la pédophilie et qui en font l’apologie. En séparant les deux, on risque de récompenser l’Homme en prétendant ne reconnaître que la valeur de sa production artistique. Lorsqu’on remet un prix à un artiste, on cherche à saluer la qualité de l’œuvre. Mais c’est l’individu privé, qui se cache à peine derrière l’auteur, qui bénéficie de l’exposition médiatique, des hommages. Les artistes sont alors tentés de se protéger derrière leur œuvre en l’instrumentalisant, comme Polanski qui se compare à Dreyfus ... Séparer l’homme de l’artiste pour continuer de récompenser l’artiste nous met face au risque de protéger l’Homme de la justice à laquelle chacun doit être soumis de manière égale. Si l’on considère comme Leibniz que l’âme humaine est une monade, c’est-à-dire un élément primordial indivisible, il est métaphysiquement impossible de séparer ce qui, à l’intérieur relève de l’homme et ce qui relève de l’artiste. Donc il ne faut pas et on ne peut pas séparer les deux.

Le problème se pose aussi lorsqu’on se pose la question des rétrospectives, qui s’avèrent être une tâche délicate quand on sait qu’elle gratifie l’auteur et le met en lumière. Mais nous arrêter à la seule réputation de l’auteur peut nous couper d’œuvres importantes, comme celle de Céline par exemple, malgré ses pamphlets antisémites. Une chose est le jugement moral, autre chose le jugement esthétique et il est bon dans certains cas de bien les distinguer. On peut aimer l’artiste en ayant en horreur certains aspects de la personne privée qu’il est aussi. Réunir les deux facettes d’une personnalité – l’artiste et l’individu qu’il est par ailleurs - sert toutefois à affirmer la valeur du jugement moral et ne pas en exclure les artistes et intellectuels par principe quand cela s’impose. Les artistes ne sont pas hors du social, ils ont une responsabilité de citoyen et même, dans certains cas d’exemplarité quand ils sont des personnalités publiques prises comme modèle. Le débat public sur le lien qui unit art et éthique est en ce sens légitime. Ne pas dissocier l’artiste de ses prises de positions publiques a permis de dénoncer l’inscription de Charles Maurras, collaborationniste d’extrême droite, dans la liste des commémorations nationales. On n’oublie pas non plus que si les œuvres peuvent vivre sans l’intermédiaire de leur auteur, leur exploitation et leur diffusion représente certes une source de gain financier mais aussi un vecteur de propagation d’idées.

III/ Position nuancée et moyens d’actions

Si l’œuvre est finalement créée, plutôt que de la censurer, au risque de la rendre culte, voire désirable, il vaut mieux privilégier une remise en contexte systématique aux yeux du public, voire une médiation, des aménagements indispensables pour ne pas cautionner ce qui ne l’est pas. Dernièrement, la Cinémathèque Française a programmé « Le dernier tango à Paris», un film de Bertolucci dans lequel jouent Marlon Brando et Maria Schneider. Cependant le film contient une scène de viol que l’actrice a tourné sans être au courant. La CN  a annulé la diffusion, cachant cette sordide histoire qui a pourtant donné naissance à un film au fort succès. Mais une telle attitude risque de priver l’humanité de chefs d’œuvres. Un mode d’action, la cancel culture, qu’elle soit de gauche ou de droite, qui consiste à appeler au boycott massif d’un artiste pour les accusations graves dont il fait l’objet ou les propos inacceptables qu’il a pu prononcer paraît, en ce sens, problématique. N’est-ce pas, pourtant, une expression de la révolte de la société face à une certaine hypocrisie et à un sentiment d’impunité ? Par exemple, quand Cantat veut reprendre les concerts et son statut de rock star après avoir purgé sa peine, les boycotts et manifestations d’hostilité qu’il a affrontés ne montraient-ils pas une vraie et légitime indignation ? Ce n’est pas un moyen toujours efficace qu’il faut d’ailleurs utiliser avec prudence mais il reste important de dénoncer certains agissements totalement inappropriés. Protester fait partie des actions qui feront bouger les lignes et qui peuvent influencer positivement l’opinion. Cependant, il semble peu légitime de forcer au boycott. Cette question doit être une réflexion individuelle qui est légitime. Mais il est illégitime et violent d’imposer son point de vue. La censure mettrait un couvercle d’amnésie sur un problème. Le plus important c’est d’écouter les deux parties et leur argumentation et d’accepter la pluralité des opinions. On aimerait montrer qu’il est possible de continuer de contempler les œuvres sans être constamment solliciter par des jugements moraux. Dans « Asphyxiante culture », Jean Dubuffet insiste sur la différence entre les artistes et les gens de culture qui décernent des prix, jugent selon leurs valeurs et commentent les œuvres. Seuls ces cercles-là ont besoin d’artistes « reconnus ». Nous, nous avons seulement besoin d’art. Au-delà des valeurs et de la morale, on peut constater que discerner l’individu privé de l’artiste est plus difficile selon les époques. C’est un dilemme qui refait surface depuis une quarantaine d’années avec des réactions différentes selon le contexte ? Par exemple, Polanski était bien vu avant. Là est peut-être l’enjeu de la question, le temps, la réception d’une œuvre à une époque qui influent sur l’artiste et son œuvre. Pour certains, la Cinémathèque ou un festival ne doivent pas être des tribunaux. Ce sont des lieux où des œuvres sont récompensées selon des critères esthétiques. Hegel estimait qu’il ne faut pas se contenter de regarder les grands hommes par le petit trou de serrure de la moralité – cela peut valoir pour les artistes, même si, on l’a vu, la règle connaît des exceptions notables. A propos des rétrospectives, on peut y revenir avec pour argument le fait qu’un évènement de ce type peut être organisé sur des œuvres faites par des auteurs décédés donc, cette mise en lumière de l’auteur n’est plus et l’œuvre est la pièce maîtresse. Chacun peut avoir un regard différent mais censurer ces œuvres ne se fait pas sur la base d’un seul filtre. Si l’objectif est d’analyser un film, il faut le faire en prenant bien en compte ce que le film raconte et ne pas le sortir de son contexte. Proust soutient que seule l’œuvre compte et non la biographie de l’auteur. Par cela on peut se dire l’analyse d’un film n’est pas nécessairement liée à l’auteur et que l’on peut se permettre justement de distinguer les deux.

 

Virgules musicales. Deux chansons : Entangled et Ripples tirées de l’album A trick of the tail du groupe Genesis.

 

 

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L'Instant Philo - Une autre image des femmes dans la chanson française

                                                  Une autre image des femmes dans la chanson française

Hier, samedi 8 mars, c’était la journée internationale des droits des femmes. Jeudi 20 mars prochain à 18 heures, l’association de la maison de la culture du Havre organise une grande conversation sur les femmes photographes à la bibliothèque Oscar Niemeyer. Pour rester dans cette actualité, faire une émission sur les représentations assez décalées des femmes que l’on trouve dans la chanson populaire m’a paru judicieux. Une autre image des femmes apparaît, en effet, dans toute une partie de ce qu’on appelle la variété, bien loin des clichés habituels qui oscillent entre la femme, objet d’amour et de désir ou la manipulatrice perfide qu’on accable d’insultes. On ne sera pas étonné que ce soient souvent des chanteuses qui proposent une vision critique d’un certain patriarcat et qui nous montrent une image différente, quelque fois subversive, parfois jubilatoire, en tout cas plus libre, de la femme. Clara Luciani en est un bon exemple.

-          Chanson de Clara Luciani : « La grenade » 

https://www.youtube.com/watch?v=85m-Qgo9_nE )

Un peu de recul historique montre que les femmes sont présentes depuis bien plus longtemps dans la chanson qu’on ne l’imagine. Mais on a un peu vite oublié ces femmes qui se sont pourtant illustrées au moyen-âge dans cet art populaire. On a tous entendu parler des troubadours mais on redécouvre seulement depuis peu leurs acolytes féminines : les Trobairitz. Ces compositrices et interprètes étaient souvent des femmes nobles et instruites à l’exemple de la comtesse Béatrice de Die, né en 1140 et décédée en 1212, qui vivait en Provence. Ecoutons le poème en langue romane qu’elle a mis en musique dans lequel elle confie mélancoliquement sur ses amours contrariés

-          Chanson de Béatrice de Die : « A chantar », interprétée par l’ensemble Obsidienne https://www.youtube.com/watch?v=nT7vTGAYbLw

Pourquoi cet oubli d’artistes qui ne sont pas mineures ? Sans doute parce pendant toute une époque, on n’a pas ou plus pris vraiment au sérieux les artistes femmes.  Elles ont été reléguées à une place subalterne d’où elles étaient inaudibles. D’abord, elles ont dû assumer souvent bien seules, l’éducation des enfants et prendre le rôle, plus lourd qu’on l’imagine souvent, de mère. Linda Lemay rappelle toutes les contraintes qui ne laissent guère beaucoup de temps pour se consacrer à autre chose, de ce statut de mère souvent mal reconnu.

-          Chanson de Linda Lemay : « Une mère »

L’oubli de ce que les femmes ont pu apporter dans l’histoire repose surtout sur une infériorisation méprisante dont Brigitte Fontaine dresse ce constat avec une ironie mordante.

-          Chanson de Brigitte Fontaine : « Je suis la femme » (La côtelette)https://www.youtube.com/watch?v=zPycCVFXIsU

Brigitte Fontaine passe en revue divers clichés qui font de la femme un objet de décoration ou de consommation sur un ton volontairement sarcastique. Cela ne minimise pas, ni n’exclut d’ailleurs, une manière plus directe de dénoncer la violence contre les femmes. A chacune de mener le combat à sa façon. Dans la chanson « Ma souffrance», la rappeuse Diam’s a opté courageusement, il y a des années déjà, pour la dénonciation des violences conjugales souvent cachées et tues, en en faisant une description aussi réaliste qu’accablante.     https://www.youtube.com/watch?v=_4RitUJgxKE   

Dans un autre registre, Anne Sylvestre a su trouver les mots pour exprimer une condition féminine où mépris et violence se conjuguent. La  chanson « Une sorcière comme les autres » fait clairement référence à ces milliers de femmes persécutées et exécutées du XV au XVIIIe siècle en occident, sous prétexte d’actes de sorcellerie, plus sûrement parce qu’elles ne se pliaient pas aux normes sociales.   https://www.youtube.com/watch?v=TQLlIgj_LFQ

Dans ce mépris de la femme, il y a aussi évidemment la réduction à des stéréotypes physiques et sexuels que la chanteuse Mathilde dénonce avec colère.  

-          Chanson de Mathilde : le corps des femmes https://www.youtube.com/watch?v=Yo0oPggoZRw

Au demeurant, ce refus d’être réduit à un modèle de corps adapté aux critères normatifs de la beauté féminine et du regard masculin, ne conduit pas nécessairement au puritanisme dans le monde de la chanson. Et c’est heureux. Patachou, avec la très piquante chanson intitulée : « La chose ou les ratés de la bagatelle »  qui a été censurée en 1959 parce que jugée trop osée, propose une vision féminine et irrésistiblement caustique des performances masculines au lit

-          Chanson de Patachou : « La chose ou les ratés de la bagatelle »

Bien loin aussi de tout puritanisme, Dalida a pu chanter, bravant les tabous, l’aventure d’une femme mûre avec un partenaire bien plus jeune alors qu’il est plus coutumier de voir l’inverse : un homme plus âgé avec jeune femme.

-          Chanson de Dalida : « Il venait d’avoir dix-huit ans »

Parallèlement à la revendication d’une plus grande liberté des mœurs, on trouve chez certaines interprètes le souhait de sortir des stéréotypes genrés des comportements amoureux. Diane Tell porte ainsi une revendication d’une plus grande prise d’initiative des femmes dans la relation amoureuse dans une chanson intitulée « Si j’étais un homme »

-          Chanson de Diane Tell : https://www.youtube.com/watch?v=3PlTlHjg_P4

D’autres femmes expriment aussi la volonté de rééquilibrer les rapports amoureux et affectifs entre hommes et femmes. En amour, une femme peut ainsi revendiquer d’être aimée comme elle aime. Jean-Paul Sartre estimait que la personne qui aime sans attendre une vraie réciprocité est dans une position d’infériorité – voire de masochisme : pourquoi une femme supporterait-elle cette situation de déséquilibre, source de tourments ? C’est ce que Zaho de Sagazan exprime avec force :

-          Chanson de Zaho De Sagazan : « Suffisamment » 

Ce petit parcours du côté d’images déconstruites de la femme dans la chanson ne peut s’achever sans rappeler qu’une lutte est toujours à mener. C’est que, de nos jours, les Etats qui ne respectent pas les droits élémentaires des femmes sont malheureusement légion. La condition féminine reste encore, dans bien des situations, terrible et la violence ne cesse pas. Il semble dès lors opportun, pour conclure, d’écouter ou de réécouter « l’hymne des femmes », dans une version chantée par Mathilde.    https://www.youtube.com/watch?v=wLQsOqLxLcs

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L'Instant Philo - Ivresse et Sobriété

Sobriété et ivresse

L’instant philo du dimanche 12.01.25 par Marie-Charlotte Tessier

Quelques définitions

Du latin sobrius, la sobriété s'oppose d’abord à l'ébriété qui désigne l'état de celui qui a bu trop d'alcool, qui littéralement a abusé du breuvage, qui en est rassasié, saturé, bourré. Par extension la sobriété s'applique à d'autres domaines que la boisson pour désigner le refus de l'excès, la modération, l'équilibre. En esthétique, la sobriété est l'autre nom du classicisme, une valeur sûre à l'abri des extravagances des modes passagères. On louera par exemple la sobriété d'un discours ou d'une architecture qui privilégie la clarté des lignes et la simplicité de la composition aux ornements superflus, effets de style et autres manières. Un discours sobre se tient à bonne distance de son sujet et de son destinataire. Il ne cherche ni faire à la démonstration de son érudition, ni à être exhaustif. Il s’en tient à ce que peut être entendu, en suivant son fil avec intelligence sans s’égarer en route en digressions inutiles. A l’inverse, un discours auquel on reproche d’être amphigourique rappelle celui d'un homme pris de boisson : confus, embrouillé, obscur, alambiqué.

Dans un autre contexte, celui de l’économie et de l’écologie, le sobriété désigne un style de vie, une ligne de conduite. Elle est pour certains la voie à suivre pour assurer la santé de nos sociétés si l’on veut s’éviter une abstinence brutale, forcée et injuste. Le manuel Ecologies. Le vivant et le social1 dresse un état des lieux des travaux en sciences sociales qui ont pris actedes multiples crises écologiques. Barbara Nicoloso de l’association Virage Energie parle « d’état d’ébriété énergétique permanent »2 pour décrire l’économie des sociétés occidentales depuis la fin du XIXe siècle. « Elles ont besoin de leurs doses journalières de pétrole, de gaz, de charbon, d’uranium, de sable, de lithium... » Charge à nous de les désintoxiquer en interrogeant collectivement et non seulement individuellement les besoins humains que nous estimons nécessaires de satisfaire en tenant compte à la fois des limites des ressources, de celles du vivant mais aussi des inégalités sociales qui sont en jeu puisque le niveau de consommation de ressources naturelles d’un individu est généralement corrélé à son niveau de revenus.3 Liberté, égalité, sobriété : cette dernière n’impose pas nécessairement de renoncer à la prospérité mais de réviser nos indicateurs d’évaluation des richesses et de rééquilibrer l’accès aux ressources en réduisant les consommations excessives de quelques-uns au profit d’une répartition plus juste entre tous.

Ivresse et excès

Envisageons maintenant la sobriété en son sens premier. A distinguer de l’abstinence, renoncement total à la consommation, la sobriété se garde des excès sans s’interdire de goûter à la boisson, avec modération, sans en abuser. L’étymologie est d’ailleurs sujette à discussion, le préfixe « se » pouvant être rattaché au datif du pronom personnel « se , sibi » insistant davantage sur l’idée de maîtrise de soi plutôt que sur celle de privation. La sobriété opère alors comme catégorie d’un discours moral ou bien médical à l’instar du régime, de la diététique ou du jeûn.

Du point de vue moral, l’ébriété fait l’objet d’une condamnation quasi-unanime. En France, l’ivresse est interdite sur la voie publique. Cet état d'excitation plus ou mois euphorique s’accompagne de troubles de plusieurs fonctions, principalement la vue, l’équilibre, l’élocution et la mémoire. Dans l’imaginaire commun, l’ivresse s’incarne dans une silhouette titubante, au bord du déséquilibre, le doigt en l’air, adressant à qui saura les entendre des propos décousus. Certains ont le vin mauvais et peuvent se montrer agressifs. Sans en arriver là, cette perte de contrôle entraîne bien souvent une mise en danger dont l’issue peut malheureusement être funeste.

Spectaculaires, les effets de l’alcool sur les corps en font un excellentsujet pour lapeinture. Au XVIIe siècle, dans une veine moraliste, le flamandJacob Jordaens les dépeind avec force détails dans la série « Le roi boit », exclamation qui consacrait le roi des haricots qui était tombé sur la fève lors de la fête de l’épiphanie. Dans la version conservée à Vienne, toute une galerie de personnages aux trognes déforméespar la boisson s’agitent bruyamment. Les yeux se ferment sous la pression de l’ouverture des gosiers. Au premier plan, un chien convoite le verre dont s’est saisie une enfant. Derrière elle, un des convives vide son estomac et menace de gâter le panier de provisions. Au centre de ce spectacle de débauche, de ces corps organisés autour d’orifices béants, suintants et éructants, une jeune femme dans une tenue claire et immaculée se tient assise dans une sobriété aussi miraculeuse que dissonnante. Au milieu de cette troupe d’excentriques, elle est étonnament concentrée, esquissant un très léger sourire. La morale de cette scène revient-elle à faire de la naïveté la vertu de la femme ? On peut en douter tant la rigidité de sa pose manque de naturel comme si la sobriété avait quelque chose d’artificiel, d’inédaquat, d’intenable.

Une sobriété défaillante

Je voudrais m’arrêter sur cette idée de sobriété incorrecte que Grégory Bateson (1904-1980) prit pour point de départ d’une théorie originale de l’alcoolisme. Penseur au parcours éclectique, qui fit œuvre d’anthropologue aux côtés de sa première épouse Margaret Mead avant de se tourner vers la cybernétique, il est principalement connu pour le concept de « double contrainte », employé notamment dans les thérapiesfamiliales. Ce concept a été élaboré dans les années 1950 dans le cadre d’un travail sur la schizophrénieau seindu Veterans Administration Hospital de Palo Alto. Dans un article de 1968, intitulé La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme4,Bateson se penche sur le succès de la cure inventée par l’association « Alcooliques anonymes », qui aurait apporté à ses patients l’aide que lui-même de son aveu n’avait su leur offrir. Cette association avait écrééetrente ans auparavant par deux amisqui désespéraient de se maintenir dans la voie de la sobriété et ouvrirent la voie à d’autres en s’inspirant de la démarche évangélique du relèvement spirituel, faisant de l’entraide et de la fraternité un des ressorts essentiels de la cure. Bateson rapporte les deux premières étapes de ce qui s’apparente à une véritable conversion spirituelle : «1. Nous reconnaissons que nous sommes sans défense devant l’alcool et que nous ne pouvons plus gouverner nos vies. 2. Nous croyons que seul un Pouvoir plus grand que le nôtre peut nous rendre la santé. » Au-delà de son intérêt clinique, c’est l’épistémologie sous-jacente de cette cure qui intéresse Bateson qui y reconnaît les prémisses de l’approche systémique qu’il est en train de bâtir.

Selon cette théorie de l’esprit, les comportements des individus ne sont pas compréhensibles en eux-mêmes mais seulement comme partie de systèmes d’interaction plus vastes au sein desquels il faut les replacer.Prenons le temps d’exposer un exemple simple pour nous en faire une idée plus claire. Un énoncé comme « je coupe un arbre » est selon l’approche systémique inadéquat. Quiconque a déjà manié la hache ou la scie sait que le geste du bûcheron tient sa fluidité d’un ajustement permanent à la résistance du tronc, à l’entaille qui s’ouvre sous l’effet de l’outil et au rééquilibrage que la progressive chute de l’arbre appelle. Or dans l’énoncé susdit, le sujet « je » masque un système d’interactions « cerveau-bras-cognée-bras-cerveau ». On peut même élargir le système et dire que chaque cognée est dépositaire de toutescelles qui l’ont précédée et qui font l’expérience et le métier de bûcheron qui sait calibrer son geste.

Quittons la forêt et revenons maintenant à la question de la sobriété.L’approche systémique, on vient de le voir, entend réviser la conception traditionnelle du sujet comme individu doué d’une volonté autonome et maître de soi. Or,la cure des « Alcooliques anonymes »se distinguait à l’époque par sa rupture avec les discours qui en appellent à la force de la volonté pour résister à la tentation. La première étape que l’on peut qualifier de négative consisteà dénoncer l’illusion de maîtrise de soi et à se savoir sans défense devant l’alcool. Bateson entend expliquer pourquoila mythologie du lutte contre la bouteille et sa logiqued’autocontrôle est condamnée à l’échec. Elle ne peut que renforcer la conduite addictive dans la mesure où cette dernière serait une tentative pour corriger une sobriété inadéquate. On peut alors résumer sa thèse à ces deux idées principales :

- la première consiste enl’application de l’approche systémique au cas de l’alcoolisme. L’alcoolique n’est pas le malade à traiter, ou encore celui qui aurait un problème avec l’alcool comme si son problème n’était que le sien. L’alcoolisme doit être compris comme une réponse à un contexte pathogène qui induit un comportement addictif, en l’occurence un contexte culturel plus ou moins hérité du dualisme cartésien qui tient la matière et l’esprit pour deux substances distinctes, dissociant ainsi l’âme du corps. A l’âme qui pense et qui veut, le pouvoir d’initiative et l’action. Au corps, le jeu de la mécanique et la passivité.

- nous arrivons alors à la deuxième affirmation : à sa manière l’alcoolique est un philosophe. Personnalité plus sensible à la dimension systémique de l’existence, il souffrirait de ne pas se sentir maître de soi comme on l’attend de lui et corrigerait cette expérience dissonnante de la sobriété en s’enivrant. L’ivresse lui offrirait la possibilité d’expérimenter ce qui sa culture ne lui permet pas d’exprimer, à savoir la communion avec autrui et l’appartenance à une sphère qui ne correspond en rien aux limites d’une individualité atomisée. Celui qui touche le fond se découvre impuissant, sans défense, à l’image du conducteur d’un véhicule qui freinerait subitement et prendrait brutalement conscience de l’inertie du système dont il n’est finalement qu’un élément là où il se croyait capitaine. Telle serait donc la claivoyance de l’alcoolique.

Sagesse de l’ivresse ?

Cette analyse critique doit évidemment être replacée dans son époque. Fort heureusement, nos institutions de soin ont aujourd’hui d’autres réponses à apporter que la culpabilisation dénoncée par Bateson. Même s’il lui attribue le beau rôle en en faisant un philosophe, Bateson tend à faire de l’alcoolique un type de personnalité là où l’on peut - plus sobrement si je puis dire - se contenter de soigner une maladie. Le ton de son article est à la provocation et il ne s’agit évidemment pas de refuser à celui qui souffre d’alcoolisme les soins dont il a besoin. Reste que l’approche systémique nous invite à prendre du recul et à saisir nos pratiques autrement que comme l’effet de choix individuels, ce qui reste l’angle d’attaque privilégié lorsque l’on s’interroge sur ses consommations. Comme le faisait remarquer Delphine Saltel dans son excellent podcast Vivons heureux avant la fin du monde, avant de toucher le fond ou de se sentir malade et légitime dans la demande de soin, on peut errer dans une zone grise où l’alcoolisation sans être envahissante n’en reste pas moins omniprésente. Elle accompagne les rituels de la camaradie, de la vie de la famille et même de la vie professionnelle. L’épisode 24 Alcool, nous avons un problème se concluait avec humour et perspicacité par un déplacement du « je » au « nous », de l’individu à la relation. Notre sens de la cordialité serait-il profondément marqué par le partage du vin ? S’il y a un défi de janvier à relever, ce n’est peut-être pas de rendre la sobriété joyeuse, mais d’inventer des formes de sociabilité sobre. L’ivresse n’agit pas seulement comme un anesthésiant aidant à supporter les misères de l’existence. Elle est un lâcher-prise qui ouvre sur une expérience de la communication renouvellée où, au lieu de chercher à faire, on accepte plus aisément de se laisser agir par notre environnement. Cela n’est pas sans risque évidemment si l’entourage manque de bienveillance mais cela n’est pas sans sagesse non plus. Toute réserve gardée, il y a dans cette expérience quelque chose du non-agir taoïste. En prenant soin de rappeler que l’ébriété ne conduit pas nécessairement à l’ivresse, j’aimerais terminer cette émission en partageant une méditation du philosophe chinois Tchouang Tseu sur la sagesse de l’homme ivre :

«Quand un homme ivre tombe d’un char,il n’en meurt pas, même quand le char roule vite. Il a les même sos et les mêmes articulations que les autres gens, mais il ne se blesse pas parce que sa force agissante est entière. Il ne savait plus qu’il voyageait en char, il ne s’est pas rendu compte qu’il tombait. Ni mort ni vie, ni surprise ni peur ne pénètrent en lui de sorte qu’il peut heurter n’importe quoi sans éprouver de frayeur».

La chute ici est éclairée sous un nouveau jour. La description renvoie à une expérience qui n’est ni exceptionnelle, ni réservée à la seule ivresse, celle d’une chute spectaculaire et pourtant indolore. La pratique des sports de glisse, de la danse ou des arts martiaux fait appel à cette sagesse où le corpsva au sol comme on rentre à la maison, sans regarder, les yeux fermés pour ainsi dire. Celui qui anticipe la chute et appréhende le contact avec le sol aura tendance à se crisper et à se blesser alors que celui qui ne s’en soucie guère et s’émancipe du contrôle de la conscience, que ce soit par le vin ou par une autre voie, a plus de chance de s’en sortir indemne. L’homme redressé qui s’arrache à la gravité pour lancer son regard vers un horizon à conquérir a oublié cette sagesse. Poursuivant son destin individuel, il s’est coupé de ce qu’il est véritablement, en tant qu’il participe au mouvement de toutes choses. Au contraire, l’inconscience de l’ivresse permettrait à l’être entier d’agir.

Alors la sagesse est-elle du côté de la sobriété ou de l’ivresse ? Nul doute que la sobriété puisse être joyeuse. Cependant, si elle est portée par le souci de contrôle de soi et de son image en société, elle est aussi trompeuse que peut l’être l’ivresse qui altère le jugement. Et Maître Tchouang de conclure

"Si l'on peut se rendre entier de la sorte par le vin, combien plus peut-on se rendre entier par le ciel ! "

Extraits musicaux

  • Tentative, J’ai plein de trucs à faire

  • onie Pernet, Tu bois trop

  • Jacques, Je ne te vois plus

  • Dick Annegarn, Sacré Géranium

A écouter pour approfondir le sujet

A lire

  • Jean-Pierre Castelain, Manières de vivre, manières de boire. Alcool et sociabilité sur le port, Paris, Imago, 1989 : une enquête anthropologique menée auprès des dockers du Havre qui mériterait à elle seule son émission !                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    Notes

1Philippe Boursier, Clémence Guimont (dir.) Ecologies. Le vivant et le social, Paris, La Découverte, Hors collection Sciences Humaines, 2023

2Barbara Nicoloso, « Sobriété = égalité », in Philippe Boursier, Clémence Guimont (dir.) Ecologies. Le vivant et le social, Paris, La Découverte, Hors collection Sciences Humaines, 2023, p. 460

3Barbara Nicoloso rapporte les estimations de France Stratégie : en France en 2019 « les 50 % les plus modestes auraient émis en moyenne 5 tonnes équivalent de CO2 par an, contre 25 tonnes équivalent CO2 pour les 10 % les plus riches. » (ibid. p.461). Pour les premiers la voie de la sobriété est plus facile à tenir que pour les seconds.

4 Il sera publié plus tard dans Vers une Ecologie de l’esprit (Steps to an Ecology of Mind), 1972

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L'Instant Philo - L'invisibilité : menace ou fantasme ?

L’instant philo.                                                                 Emission du dimanche 1er décembre 2024

                                                 L’invisibilité : menace ou fantasme ?

Illustration : René Magritte : L'homme invisible

I.                    Première approche : l’invisibilité dans la perception

1)      Invisible et imperceptible

L’invisibilité est d’abord, tout simplement, celle des réalités qui échappent à notre perception visuelle. On remarque tout de suite que l’invisible se distingue de l’imperceptible. Quand on heurte dans l’obscurité avec violence un obstacle quelconque, on fait l’expérience douloureuse qu’une réalité qui échappe à la vue peut être appréhendée autrement. Souvent les autres sens permettent de percevoir ce que notre regard ne peut saisir. Notre odorat peut identifier une dangereuse fuite d’un gaz invisible. De façon plus poétique, la présence d’un oiseau, pourtant dissimulé dans les feuillages, peut être perçue par son chant.

2)      Un rapport ambivalent à l’invisibilité

a)      L’Invisible danger

Quand des indices sensoriels indiquent la présence d’un être pourtant invisible, des subjectivités différentes apparaissent. Parfois c’est une vive l’inquiétude : qu’on songe aux terreurs de l’homme préhistorique placé dans l’obscurité de la nuit, entendant d’étranges bruits et clameurs qui peuvent annoncer l’arrivée d’un prédateur. Dans bien des situations, il est vrai, voir ce qui se passe est rassurant : on a le sentiment de mieux maîtriser les choses car la vue est un des cinq sens qui nous fournit le plus d’informations sur ce qui nous entoure. Alors qu’une situation où l’on ne voit pas grand-chose peut être source d’une angoissante incertitude. Lors de la période du COVID 19, la présence possible du virus invisible ne manquait pas d’effrayer. Les films de suspens ou d’horreur savent d’ailleurs jouer avec ce danger d’autant plus menaçant qu’il se cache et qu’on se sait d’où il va surgir.

b)      L’invisible poétique

Tout à l’inverse, l’invisibilité d’une réalité peut être jugée très positive quand elle invite à une douce rêverie comme le chant du rossignol ou quand elle annonce de bonnes choses, comme la musique qu’on perçoit avant de voir le lieu festif vers lequel on se dirige avec impatience. Dans certaines religions, l’invisible est même un des caractères du sacré et du divin. Ensuite, sans être mystique, l’invisibilité peut être louée car elle nous soustrait au regard des autres et nous entraîne dans une autre dimension du monde où il est possible de réaliser, librement, sans craindre les jugements, nos désirs les plus fous. Pourquoi ces jugements si diamétralement opposées quand on parle de l’invisibilité ? C’est qu’elle constitue l’angle mort de la perception des choses dans lequel on sent, toutefois, que de la vie s’agite et que des histoires et des aventures peuvent se développer. Ce qui est invisible constitue le hors champs de notre existence ordinaire dont on ne peut minimiser ni l’importance, ni l’intérêt. Cela ne peut laisser indifférent. Car l’invisibilité désigne une mystérieuse et autre dimension du monde. Elle ouvre le champ de l’imprévisible et du possible, pour le meilleur comme pour le pire. Faisant sortir de la scène habituelle qui se joue sous les projecteurs qui éclairent le monde visible, elle nous fait découvrir des coulisses où s’agitent bien des passions.

II.                  Invisibilité concrète, sociale et intellectuelle

1)      L’invisibilité sociale

L’invisible est évidemment ce qui échappe au regard. Mais précision importante : au regard pris en trois sens assez différents. D’abord, comme nous l’avons dit, il s’agit de la perception visuelle. Ensuite du regard social, c’est-à-dire du jugement que toute une collectivité porte sur la réalité et notamment sur ses membres. Dans chaque société, la logique de la notoriété trace une ligne de partage entre des personnes bien en vue et de parfaits anonymes. L’invisibilité constitue également un des attributs des oubliés de la société, de ces personnes, parfois infériorisées, dont le malheur quotidien peut vite disparaitre des radars et du regard médiatiques. Elle devient alors signe d’exclusion et de mépris social. Les intouchables, dans le système des castes en Inde, ont été ainsi très longtemps – et c’est loin d’être fini – marqués par cette invisibilité qui leur bloquait l’accès à des fonctions bien en vue. L’invisible peut être ainsi ce qu’on a décidé d’exclure du champ du social, ce qu’on stigmatise et qu’on ne veut pas voir, toujours pour de bien mauvaises raisons.

1)      L’aveuglement intellectuel

L’invisible est enfin ce qui échappe aux yeux de l’esprit. Selon les sociétés et les époques, l’aptitude à saisir le réel peut prendre des configurations différentes. Des habitudes intellectuelles ou des schémas de pensées plus ou moins perspicaces peuvent faire disparaître certains aspects du réel. Des points aveugles et angles morts accompagnent ainsi la représentation du réel quand l’esprit fait preuve d’une certaine cécité du fait d’une grande ignorance ou d’un dogmatisme qui rétrécit notre ouverture sur le monde. L’invisible n’est pas toujours ce qui ne se montre pas, il est parfois ce qu’on n’est pas disposé à voir.

2)      Le lien entre ces trois invisibilités

Ces trois sortes d’invisibilité : visuelle, sociale et intellectuelle sont évidemment liées. C’est notre façon de penser et de nommer le réel qui donne à ce dernier, en partie, sa forme. La cécité intellectuelle a tendance à fermer les yeux et à étouffer les discours qui pourraient réactiver notre capacité à percevoir ces choses qui échappent à nos catégories de pensée. « Ni vu, ni connu », précise le dicton. Il peut être inversé : « Ni connu, ni vu ».  Que voit-on vraiment, pour prendre un exemple très concret, quand on se promène dans une forêt dont on ignore le nom des arbres, des animaux et des autres réalités qui s’y trouvent ? Peu de choses finalement. L’ignorance et l’absence de vocabulaire appauvrissent le monde. Bien des réalités restent invisibles à la vue, faute d’être identifiées par les yeux de l’esprit. 

2)      L’invisibilité sociale : façon d’échapper aux règles de la société

1)      Orientation de l’étude                                                                                                                           

Toutes ces considérations montrent la riche complexité de l’invisibilité. L’importance de cette notion dans la perception et la théorie de la connaissance demanderait, certes, d’autres développements – parfois ardus - comme le montre, à titre d’exemple, les derniers travaux du philosophe Merleau Ponty regroupés sous le titre : Le visible et l’invisible[i]. Je me  contenterai aujourd’hui d’insister sur la dimension sociale de l’invisibilité pour compléter mon propos.    

2)      Retour à l’ambivalence de l’invisibilité sociale                                                                                              

On l’a souligné, dans une collectivité, être invisible est le signe d’une relégation à une place modeste dans la collectivité, voire d’une exclusion du jeu social. D’une façon apparemment plus positive, l’obscurité de la nuit, qui peut effrayer, peut aussi protéger du regard social, permettre de réaliser sans subir le jugement des autres un certain nombre de fantasmes et cultiver nombre de désirs habituellement mal vus. Serge Gainsbourg, grand noctambule, a bien saisi cet aspect sulfureux de l’invisibilité dans une de ces ultimes compositions. 

3)      Le monde de la nuit

Le monde de la nuit comme celui de la fête peut-être celui d’une mise à distance des normes sociales. C’est bien souvent le hors champ d’une société qui permet, quand on s’y intéresse, d’avoir une meilleure image de la dite-société avec toutes ses frustrations, ses contradictions ainsi que l’ensemble baroque de ses désirs cachés. Cela peut être toutefois aussi le moment d’une libération des mauvaises passions. Car, à côté des joyeux noctambules, traînent aussi tout un monde interlope où une grande violence, parfois, n’est nullement absente.  Dans sa dimension sociale, on retrouve ainsi cette ambivalence qui est au cœur du domaine de l’invisible. D’un côté, on trouve la stimulation et l’enthousiasme d’une énergie libérée des règles du monde visible et bien établi. De l’autre, quand on est « ni vu, ni connu », on constate qu’on bénéficie alors d’une impunité qui peut encourager le désir de faire le mal.

4)      L’anneau de Gygès

Platon dans La République[ii] , l’histoire de l’anneau de Gygès illustre très bien ce versant immoraliste de l’invisibilité. Gygès est un berger. On sait que dans la plupart des récits, un berger incarne une certaine pureté morale. Après un tremblement de terre, Gygès s’aperçoit, en allant faire paître ses bêtes, qu’une caverne s’est ouverte au flanc de la montagne. Curieux, il y entre et y découvre une tombe occupée par le squelette d’un géant. Inspectant la sépulture, il est tout de suite attiré par une bague placée au doigt du géant dont il s’empare. Un temps plus tard, il se met à jouer avec le chaton de l’anneau qu’il a mis à son doigt et il constate, stupéfait, qu’il devient invisible. Dès lors des idées germent en lui qui le conduisent grâce au don d’invisibilité qu’il a acquis, à s’introduire, dans le château du roi de la cité voisine, à séduire sans vergogne la reine, à assassiner le souverain et à devenir un tyran en se servant du pouvoir de son anneau magique. Que cherche à dire cette histoire qui a inspiré Tolkien dans Le seigneur des anneaux ?  Tout simplement que lorsque l’invisibilité permet d’échapper au regard social et au jugement de la collectivité, lorsqu’elle autorise de faire le mal en toute impunité alors aucun homme, même parmi les plus vertueux, ne résiste à la tentation de commettre l’injustice, d’abuser de son pouvoir et de se laisser entrainer à faire le mal. C’est une leçon bien pessimiste que Platon dans La République, prend, au demeurant, le temps de réfuter rigoureusement.

Conclusion

De fait, le désir de se soustraire au regard social ne se réduit pas à la tentation de faire le mal en toute impunité, ni à la fascination à l’égard de pratiques sulfureuses habituellement désapprouvées. Ce désir de grande discrétion ne doit pas être laissé à la seule interprétation des esprits chagrins qui voient du mal partout. On peut cultiver avec profit, au plus loin des regards et des jugements, son jardin secret et rester dans sa tour d’Ivoire. L’invisibilité qui permet de s’affranchir de toute surveillance, n’est-elle pas un précieux auxiliaire de la liberté ? N’est-elle pas un bon antidote pour lutter contre cet idéal de transparence qui dérive trop souvent vers un voyeurisme débilitant ou un dispositif policier ? « Pour vivre heureux, vivons cachés »[iii] dit le proverbe. L’invisibilité n’est-elle pas, en effet, un havre de paix où la personnalité, loin de la vaine agitation, se forge, se ressource et se développe en toute tranquillité ? L’invisibilité peut tourner le dos à l’apparaître pour tenter de cultiver une meilleure façon d’être. Elle détient, à bien des égards, les vertus apaisantes et réparatrices du silence. On peut supposer ainsi, n’en déplaisent à une société de contrôle parfois plus intrusive que protectrice, que bien de belles et grandes choses ne peuvent se préparer, mûrir et s’épanouir qu’à l’abri des regards.

Les virgules musicales :

-          « Pas vu, pas pris », chanté par Marina Céleste. Musique composée par Ennio Morricone

-          « I’m the boy », de Serge Gainsbourg, chanson tirée de l’album Love on the beat

-          « Visible » de Ryan Nealon 

 


[i] Le visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, collection TEL, éditions Gallimard, 1988. 

[ii] La république, Platon, II, 360a et sq.

[iii] Dernier vers de la fable « Le grillon » de Florian (1793)