L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

Ouest Track Radio

"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : L'interprétation du rêve

« L’instant philo »                                              Emission du dimanche 19 juin 2022   

                                              L’interprétation du rêve                                                                                                     

I.             Propos liminaires

A.   Rappel

Pour Freud, si nous rêvons, c’est que nos désirs débordent du cadre étroit de ce que la réalité quotidienne peut nous apporter comme satisfaction. Toutes ces passions et aspirations bien présentes en nous qui ne trouvent pas moyen de se réaliser pourraient produire une amertume individuellement et socialement néfaste. Une des fonctions de l’activité onirique est de limiter la frustration que nous rencontrons fatalement dans nos existences. Pour désigner cette capacité que nous avons de traduire un désir qui nous hante en une création originale sur la scène onirique, Freud parle de dramatisation. Cette capacité de nous persuader qu’est présente en rêve une satisfaction qui est absente dans la réalité ne fait pas que compenser un manque, elle apporte également une dimension tout à fait originale à nos vies. A côté des désirs qui continuent de nous tourmenter après une journée auxquels le rêve donne satisfaction par l’imaginaire, il y a des aspirations plus générales, plus profondes peut-être, en tout cas plus existentielles auxquelles le rêve donne forme. La fonction onirique permet ainsi d’incarner le désir de donner du sens à ce que nous vivons et de donner corps au désir d’explorer de façon inventive les rapports complexes que nous tissons avec ce qui nous entoure, en les rejouant et en les scénarisant.

B.   Les rêves à interpréter.

Tout rêve est la réalisation d’un désir. Tel est le cadre interprétatif général proposé par Freud. Mais, comment savoir quel désir particulier se réalise dans ces rêves d’adultes qui paraissent si étranges et incompréhensibles ? Pas facile ! C’est justement là qu’une interprétation devient nécessaire. Ce qui est sans ambiguïté n’a nul besoin qu’on enquête pour en saisir le sens. Dans le souvenir qu’on a des rêves qui réalisent clairement un désir bien identifié, tout est compréhensible. Quand des scientifiques sont envoyés dans une station polaire à l’époque de Freud, ils se trouvaient condamnés à se nourrir pendant des semaines essentiellement de boites de conserve ; il n’est pas étonnant que tous finissent par rêver de façon récurrente de festins merveilleux. Le désir réalisé alors n’a rien de mystérieux. Par contre, les rêves où ce sont des désirs inconscients qui se réalisent demandent à être interprétés. En effet, le souvenir que nous en avons – Freud parle pour le désigner de « contenu manifeste » - ne permet pas d’accéder directement à son sens. Le contenu qui se manifeste à notre conscience au réveil dans ces songes intrigants semble lourd d’une signification énigmatique que Freud appelle « le contenu latent » - « latent » car s’il nous échappe bien, on en a tout de même une sorte d’intuition vague. Interpréter un rêve consiste donc, à l’aide d’une enquête et d’un ensemble de moyens mobilisés, à tenter de retrouver son sens profond à partir de la mémoire qu’on en a. Comment concrètement fait-on ? Quelle méthode Freud préconise-t-il pour arriver à décrypter nos productions oniriques les plus déconcertantes ?

II. La méthode d’interprétation du rêve

A.      Théorie.

1)   Le travail de censure

Les rêves à interpréter sont ceux qui mettent en scène des désirs inconscients dont  la satisfaction reste cachée pour protéger notre équilibre. Dans ces productions oniriques, notre psychisme dissimule la présence de pulsions perturbatrices. Dans cette censure que Freud nomme le travail du rêve, diverses opérations interviennent. Par exemple, un rêve peut transformer une information trop déstabilisante en un élément symbolique : c’est le cas de bien des aspects sexuels qui arrivent à la conscience sous une forme ainsi moins explicite. Par exemple, le sexe masculin prend la forme d’une bougie ou du cou d’un cygne. A côté de la symbolisation, deux autres opérations contribuent à brouiller les pistes du rêveur. D’abord la condensation où diverses scènes, personnes ou lieux sont mêlés. Il n’est pas rare dans un rêve de passer magiquement d’un endroit à un autre très éloigné,  d’une époque à une autre, parfois d’une personnalité à une autre. Freud met l’accent aussi sur le déplacement qui consiste pour un sentiment ou pour une réaction d’être changé de place dans l’agencement d’une scène. C’est ainsi que la colère peut s’exprimer violemment contre une personne qui n’en est pas la cause alors que l’individu qui mériterait qu’on lui souffle dans les bronches est épargné. Si dans notre souvenir, notre animosité a été déplacée, c’est souvent que la personne qui nous a indignés est une personne d’autorité que notre conscience ne trouverait pas bienséant d’agresser.

2)      Codage et décodage.

Le travail d’interprétation doit d’abord s’appuyer sur les opérations qui ont conduit à coder et à transformer le contenu du rêve pour qu’il devienne inoffensif dans la réception qu’on en a. Interpréter, c’est donc décoder le rêve à l’aide de toutes ces opérations complexes - la symbolisation, la condensation et le déplacement - qui ont permis d’en cacher la portée réelle. Rien de scandaleux à cette censure car c’est chose, disons, normale, que de protéger le psychisme de désirs perturbateurs.

B.   La pratique.

1)   Une objection ?

Faudrait-il alors s’interdire d’interpréter ces rêves qui pourraient être déstabilisants ? Rappelons d’abord que Freud a toujours mis en garde contre une diabolisation de l’inconscient qui consiste à se le représenter comme une sorte de boite de Pandore dont sortiraient essentiellement des pulsions néfastes. La réalité est souvent d’une plus grande banalité et finalement, inoffensive. Ensuite quand le souvenir d’un rêve d’adulte affleure à notre conscience, c’est une invitation à y aller voir de plus près pour mieux comprendre ce qui se trame en nous. Il suffit de prendre un exemple d’interprétation de rêve pour s’en persuader.

2)   Un exemple.

a)   Le contenu manifeste  

Dans son ouvrage, Sur le rêve, Freud donne un exemple : « Une jeune fille rêve que le second enfant de sa sœur vient de mourir et qu’elle se trouve devant le cercueil exactement comme elle s’est trouvée, quelques années auparavant, devant celui du premier-né de la même famille. Ce spectacle ne lui inspire pas le moindre chagrin. »[i]

C’est là un rêve d’adulte déconcertant et culpabilisant. On sent bien que le souvenir du rêve ne donne pas le sens véritable. Freud précise : 

« La jeune fille se refuse naturellement à voir interpréter son rêve dans le sens d’un désir secret et agressif – précisons-le : elle n’a rien contre son neveu dont elle ne souhaite évidemment pas la mort. Ni apparemment contre sa sœur qui a déjà perdu son premier enfant.

 

b)   La méthode d’association libre des idées.

Pour en savoir plus et obtenir des éléments qui vont permettre de décoder ce rêve, Freud utilise la méthode d’association libre des idées grâce à laquelle il a obtenu déjà quelques succès en psychothérapie. Concrètement, il demande à la patiente de préciser tout ce qui lui vient à la tête à l’évocation de ce rêve, sans rien écarter, même si cela ne semble rien à voir. Cette méthode a apporté quelques éléments éclairants que Freud résume ainsi :    

« «(…)  il y a ceci qu’auprès du cercueil du premier enfant,  elle s’est rencontrée avec l’homme qu’elle aime; elle lui a parlé; depuis ce moment, elle ne l’a plus jamais revu. Nul doute que, si le second enfant mourait, elle rencontrerait de nouveau cet homme dans la maison de sa sœur. Elle se révolte contre cette hypothèse, mais elle en souhaite ardemment la conséquence, c’est-à-dire la rencontre de l’homme aimé. Le jour qui a précédé le rêve, elle avait pris une carte d’entrée pour une conférence où elle espérait le voir. »

De ces faits collectés par la méthode d’association libre des idées et en mobilisant l’opération psychique de déplacement, Freud tire une interprétation de ce songe. Il écrit :  

« Le rêve est donc un simple rêve d’impatience, comme il s’en produit avant un voyage, avant une soirée au théâtre, dans l’attente de n’importe quel plaisir. Mais la jeune fille se dissimule à elle-même son propre désir; alors, à l’un des aspects trop indicatifs de la situation, il s’en substitue un autre, aussi impropre que possible à inspirer la joie qui persiste.»

Conclusion : Plusieurs perspectives d’interprétation

Derrière un aspect troublant, ce rêve cache, à première lecture, une mise en scène permettant de donner satisfaction au souhait que cette femme a de revoir un homme qui lui est cher. Une autre interprétation toutefois semble possible qui permet de mieux expliquer culpabilité et déni d’agressivité qui s’expriment chez la jeune femme. La rivalité fraternelle entre frères et sœurs n’a pas attendu Freud pour être saisie et bien des mythes dans toutes les civilisations nous en parlent. Le désir de la jeune fille n’est dès lors peut-être pas totalement centré sur ce conférencier qu’elle ne connaît d’ailleurs visiblement pas bien, mais aussi sur une situation qui pourrait lui apporter satisfaction en la replaçant à égalité avec sa sœur. Cette dernière en effet a pu se marier et faire deux enfants. La femme qui rêve est célibataire et sans enfant. Dans une famille traditionnelle à cette époque, cette situation n’est pas enviable car la jeune femme commence ainsi une carrière de « vieille fille ». Ce rêve ne serait-il pas une façon de retrouver une situation équilibrée avec sa sœur ? Cette dernière y perd son second enfant. Mais la jeune femme rencontre un potentiel mari. Les voilà de nouveau à égalité. Ce rêve exprime-t-il alors du ressentiment à l’égard d’une sœur dont elle est jalouse ? Ou bien est-ce une façon d’interroger la place d’une jeune femme  à une époque où il est assez mal vu qu’elle ne trouve pas à faire couple et enfants ? Peut-être ces deux choses en même temps. Interpréter, un rêve c’est considérer que les désirs et préoccupations individuels prennent source aussi dans une situation historiquement et sociologiquement déterminés

Pour un même rêve, des interprétations différentes, sans être au demeurant, contradictoires, sont donc possibles. Est-ce un défaut ou, au contraire, une richesse ? Je pencherais pour la seconde solution. En tout cas, il est important de souligner que pour Freud, le rêve n’est pas simplement du côté d’une imagination qui permet de compenser, voire d’oublier, les déceptions et frustrations du réel. Le rêve est aussi du côté de l’enquête et de la recherche de soi : il constitue, comme ne cesse de le répéter Freud, « la voie royale de l’exploration de l’inconscient ». Dans l’activité onirique s’inventent des dispositifs qui permettent de rendre visible et d’incarner le réel de nos désirs, même les plus inconscients, même les plus hésitants, même les moins affirmés. Freud ne serait pas en désaccord, je pense, avec l’idée formulée dernièrement par le sociologue Bernard Lahire[ii] selon laquelle « le rêve est une conversation de soi avec soi ».  Si la nuit porte conseil comme on dit, n’est-ce pas parce qu’elle constitue un moment de réflexion et de maturation dans lequel l’activité onirique a tout son rôle à jouer ?  

Virgules musicales : 1.   Ryuichi Sakamoto & Alva noto : « Moon » dans l’album INSEN (2005)             2.   Boards of Canada : « Music is math » dans l’album Geogadi (2002)


[i]Freud : Sur le rêve, chap. IX.

[ii] Bernard Lahire : L’interprétation sociologique des rêves, La découverte, 2018.

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L'instant Philo : pourquoi rêvons-nous ?

L’instant philo                                                                      Dimanche 22 mai 2022

                                                     Pourquoi rêvons-nous ? 

Introduction

Pour les grecs, Morphée dans les bras duquel nous nous réfugions chaque nuit, est à la fois le dieu du sommeil et celui des songes. En effet, lorsque nous sommes assoupis nous traversons deux séquences bien distinctes. Il y a le sommeil profond où nos activités cérébrales sont au plus bas, où le corps s’abandonne à l’inertie la plus complète. Le visage du dormeur n’exprime alors plus rien et on peut être fasciné mais aussi effrayé par cette façon de s’absenter physiquement du monde qui ressemble à la mort. Il existe aussi le sommeil dit paradoxal – paradoxal car si on branche un électroencéphalogramme sur la tête du dormeur, on peut constater une activité cérébrale intense, souvent équivalente à celle d’une personne bien réveillée. Cette période s’accompagne aussi de mouvements du corps. Les yeux s’agitent souvent derrière les paupières, l’individu endormi change volontiers de position et peut prononcer quelques brèves et souvent incompréhensibles paroles. Il arrive même qu’il se redresse, se lève et se transforme en somnambule. Bref lors du sommeil paradoxal, il se passe quelque chose de vraiment intrigant et c’est justement le moment où nous rêvons.

Toutes les nuits nous rêvons, même s’il est courant que nous n’en ayons aucun souvenir. Et quand nous nous souvenons d’un rêve, c’est souvent avec étonnement et fascination. Le rêve a ainsi de quoi nous faire spéculer. On a, par le passé, souvent estimé que les Dieux, par son intermédiaire, entraient en communication avec les humains. Les rêves, revêtus d’un caractère sacré, étaient ainsi pris très au sérieux et faisaient l’objet de multiples interprétations. On entend toujours parler de rêves prémonitoires et les élucubrations sur les pouvoirs extraordinaires du rêve vont bon train sur internet. Mais que penser en vérité de cette activité onirique ? Quelle est sa fonction et son sens profond ? Comment définir le rêve ? Pourquoi rêvons-nous ?

I.                    Le rejet de la conception « mythologique ». 

Le discours le plus savant et le plus cohérent que nous ayons pour l’heure sur le rêve est, celui de la psychanalyse, en dépit de toutes les interrogations qu’elle continue de soulever. Freud, le père fondateur de cette nouvelle psychologie, s’est intéressé très tôt au rêve qu’il considère dans son premier ouvrage comme « la voie royale de l’exploration de l’inconscient »[i]. Faire l’étude de ce phénomène, somme toute banal, constitue en effet à ses yeux un argument fort pour prouver que notre activité psychique ne se réduit pas à la conscience que nous en avons. Si nous voulons répondre aux questions que nous nous posons, c’est donc d’abord les analyses de Freud qu’il faut prendre en considération.

 Son geste initial de scientifique en cette affaire est d’écarter la représentation « mythologique » et irrationnelle du rêve qui estime que l’activité onirique constitue un accès à une autre dimension du réel, souvent un monde surnaturel. On peut penser au « dream time » - ce temps du rêve qui est le moment mythique au fondement de toute la conception totémiste du monde des aborigènes d’Australie. Plus proches de nous, dans les monothéismes, beaucoup de relations au divin ainsi que d’annonces faites notamment à des prophètes, se déroulent lors de rêves. Enfin, là où le culte des ancêtres est pratiqué, les songes sont censés permettre d’entrer en contact avec les défunts. Penser le sommeil comme un accès à un monde différent a inspiré aussi le cinéma fantastique. Dans Les griffes de la nuit de Wes Craven, l’héroïne dès qu’elle s’endort, se retrouve en proie aux lacérations d’un personnage terrifiant qui incarne assez bien l’aspect autodestructeur de certaines pulsions inconscientes quand elles font retour dans la conscience.

II.                  Fonction et définition du rêve.

1)      Pourquoi rêvons-nous ? 

Freud estime que toutes ces représentations d’un au-delà que l’activité onirique permettrait d’explorer, ne sont que des interprétations imaginaires d’une activité psychique bien réelle mais mal comprise. Là où la vision mythologique voit dans le rêve le lieu d’une rencontre avec des réalités extérieures et surnaturelles, Freud, en scientifique qu’il est, perçoit la présence d’un pouvoir tout à fait naturel et intérieur à notre psychisme qu’il nomme la « dramatisation »[ii]. De quoi s’agit-il ? La dramatisation est la capacité que nous avons de mettre en scène à l’aide d’une production imaginaire la réalisation un désir qui nous tient à cœur. Cette fonction psychique générale permet de comprendre bien des œuvres d’imagination mais aussi et surtout le jaillissement en nous des rêves. Si nous rêvons la nuit, c’est parce que nous mettons en scène la satisfaction d’aspirations profondes que dans la journée, nous ne pouvons pas combler. Le rêve est ainsi une sorte de soupape de sécurité qui permet à la pression de nombreux désirs non assouvis dans le quotidien de baisser et de devenir supportable. Une personne qui perdrait la possibilité de rêver deviendrait folle. Loin de nous introduire dans une extension mystérieuse du réel, le rêve permet de nous consoler grâce à l’imaginaire de toutes les privations que le réel nous impose. On comprend mieux ainsi l’opposition entre rêve et réalité.

2)      Une définition générale du rêve.

Toutes ces précisions autorisent Freud à proposer la définition suivante : « le rêve est la réalisation d’un désir ». De fait quand on utilise l’expression populaire, « ce serait le rêve ! », dit-on autre chose ? Le rêve désigne ici le bonheur, c’est-à-dire la satisfaction d’un désir qui nous comblerait vraiment. Et puisqu’il est de manière générale toujours la réalisation d’un désir sur une scène imaginaire, le rêve a bien un sens. Une interprétation de nos songes à l’aide de connaissances et d’une méthode scientifiques est envisageable qui peut permettre de saisir les désirs bien réels et souvent inconscients qui s’agitent en nous. Une enquête peut être ouverte pour découvrir quelle aspiration profonde s’exprime dans nos rêves et quels fantômes oubliés de notre passé viennent parfois nous hanter.

III.                Rêve d’enfant et rêve d’adulte.  

 

1)      Représentation matérialiste du rêve

Freud s’est opposé avec force aux théoriciens matérialistes de son époque qui estimaient que le rêve est un épiphénomène sans aucun sens. Ces derniers, prenant appui sur l’aspect décousu et absurde de la plupart de nos rêves, en concluaient que ces fragments incohérents de représentation et d’affects sont les produits d’une simple surchauffe de notre activité cérébrale. Quand une machine a beaucoup tourné, elle continue parfois quand on l’éteint à émettre sifflements et grincements divers. Il serait incongru de tenter de saisir à travers ces bruits un message qu’elle nous adresserait. De la même manière quand une journée est très agitée, notre cerveau stimulé est en ébullition et lorsque le sommeil arrive, il produit encore en vrac images et sentiments qu’on nomme « rêve » dont il n’y a rien à tirer. Pour les matérialistes, songe n’est que mensonge et un scientifique se couvrirait de ridicule s’il voulait interpréter un rêve.

2)      Le rêve d’enfant.

Freud s’inscrit en faux contre cette théorie. Il existe, en effet, des « rêves d’enfant » qui réalisent clairement pendant le sommeil un désir conscient.  Par exemple, un enfant qui adore jouer au foot avec ses camarades, doit à la fin d’une journée passée à cette saine activité, rentrer à la maison, prendre sa douche et son dîner et se coucher. Il peut certes protester mais avec la pression conjuguée des parents et de la fatigue, il finit par s’endormir. Au matin, quand il raconte son rêve, on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a rêvé jouer au foot et qu’au fond, il a pu réaliser sur la scène onirique le désir qui lui tenait à cœur de satisfaire.

3)      Le rêve d’adulte

L’erreur des matérialistes est d’ignorer ces rêves qui réalisent clairement des désirs conscients. Les matérialistes en restent aux rêves dits « d’adulte » qui sont des réalisations déguisées de désirs inconscients. Pour Freud, on le sait, notre activité psychique est en partie inconsciente car nous avons en nous des pulsions et des aspirations que nous ne supporterions pas de voir en face. Bien des idées et des passions sont ainsi refoulées, c’est-à-dire rejetées dans la partie inconsciente de notre psychisme en vue de protéger notre équilibre. Néanmoins, ces désirs refoulés et inconscients restent en nous et il est bon aussi pour notre équilibre, de leur concéder quelques satisfactions quand ils montent en puissance et pourraient créer des tensions dommageables à notre santé mentale. Les rêves d’adulte répondent à cette nécessité de mettre en scène quelques actes qui apportent une satisfaction imaginaire à ces désirs qui s’agitent en nous sans que nous puissions bien les identifier et qui pourraient nous tourmenter. L’activité onirique développe ainsi en nous un théâtre intérieur qui nous console des fortes déceptions du quotidien, que ces dernières soient conscientes ou non.

4)      Le cauchemar

Mais que faire des cauchemars qui semblent contredire par leur contenu émotionnel négatif l’idée que le rêve serait réalisation d’un désir et source de bien-être ? Il est bon de rappeler tout d’abord que nos propres désirs peuvent nous faire peur, produire de l’angoisse et avoir été d’ailleurs refoulés pour cela. Dans les rêves d’adulte habituellement la réalisation des désirs inconscients est censurée : la conscience est alors protégée. Notre souvenir de ces rêves cache tout ce qui pourrait trop nous perturber. Ce travail de dissimulation se fait en grande partie au moment où nous rêvons, même si on constate avec surprise qu’il arrive que les traces d’un rêve qui semblaient bien imprimées s’effacent au fur et à mesure que la journée avance. Les cauchemars se produisent justement quand le travail de censure ne fonctionne plus bien. Le psychisme utilise alors un autre moyen pour protéger la conscience: il brouille tout ce qui est trop explicitement déstabilisant par une montée d’angoisse qui détourne l’attention. Si cela ne suffit pas, il ne reste plus qu’à faire monter l’angoisse au point de réveiller le dormeur qui arrête ainsi de rêver. Le cauchemar ne déroge pas à la définition du rêve : le cauchemar est aussi la réalisation certes mal dissimulée d’un désir inconscient où la censure n’arrivant plus à protéger la conscience avec ses outils habituels, fait monter l’angoisse et finit même par stopper tout le processus en cours quand elle voit que cela dégénère. La différence entre ces deux manifestations de la vie onirique que sont le rêve et le cauchemar n’est donc pas si radicale.

            Au fond, si nous rêvons, c’est parce que nos aspirations dépassent toujours la réalité que nous vivons. Le rêve peut-être ainsi pensé comme un refuge construit dans l’imaginaire mais il est aussi ce qui nous conduit à transformer le réel et à espérer un monde meilleur. 

Dans une prochaine émission, j’aborderai la question de l’interprétation des rêves en prenant le temps de développer quelques exemples pour illustrer le propos.

Didier Guilliomet

Virgules musicales utilisées dans cette émission :

-          Un extrait de l’album Rubycon (1975) du groupe allemand Tangerine Dream.

-         Un extrait de la chanson «  Ghosts » (1981) du groupe Japan


[i] Le rêve et son interprétation.

[ii] Sur le rêve, chap. 3.

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L'Instant Philo : Rupture et Continuité

Illustration : Photographies de Roman Opalka

L’instant philo                                                                                                Rupture et continuité 

L’émission a été diffusée le dimanche 24 avril 2022 dans le magazine « Viva Culture » sur Ouest Track Radio.  

Référence musicale : « O Superman » de Laurie Anderson : https://www.youtube.com/watch?v=Vkfpi2H8tOE

I.             Analyse générale

A.    Remarques introductives 

Dès qu’on veut appréhender l’évolution d’une réalité, les idées de « Rupture et continuité » se présentent assez spontanément à nous. Les années passant et s’accumulant, on se demande : qu’est-ce qui a vraiment changé ? Et qu’est-ce qui reste identique ? Ces notions de « Rupture et continuité » ont pour caractéristique de s’appliquer, de façon qui nous semble éclairante, aux choses sur lesquelles le cours du temps a une prise et auxquelles il arrive quelque chose. Elles se présentent ainsi comme des catégories utiles et même indispensables pour saisir toute réalité soumise à la temporalité, c’est-à-dire pour appréhender tout ce qui existe autour de nous.

Mais on s’aperçoit vite que les choses se compliquent quand on cherche à se servir de cette distinction. On est souvent embarrassé. On s’exerce alors à de subtiles nuances : ainsi on juge qu’il y a « rupture dans la continuité » dans certains cas. Façon de dire que ça change sans changer. Mais quand des artistes comme Bob Dylan ou David Bowie ne cessent de se réinventer tout au long de leur carrière, on se risque à parler de continuité dans la rupture. Pas facile. On a aussi parfois l’impression que ces catégories sont des habits trop amples ou trop étroits, en tout cas, mal adaptées au corps des phénomènes dont les contours se trouvent cachés ou déformés par ce qui était censé les faire mieux percevoir. Comment arriver à bien ajuster et adapter ces notions à la réalité ? Rupture et continuité forment donc un couple plus complexe et énigmatique qu’on ne le pense. Aussi est-il utile de commencer par en donner une définition plus précise.  

B.    Définitions

1)      La continuité.

Quand on a le sentiment que rien ne change fondamentalement pendant un laps de temps dans un domaine quelconque, on parle de continuité. Quelque chose demeure. Par opposition, dans la rupture, quelque chose meurt et disparaît. A la suite de quoi, la nature ayant horreur du vide, autre chose apparait.

Pour autant, la continuité ne se confond pas avec l’identité. Il y a tout de même de la  différence dans la continuité entre des choses qui gardent un lien si fort qu’elles peuvent être rassemblées. Un tas de sable peut-être plus ou moins fourni : on peut en rajouter ou en retirer un peu : cela reste un tas de sable. Les variations constatées ne sont que quantitatives. De façon plus générale, Anaxagore, ce penseur présocratique du cinquième siècle pouvait affirmer : « Rien ne se crée, rien ne périt mais des choses déjà existantes se combinent et se séparent ». La continuité n’exclut donc pas le changement mais elle est une discontinuité de faible intensité Dans un autre domaine, la série de toiles de Cézanne représentant la Montagne Sainte Victoire ou celle de la cathédrale de Rouen à des heures différentes peintes par Claude Monet constituent des variations sur le même thème. Dans ces deux ensembles cohérents, aucun tableau ne tranche radicalement avec les autres : il y a donc continuité, en dépit de la diversité des œuvres.

2)       La rupture.   

Comment définir la rupture ? Tout d’abord, elle n’est pas une simple suspension temporaire de l’ordre habituel. On a ainsi envisagé un temps la période de pandémie et de confinement que nous avons traversée comme ce qui allait produire un monde d’après très différent. Il y a bien eu alors interruption d’un ordre du monde du fait de l’interférence perturbatrice de l’épidémie. Mais pas disruption – pour employer un terme à la mode. Le cours des choses a malheureusement continué comme avant. Une simple parenthèse n’est pas une rupture. Car cette dernière consiste à mettre un point final, à tourner la page et parfois à écrire un nouveau chapitre.

Une rupture renvoie à du disruptif, c’est-à-dire à un événement qui change tout dans un domaine. C’est un bouleversement profond qui fait qu’il y a un avant et un après. Rupture, brisure, cassure : ces termes vont ensemble. Mais la rupture n’a pas qu’un versant négatif : elle peut être aussi une destruction créatrice – pour reprendre l’expression de l’économiste Joseph Schumpeter. Avec la révolution française, l’ancien régime tombe mais la République est posée sur les fonts baptismaux. On change d’époque avec l’avènement d’une organisation nouvelle du politique. Toute rupture ne constitue pas cependant un progrès. Rompre avec le passé peut conduire à une régression comme le montrent la prise de pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 ou encore le changement climatique dont nous commençons à sentir les effets délétères.

L’exemple du tas de sable montre qu’une rupture peut aussi être jugée neutre dans la mesure où elle n’impacte pas la vie des humains. Si j’évacue progressivement tout le sable, le tas disparaît. On a fait place nette. On est passé à autre chose. Inversement, si on ajoute des tonnes et des tonnes de sable, ce n’est bientôt plus un tas mais une montagne. La différence de quantité peut produite une différence de nature. Il y a des effets de seuil.

Dans tous les cas, la rupture est un saut qualitatif : le passage d’une réalité à une autre. Et ce toujours dans un domaine précis car il reste un fond d’identité dans la rupture. La rupture a lieu, en effet, entre réalités qui font partie d’un même ensemble. Sinon, on ne parle plus de rupture mais de choses qui n’ont plus rien à voir entre elles. La révolution ne change rien à un tas de sable. Et la disparition de ce dernier ne constitue pas habituellement un évènement politique.  

En somme, par opposition à la continuité qui est une discontinuité de faible intensité où le temps qui passe ne change pas la nature des choses, la rupture est une discontinuité de forte intensité qui signifie changement radical dans un domaine précis.

II.           Quel est le bon usage de ces notions de rupture et de continuité pour saisir le réel ?

Comment se servir judicieusement de ces catégories à la fois opposées et proches ? On observe deux tendances qui privilégient chacune dans l’interprétation des phénomènes une des notions à l’exclusion de l’autre.

A.      Continuistes versus discontinuistes  

D’un côté, les gradualistes, qui ont pour représentant illustre Charles Darwin, estiment que la continuité est la loi dans la nature. C’est pourquoi on les nomme aussi « continuistes ». Ils se veulent rationalistes. Pour eux, il n’y a pas de création spontanée, imprévisible et inexplicable. La nature ne fait pas de saut en dépit des changements qu’on y constate et elle ne supporte donc aucune rupture. « Rien se perd, rien ne se crée, tout se transforme », telle est la formule proche de celle d’Anaxagore que l’on utilise habituellement pour présenter le principe de conservation des masses dans le changement d’état de la matière formulé par Lavoisier au XVIIIème siècle. Déterministes, Les continuistes s’efforcent de dégagent les chaînes causales qui relient clairement le présent au passé dont il provient– ce qui semble raisonnable du point de vue scientifique.

De l’autre côté, pour les discontinuistes, il y a lieu de parler de ruptures et de création dans la marche du monde qu’ils jugent imprévisible. Ils sont très attentifs et sensibles dans tous les domaines à ce qui est inédit et nouveau. Le paléontologue et biologiste Stephen Jay Gould, dans sa théorie des équilibres ponctués, avance contre Darwin, avec de sérieux arguments, que les transitions évolutives se font brutalement et non graduellement. Dans l’Histoire, les discontinuistes mettent l’accent sur l’évènement qui change tout et fait bifurquer l’humanité dans une autre direction alors que les continuistes, à la manière de Fernand Braudel et des représentants de l’école des annales, estiment que l’évènement historique n’est que l’aspect plus visible de lames de fond souterraines qui s’inscrivent dans un temps long. Les continuistes portent, en effet, Intérêt aux invariants. Ainsi derrière l’URSS, De Gaulle voyait la persistance d’une nation - la Russie - qui aurait dû être prise davantage en considération par ceux qui voyaient avec la fin de la guerre froide l’effacement définitif de ce pays sur la scène internationale. Quand l’écume des événements se dissipe, des réalités monolithiques qu’on croyait disparues, réapparaissent en effet souvent.

B.      Rupture, continuité et réalité

Il est difficile de trancher définitivement entre continuistes et discontinuistes. Qui a le bon jugement ? Celui qui discerne, non sans une pointe d’ironie, derrière la nouveauté les vieux et classiques scénarios ? Ou celui qui se plaint, souvent à raison, de notre tendance à recouvrir les couleurs de la nouveauté du gris de l’ancien ?  Celui qui perçoit la continuité et les invariants dans les soubresauts de l’histoire ? Ou bien celui qui est sensible à ce qui se présente, parfois de façon très discrète, comme une rupture par rapport à ce qui s’est passé avant ? Parfois aucun des deux. Des fois, alternativement les deux. La pilule contraceptive, une des révolutions du vingtième siècle,  a produit une vraie rupture dans la condition féminine, la sexualité, et la représentation de la natalité. Toutefois quand elle a été autorisée en France avec la loi « Neuwirth » de 1967, elle a été présentée comme la suite du mouvement d’émancipation des femmes en France qui leur a donné le droit de vote après la seconde guerre mondiale, le prolongement aussi d’une politique nataliste qui prend en considération les bonnes conditions de vie de l’enfant et la santé des femmes pour laquelle des enfantements successifs peuvent être dangereux. Claude de France, la première épouse de François 1er, est morte à 24 ans, épuisée par sept accouchements successifs.  

Toute la question est de bien accorder nos jugements avec le domaine de réalité qu’on appréhende et d’ajuster nos grilles de lecture au corps des phénomènes. Car si rupture et continuité sont des notions pertinentes, c’est qu’il y a une qualité mixte du réel qui correspond à ces deux notions. Bergson écrit dans La pensée et le mouvant[i] :« C’est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie (…) la réalité est la mobilité même ».

Pour Bergson, la réalité est le temps lui-même qui unit continuité et changement profond. Ce n’est pas par hasard qu’il a intitulé un de ses ouvrages majeurs : L’évolution créatrice. Tout est en mouvement. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. L’immobilité n’est que de la mobilité qui se cache. De la même façon, toute continuité dissimule par la lenteur et la faible intensité qui la caractérise, une rupture qui se prépare et une nouveauté qui prend forme. De même que nous avons besoin de distinguer ce qui est immobile de ce qui est mobile pour nous guider dans nos actions et y voir clair dans ce qui nous entoure, nous avons besoin de distinguer continuité et rupture, même si cette dernière met à nu brutalement l’évolution créatrice incessante. Il faut rompre selon Bergson avec une vision manichéenne qui opposerait complétement rupture et continuité car, bien qu’il soit utile qu’on les distingue, elles conservent un lien profond. Pour lui, rien se perd, tout se transforme, tout évolue en créant continument du nouveau, parfois de façon discrète et imperceptible, d’autre fois de manière plus spectaculaire.

Pour comprendre la réalité à l’aide des catégories de rupture et de continuité, il nous semble utile en guise de conclusion, de nous tourner vers cette bipédie que Darwin a étudiée avec passion. La marche du monde en effet n’est possible que grâce à deux jambes, l’une est posée, stable, sur le sol du passé, l’autre s’élance aventureusement dans les airs, en déséquilibre, cherchant devant elle un point appui pour nous faire avancer et nous placer dans une situation future qui peut être complétement nouvelle. Ceux qui ne se servent que d’une des catégories, pensent que la réalité est unijambiste … mais ça ne marche pas !  


[i] La pensée et le mouvant : Chap. V. La perception du changement

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L'Instant Philo : Economie et écologie

L’instant philo                     Economie et écologie                           Emission du dimanche 27 mars 2022

Introduction

« Economie et écologie » : ces deux termes sont très proches. « Eco » vient du grec Oikos qui signifie la maison ou l’habitat. Nomos qui a donné en français « nomie » désigne la loi ou la gestion. L’économie, en ce sens, est la bonne administration ou gestion de la maison. L’écologie, elle, est littéralement l’étude ou la science (du grec Logos) de notre milieu de vie.

Cette proximité n’a pas empêché économie et écologie de prendre des chemins différents. Et même de rentrer violemment en conflit l’une avec l’autre. L’écologie, s’appuyant sur des données scientifiques, lutte pour promouvoir ce qui permettrait de protéger notre maison commune - la terre. L’écologie vise ainsi cette saine administration de notre habitat dont notre système économique actuel s’est détourné en poursuivant inexorablement sa marche, au nom de la croissance, vers une dégradation de plus en plus dangereuse des conditions de vie sur notre planète.

On pourrait pourtant se donner les moyens d’avoir une gestion de notre maison commune respectueuse d’un équilibre favorable à l’ensemble des vivants. Mais pour réconcilier économie et écologie, ces deux sœurs devenues ennemies, il y a une vraie révolution à faire – à commencer dans notre représentation des choses. Dans cette émission, à partir d’un abécédaire constitué de trois entrées : « bien-être », « pouvoir d’achat » et « décroissance », nous aimerions interroger justement le rapport entre économie et écologie et ouvrir ainsi quelques pistes de réflexion. Nous avons eu l’occasion, à l’invitation de Jean-Luc Guyon-Firmin du service culturel de Montivilliers, d’aborder ces points lors d’une séance de l’université populaire consacrée à la transition écologique. Cette émission reprend dans une large mesure les enregistrements effectués lors de cette université populaire dont les activités continuent jusqu’en juin prochain[i]

  1. Le bien-être

C’est un sentiment de satisfaction à la fois matérielle et morale. Proche ainsi du bonheur qui est toutefois une satisfaction sur une durée plus conséquente de nos désirs principaux.  Le bien-être ne se définit pas seulement par un bon niveau de revenu et un bon pouvoir d’achat. Certains économistes le définissent parfois à l’aide du P.I.B. – indicateur du bien-être dans un pays. Le bien être va plutôt avec le bien-vivre dont se préoccupe l’éthique. J’aime bien rappeler à ce sujet la définition que donne le philosophe Paul  Ricœur : l’éthique est le souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres dans des institutions justes »[ii].  Il faut le rappeler – tant il est vrai qu’on l’oublie souvent - l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. L’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole – a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet de nous transporter à une vitesse hallucinante à l’autre bout du monde. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective du dérèglement, voire de l’effondrement du système ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ». Dès qu’il s’agit d’envisager la nécessité d’un changement profond de notre mode de vie, on tombe souvent dans l’éco-anxiété – bref dans un mal-être profond. Comment faire son deuil de cette abondance exceptionnelle ? Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité. Croit-on sérieusement que les modèles de vie qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ?

  1. Le pouvoir d’achat.

Les économistes définissent « le pouvoir d'achat par la quantité de biens et de services que l'on peut s’acheter grâce à ses revenus ou ressources effectives (salaire, prestation sociale et familiale, capital). Son évolution est liée principalement pour les personnes à celles des prix et des salaires. C'est ainsi que, si les prix augmentent dans un environnement où les salaires sont constants, le pouvoir d'achat diminue alors que si la hausse des salaires est supérieure à celle des prix, le pouvoir d'achat augmente.

Une telle définition est nécessaire pour évaluer la  richesse et la pauvreté au sein d’une société mais cette estimation est liée à la capacité de consommer – d’acheter des biens qui ne sont pas nécessairement ceux de première nécessité. Productivisme, croissance, pouvoir d’achat et société de consommation sont ainsi associés. D’aucuns pour prendre le contre-pied de cette idéologie implicite du pouvoir d’achat parle du « pouvoir de non achat » qui va avec une certaine autonomie productive axé sur le local, ou avec de structure qui cherchent à être autarciques pour rompre avec une dépendance complète à un marché de plus en plus mondialisé

Soulignons que le pouvoir d’achat actuel de bien des hommes sur terre ouvre à une quantité de biens et de services qui ont été pendant longtemps dans l’histoire inimaginables. Difficile de faire son deuil de cela. Ensuite, avec la transition écologique et une décroissance productive nécessaire, la question sociale de la réduction générale du pouvoir d’achat va se poser. On voit déjà que la hausse des carburants par exemple peut conduire à des réactions vives – qu’on pense aux gilets jaunes en France ou révoltes dans certains pays (en janvier au Kazakhstan). Pas étonnant que dans la campagne électorale actuelle, le sujet soit central et très sensible car bien des ménages, en dépit de la richesse générale du pays, ont du mal à boucler leur budget. Le seuil de pauvreté est fixé par convention à 60 % du niveau de vie médian de la population. Il correspond à un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans. Les 9,3 millions auxquels on aboutit avec ces critères  représentent 14,8% de l'ensemble de la population française en 2021. Selon l'Insee d'ailleurs, ce taux de pauvreté monétaire est à son niveau le plus élevé depuis 20 ans dans notre pays

Bien des penseurs de Platon à Marx en passant par Rousseau ont dénoncé les effets négatifs de revenus trop inégaux. Une société où il y a des très riches et/ou des très pauvres est fragilisée. En France, on a de plus en plus de milliardaires mais aussi 4 millions de personnes qui sont très précaires. La très grande richesse pose divers problèmes car elle donne un pouvoir trop considérable à quelques citoyens qui peuvent être tentés de faire la loi. La très grande pauvreté déjà scandaleuse et mauvaise en soi, peut aussi conduire à des révoltes et des troubles de l’ordre public. Il semble donc nécessaire de rééquilibrer les revenus de tous. Une réflexion sur la transition écologique s’accompagne ainsi souvent par exemple de considérations sur le revenu minimum – ce que les décroissants appelle la dotation inconditionnelle d’autonomie. Mais aussi sur un système d’imposition plus efficace pour réduire la caste des très riches dont ces derniers temps les Pandora papers (chiffre estimé à 11 300 milliards d’évasion fiscale !!!) ont montré chez certains, le peu de sens civique et de solidarité. Dans les deux cas, l’intervention de l’Etat est essentielle.

  1. La décroissance

S’il y a bien une notion indispensable pour réconcilier économie et écologie, c’est bien celle de décroissance. Au début du dix-neuvième siècle, Jean-Baptiste Say[iii] a posé le dogme essentiel de nos doctrines économiques : celui de la croissance censée être le vecteur d’un progrès illimité du bien-être humain. Il supposait que les ressources sur terre étaient illimitées et que mère nature pouvait sans problème, supporter l’ensemble des conséquences de notre pétulante activité industrielle et agricole. Double erreur : la planète souffre gravement des dégâts parfois irrémédiables liés à notre productivisme et les ressources terrestres ne sont pas inépuisables. Il faut rompre avec le mythe d’une croissance illimitée et heureuse. La décroissance se présente comme la perspective économique alternative. Elle se distingue de la récession, phénomène subi, symbole de malheur, de plus grande pauvreté et de difficultés existentielles principalement pour les plus démunis. «A l’inverse, La décroissance pour l’économiste et anthropologue Jason Hickel[iv], relève d’une décision politique dont les visées sont positives. En effet, pour Hickel, «  la décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant de manière à réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’homme. »

La décroissance a donc pour premier objectif de réconcilier économie et écologie en rétablissant « l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant ». Pour cela, la planification, dispositif politique qui fut si utile en France pour reconstruire le pays après la seconde guerre mondiale, est mobilisée pour arriver à une « réduction de l’utilisation de l’énergie et des ressources ». Un tel changement de modèle économique est indispensable pour maintenir des conditions satisfaisantes de vie sur terre. Une politique sociale accompagne cette transformation du système productif – les décroissants proposent notamment en France l’idée d’une dotation inconditionnelle d’autonomie qu’il s’agit de coupler avec un impôt pour que tout le monde contribue selon ses moyens à la transition écologique. Enfin, l’idée, contrairement à ce qui se passe dans la récession, est d’arriver à améliorer le bien-être des hommes. Moins de biens certes mais plus de liens. Moins d’artificielle prospérité mais plus de vraie solidarité.

On peut ainsi perdre notre statut d’enfant gâté de l’histoire, sans que ce soit une catastrophe. On peut même aller plus loin : c’est précisément en nous défaisant de nos habitudes d’enfants gâtés que nous éviterons la catastrophe.  A condition toutefois qu’on devienne des adultes responsables et soucieux de la qualité de vie de tous – y compris des générations futures et de tous les vivants avec lesquels nous partageons notre planète Terre.

Virgule musicale : David Sylvian : « I surrender » tiré de l’album : Dead Bees On A Cake 1999.

 

[i] https://www.ville-montivilliers.fr/actualites/19740-4/

[ii] Paul Ricœur : Soi-même comme un autre. 1990.

[iii] Jean-Baptiste Say : Traité d’économie politique, 1803

[iv] Jason Hickel : Less is more. How degrowth will save the world, London Penguin randome house, 2021

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L'Instant Philo : La méditation: mode de pensée ou mode de vie ?

La méditation : mode de pensée ou mode de vie ? par Emma Bartel

Emission du dimanche 27 février 2022

Emma Bartel, ancienne élève du lycée François 1er au Havre, est actuellement doctorante à Sorbonne Université et enseigne à l’Université de Paris. Sa thèse porte sur les femmes et l’art de la méditation au 17ème siècle en Angleterre. 

Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette dernière interprète en concert.

 https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6Q

Les titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'émission 

- Dagdraumur

- Wandering I  

- Fyrir Mikael