L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : Economie et écologie

L’instant philo                     Economie et écologie                           Emission du dimanche 27 mars 2022

Introduction

« Economie et écologie » : ces deux termes sont très proches. « Eco » vient du grec Oikos qui signifie la maison ou l’habitat. Nomos qui a donné en français « nomie » désigne la loi ou la gestion. L’économie, en ce sens, est la bonne administration ou gestion de la maison. L’écologie, elle, est littéralement l’étude ou la science (du grec Logos) de notre milieu de vie.

Cette proximité n’a pas empêché économie et écologie de prendre des chemins différents. Et même de rentrer violemment en conflit l’une avec l’autre. L’écologie, s’appuyant sur des données scientifiques, lutte pour promouvoir ce qui permettrait de protéger notre maison commune - la terre. L’écologie vise ainsi cette saine administration de notre habitat dont notre système économique actuel s’est détourné en poursuivant inexorablement sa marche, au nom de la croissance, vers une dégradation de plus en plus dangereuse des conditions de vie sur notre planète.

On pourrait pourtant se donner les moyens d’avoir une gestion de notre maison commune respectueuse d’un équilibre favorable à l’ensemble des vivants. Mais pour réconcilier économie et écologie, ces deux sœurs devenues ennemies, il y a une vraie révolution à faire – à commencer dans notre représentation des choses. Dans cette émission, à partir d’un abécédaire constitué de trois entrées : « bien-être », « pouvoir d’achat » et « décroissance », nous aimerions interroger justement le rapport entre économie et écologie et ouvrir ainsi quelques pistes de réflexion. Nous avons eu l’occasion, à l’invitation de Jean-Luc Guyon-Firmin du service culturel de Montivilliers, d’aborder ces points lors d’une séance de l’université populaire consacrée à la transition écologique. Cette émission reprend dans une large mesure les enregistrements effectués lors de cette université populaire dont les activités continuent jusqu’en juin prochain[i]

  1. Le bien-être

C’est un sentiment de satisfaction à la fois matérielle et morale. Proche ainsi du bonheur qui est toutefois une satisfaction sur une durée plus conséquente de nos désirs principaux.  Le bien-être ne se définit pas seulement par un bon niveau de revenu et un bon pouvoir d’achat. Certains économistes le définissent parfois à l’aide du P.I.B. – indicateur du bien-être dans un pays. Le bien être va plutôt avec le bien-vivre dont se préoccupe l’éthique. J’aime bien rappeler à ce sujet la définition que donne le philosophe Paul  Ricœur : l’éthique est le souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres dans des institutions justes »[ii].  Il faut le rappeler – tant il est vrai qu’on l’oublie souvent - l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. L’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole – a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet de nous transporter à une vitesse hallucinante à l’autre bout du monde. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective du dérèglement, voire de l’effondrement du système ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ». Dès qu’il s’agit d’envisager la nécessité d’un changement profond de notre mode de vie, on tombe souvent dans l’éco-anxiété – bref dans un mal-être profond. Comment faire son deuil de cette abondance exceptionnelle ? Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité. Croit-on sérieusement que les modèles de vie qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ?

  1. Le pouvoir d’achat.

Les économistes définissent « le pouvoir d'achat par la quantité de biens et de services que l'on peut s’acheter grâce à ses revenus ou ressources effectives (salaire, prestation sociale et familiale, capital). Son évolution est liée principalement pour les personnes à celles des prix et des salaires. C'est ainsi que, si les prix augmentent dans un environnement où les salaires sont constants, le pouvoir d'achat diminue alors que si la hausse des salaires est supérieure à celle des prix, le pouvoir d'achat augmente.

Une telle définition est nécessaire pour évaluer la  richesse et la pauvreté au sein d’une société mais cette estimation est liée à la capacité de consommer – d’acheter des biens qui ne sont pas nécessairement ceux de première nécessité. Productivisme, croissance, pouvoir d’achat et société de consommation sont ainsi associés. D’aucuns pour prendre le contre-pied de cette idéologie implicite du pouvoir d’achat parle du « pouvoir de non achat » qui va avec une certaine autonomie productive axé sur le local, ou avec de structure qui cherchent à être autarciques pour rompre avec une dépendance complète à un marché de plus en plus mondialisé

Soulignons que le pouvoir d’achat actuel de bien des hommes sur terre ouvre à une quantité de biens et de services qui ont été pendant longtemps dans l’histoire inimaginables. Difficile de faire son deuil de cela. Ensuite, avec la transition écologique et une décroissance productive nécessaire, la question sociale de la réduction générale du pouvoir d’achat va se poser. On voit déjà que la hausse des carburants par exemple peut conduire à des réactions vives – qu’on pense aux gilets jaunes en France ou révoltes dans certains pays (en janvier au Kazakhstan). Pas étonnant que dans la campagne électorale actuelle, le sujet soit central et très sensible car bien des ménages, en dépit de la richesse générale du pays, ont du mal à boucler leur budget. Le seuil de pauvreté est fixé par convention à 60 % du niveau de vie médian de la population. Il correspond à un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans. Les 9,3 millions auxquels on aboutit avec ces critères  représentent 14,8% de l'ensemble de la population française en 2021. Selon l'Insee d'ailleurs, ce taux de pauvreté monétaire est à son niveau le plus élevé depuis 20 ans dans notre pays

Bien des penseurs de Platon à Marx en passant par Rousseau ont dénoncé les effets négatifs de revenus trop inégaux. Une société où il y a des très riches et/ou des très pauvres est fragilisée. En France, on a de plus en plus de milliardaires mais aussi 4 millions de personnes qui sont très précaires. La très grande richesse pose divers problèmes car elle donne un pouvoir trop considérable à quelques citoyens qui peuvent être tentés de faire la loi. La très grande pauvreté déjà scandaleuse et mauvaise en soi, peut aussi conduire à des révoltes et des troubles de l’ordre public. Il semble donc nécessaire de rééquilibrer les revenus de tous. Une réflexion sur la transition écologique s’accompagne ainsi souvent par exemple de considérations sur le revenu minimum – ce que les décroissants appelle la dotation inconditionnelle d’autonomie. Mais aussi sur un système d’imposition plus efficace pour réduire la caste des très riches dont ces derniers temps les Pandora papers (chiffre estimé à 11 300 milliards d’évasion fiscale !!!) ont montré chez certains, le peu de sens civique et de solidarité. Dans les deux cas, l’intervention de l’Etat est essentielle.

  1. La décroissance

S’il y a bien une notion indispensable pour réconcilier économie et écologie, c’est bien celle de décroissance. Au début du dix-neuvième siècle, Jean-Baptiste Say[iii] a posé le dogme essentiel de nos doctrines économiques : celui de la croissance censée être le vecteur d’un progrès illimité du bien-être humain. Il supposait que les ressources sur terre étaient illimitées et que mère nature pouvait sans problème, supporter l’ensemble des conséquences de notre pétulante activité industrielle et agricole. Double erreur : la planète souffre gravement des dégâts parfois irrémédiables liés à notre productivisme et les ressources terrestres ne sont pas inépuisables. Il faut rompre avec le mythe d’une croissance illimitée et heureuse. La décroissance se présente comme la perspective économique alternative. Elle se distingue de la récession, phénomène subi, symbole de malheur, de plus grande pauvreté et de difficultés existentielles principalement pour les plus démunis. «A l’inverse, La décroissance pour l’économiste et anthropologue Jason Hickel[iv], relève d’une décision politique dont les visées sont positives. En effet, pour Hickel, «  la décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant de manière à réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’homme. »

La décroissance a donc pour premier objectif de réconcilier économie et écologie en rétablissant « l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant ». Pour cela, la planification, dispositif politique qui fut si utile en France pour reconstruire le pays après la seconde guerre mondiale, est mobilisée pour arriver à une « réduction de l’utilisation de l’énergie et des ressources ». Un tel changement de modèle économique est indispensable pour maintenir des conditions satisfaisantes de vie sur terre. Une politique sociale accompagne cette transformation du système productif – les décroissants proposent notamment en France l’idée d’une dotation inconditionnelle d’autonomie qu’il s’agit de coupler avec un impôt pour que tout le monde contribue selon ses moyens à la transition écologique. Enfin, l’idée, contrairement à ce qui se passe dans la récession, est d’arriver à améliorer le bien-être des hommes. Moins de biens certes mais plus de liens. Moins d’artificielle prospérité mais plus de vraie solidarité.

On peut ainsi perdre notre statut d’enfant gâté de l’histoire, sans que ce soit une catastrophe. On peut même aller plus loin : c’est précisément en nous défaisant de nos habitudes d’enfants gâtés que nous éviterons la catastrophe.  A condition toutefois qu’on devienne des adultes responsables et soucieux de la qualité de vie de tous – y compris des générations futures et de tous les vivants avec lesquels nous partageons notre planète Terre.

Virgule musicale : David Sylvian : « I surrender » tiré de l’album : Dead Bees On A Cake 1999.

 

[i] https://www.ville-montivilliers.fr/actualites/19740-4/

[ii] Paul Ricœur : Soi-même comme un autre. 1990.

[iii] Jean-Baptiste Say : Traité d’économie politique, 1803

[iv] Jason Hickel : Less is more. How degrowth will save the world, London Penguin randome house, 2021

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L'Instant Philo : La méditation: mode de pensée ou mode de vie ?

La méditation : mode de pensée ou mode de vie ? par Emma Bartel

Emission du dimanche 27 février 2022

Emma Bartel, ancienne élève du lycée François 1er au Havre, est actuellement doctorante à Sorbonne Université et enseigne à l’Université de Paris. Sa thèse porte sur les femmes et l’art de la méditation au 17ème siècle en Angleterre. 

Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette dernière interprète en concert.

 https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6Q

Les titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'émission 

- Dagdraumur

- Wandering I  

- Fyrir Mikael

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L'Instant Philo : L’écologie entre peur, ennui et espoir

« L’instant philo »                                                                                            Dimanche 30 janvier 2022

 

   L’écologie entre peur, ennui et espoir

 

Introduction

Le mois de janvier qui s’achève est traditionnellement le moment où nous échangeons des vœux et souhaitons à notre entourage le meilleur pour la nouvelle année qui commence. C’est l’occasion souvent de resserrer quelques liens. Mais après avoir traversé les turbulences dues à la pandémie mondiale et dans la perspective du « nouveau régime climatique » dont les effets négatifs se font déjà sentir, ces vœux sonnent un peu faux. Sommes-nous crédibles quand nous souhaitons aux autres un bel avenir ? Certes, et c’est une bonne nouvelle, une vraie prise de conscience a bien eu lieu. Pourtant comme le remarquent Bruno Latour et Nicolaj Schultz[i], deux penseurs très engagés dans la transition écologique : « pour le moment l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui.».  

Comment expliquer cette situation aussi paradoxale que désolante ? Qu’est-ce qui permettrait à un projet écologiste d’éviter le double écueil de la peur qui paralyse et du discours  qui est inaudible ? Assurément la capacité de dégager des perspectives constructives et positives. Aucune société humaine ne peut, en effet, se dispenser d’entretenir de l’espoir. Mais quelles sont-elles ces perspectives qui pourraient contrebalancer en partie le diagnostic inquiétant que nous faisons de la situation sur terre et les pronostics sombres qui concernent notre avenir, notamment ceux du G.I.E.C.? En somme, comment passer du désenchantement, voire du catastrophisme, à un projet stimulant que l’humanité puisse appeler de ses vœux – notamment du nouvel an !

  1. Pourquoi le discours écologiste semble-t-il trop souvent inaudible ?

 

  1. Déni de réalité

Pourquoi le discours écologiste a-t-il parfois tant de mal à être entendu ?Déni et rejet mêlé d’ironie restent, il est vrai, courants face à l’avenir que le discours écologique annonce. C’est le thème du film d’Adam McKay Don’t look up qui remporte un vrai succès en ce moment. Une personnalité emblématique de l’écologie, Greta Thunberg qui dénonce les malheurs sans toujours être prise bien au sérieux est ainsi un peu notre Cassandre. Pourtant, contrairement au personnage de la tragédie grecque, la jeune militante écologiste n’est pas dans la prophétie : elle s’appuie sur des prévisions scientifiquement fondées.

  1. Dérive religieuse ?

Alain Badiou dénonce aussi une dérive qui retire du crédit à certains écologistes. Adorateurs de la déesse Terre rebaptisée Gaïa, certains sont des prêcheurs qui invitent leurs fidèles à faire le bien, « à ne plus manger de viande, à chasser les chasseurs ou à ne circuler qu’à bicyclette, ou à produire dans son petit jardin des épinards métaphysiquement bio. ». Tout en étant bien complaisants, note Badiou, à l’égard des classes dominantes et des idéologies de droite[ii]. Il reproche ainsi à Greta Thunberg d’avoir déclaré qu’il ne faut pas s’attaquer au capitalisme parce que cela divise.[iii]  Il lui donne sans bienveillance le sobriquet de « petite sainte de l’écologie », car elle illustre, selon lui, une « désorientation cléricale[iv] » de ces verts « que la question de la propriété privée et du communisme laissent indifférents » mais qui aiment à sermonner et à culpabiliser leurs interlocuteurs. Comme chez tout militant, il peut y avoir des excès mais ne faut-il pas distinguer d’une part, les analyses de la situation actuelle dans laquelle  notre modèle économique doit être mis en cause, de la façon, d’autre part, de faire naître une prise de conscience chez des citoyens qu’un discours immédiatement anticapitaliste pourrait braquer ? En tout cas, le décalage entre la gravité de la situation et le peu de force mobilisatrice du discours écologiste ne s’explique pas principalement, je crois, par cette dérive superstitieuse que Badiou signale.

  1. Un deuil difficile à faire

Il y a un élément dont il faut tenir compte : l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. Et l’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole –  a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet d’aller à une vitesse hallucinante là où Alexandre le Grand, Louis XIV,  François 1er n’ont jamais pu mettre les pieds. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Dès que nous trouvons que les choses se gâtent, nous sommes déconcertés, ennuyés, contrariés, voire déprimés, peu habitués que nous sommes à affronter l’adversité et l’austérité. 

Pas facile de faire son deuil de cette abondance exceptionnelle. Nous y sommes habitués. Nous aspirons à ce que cela continue. Les grecs pour désigner ce désir d’avoir toujours plus, parlaient de pléonexie. De nos jours, un spécialiste des neurosciences[v], Sébastien Bohler, estime que cette partie du cerveau placée sous le cortex, le striatum explique notre dépendance à la société de consommation dont nous savons pourtant qu’elle nous conduit à la destruction. Une chose est certaine, nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective de la mort ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ».

  1. Ecologie et espoir.

 

  1. Un discours désespérant ?

On comprend mieux pourquoi de nouveaux termes apparaissent : « éco-anxiété », « solastalgie », « dépression verte » quand on se rend conscience de l’ampleur de la catastrophe. Un ouvrage de Laure Noualhat intitulé : "Comment rester écolo sans finir dépressif ? » formule bien le problème qui se pose. Le meilleur n’est-il pas  derrière nous ? L’époque où l’on pouvait envisager l’avenir sous les couleurs du progrès et du perfectionnement quasiment illimité n’est-elle pas bien morte ? Serions-nous entrés dans une période où peu d’espoir serait permis ?

  1. Une écologie de la responsabilité contre les philosophies de l’espoir ?

La pensée écologique s’est construite dans l’opposition à la vision moderne du progrès. Cette dernière est fondée sur le postulat erroné formulé par l’économiste Jean-Baptiste Say selon qui la croissance peut être infinie car la terre est censée offrir à l’infini des ressources énergétiques et absorber sans faillir tous les effets de notre activité productiviste. On le sait : les ressources énergétiques sont évidemment limitées et notre développement technologique détériore gravement l’habitabilité de la terre. Le philosophe allemand Hans Jonas, sept ans après le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, estimait non sans raison, que « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace » Fort de ce constat, il appelait à renoncer toute utopie et lendemain qui chante. Jonas associait en effet utopie socialiste et productivisme – ce qui peut se comprendre historiquement. Il a dès lors opposé Le principe responsabilité[vi] – titre de son ouvrage de référence - au grand livre du philosophe marxiste Ernst Bloch Le principe-espérance. L’espoir devenait persona non grata de la théorie écologiste qui prenait un ton résolument conservateur : le but est de préserver la planète au mieux. Il n’est plus temps de rêver à un monde meilleur : contentons-nous de faire qu’il y en ait toujours un. Enfin, pour Jonas, la peur est le seul moyen efficace pour faire réagir des êtres humains dopés à la consommation et à l’euphorie de la modernisation. On ne peut pas en rester là. Car la peur paralyse et est contre-productive notamment quand elle s’appuie sur un constat unilatéralement désespérant comme c’est le cas chez Jonas.   

  1. Comment ré-enchanter le discours écologique ?

Quelles solutions avons-nous pour ré-enchanter les discours écologistes et les rendre plus efficaces ? Quelques pistes récentes proposées dans le monde intellectuel francophone peuvent être rapidement présentées.

Alain Badiou estime que « l’écologie sera efficace qu’autant qu’elle se déploiera dans un contexte communiste de contrôle des dispositions productives, non par les propriétaires des moyens de production et leurs serviteurs politiques (…) mais par des comités populaires situés dans les sites variés où s’organise la production (…) qu’elle soit agricole ou industrielle »[vii].

Bruno Latour estime d’abord qu’il faut rompre avec des désignations essentiellement négatives de l’avenir proposé par l’écologie. C’est ainsi qu’il préfère au terme de décroissance, l’objectif écologique d’une prospérité humaine déconnectée de son caractère purement  financier. I y a aussi tout un travail de préparation idéologique et de conscientisation à faire pour que se constitue une nouvelle classe écologique qui ne se confond pas avec les classes sociales définies par le marxisme. Il s’inscrit ainsi dans tout un mouvement critique, non seulement du libéralisme économique mais aussi des représentations appauvrissante de la différence entre nature et culture ou encore du vivant. Il estime donc que la réflexion écologiste ne peut se confondre avec la doctrine communiste, ni se contenter des seuls outils du marxisme.

C’est le cas aussi dans une large mesure de David Djaïz, l’auteur du stimulant ouvrage intitulé : Le nouveau modèle français[viii] qui prend appui sur l’exemple de la reconstruction par un Etat planificateur et nourri d’une bonne vision de l’avenir de la France d’après-guerre. Il milite pour un soutien massif de la puissance publique aux innovations écologiques qui se développent sur le terrain. Les solutions passeront par une attention portée aux acteurs de la société civile qui avancent du côté du développement durable et à tous ces signaux, même de faible intensité, qui peuvent donner espoir en une société du bien-être qu’il appelle de ses vœux. Il définit cette société du bien-être par opposition aux deux formes actuelles du libéralisme qui ont pour caractère commun de nous conduire à une impasse : le libéralisme dérèglementé des plateformes à l’américaine et le libéralisme étatiste et autoritaire que l’on trouve notamment en Chine.

Conclusion

L’intérêt du propos de David Djaïz est de relier politique écologique et promesse d’avenir. L’espoir est permis. Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité que l’on calculerait à l’aide du Produit Intérieur Brut, ni au mythe d’une croissance infinie apportant smartphone et soda à gogo ! Croit-on sérieusement que les modèles de comportement qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ? David Djaïz estime que nous allons passer à une société où il y aura moins de biens mais plus de liens. Moins de choses plus ou moins utiles qui finissent par nous encombrer sans combler le vide de nos existences. Mais plus de vraies relations humaines. Que peut-on souhaiter de mieux en ce début d’année que de sortir d’un monde où on a de plus en plus de marchandises qui, absurdement, s’accumulent autour de nous mais de moins en moins de liens profonds avec des êtres bien vivants ?

Didier Guilliomet

 

Références musicales utilisées dans cette émission :

Rover : « Aqualast » dans l’album Rover (2012) et « Roger Moore » dans l’album Eiskeller (2021)

P.J. Harvey : “To bring you my love” dans l’album éponyme.

 

 

[i] Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nicolaj Schultz, janvier 2022, éd. Les empêcheurs de penser en rond.

[ii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022

[iii] Idem

[iv] Ibidem

[v] Voir Sébastien Bohler : le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, 2019, éd. R. Laffont.

[vi] Le principe-responsabilité. Une éthique pour une civilisation technologique, 1979.

[vii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022

[viii] Le nouveau modèle français, Allary éditions, septembre 2021. Il faut noter aussi que des publications très intéressantes nous viennent du monde anglo-saxon, avec notamment Jason Hickel : Less is More, How Degrowth Will Save the World (2020). Jason Hickel propose d'ailleurs cette belle définition« La décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être de l’Homme. » 

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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 2. « La science moderne »

La sagesse et le sens des limites. 2.  La science moderne.

  1. Du récit mythologique à l’analyse rationnelle du monde

Autour du sixième siècle avant notre ère, les penseurs présocratiques ont cherché à rendre raison de l’univers dans sa totalité à l’aide de principes accessibles à la raison. Pour ce faire, ils ont rompu avec cette facilité qui consiste à vouloir tout expliquer par les récits mythologiques car la volonté des Dieux se révèle bien vite être l’asile de l’ignorance. Les présocratiques ont ainsi fixé à leur manière le domaine de définition de la science. Parmi eux, des matérialistes cherchaient à expliquer la nature à l’aide d’un des quatre éléments. Thalès estimait que tout provenait de l’eau. Pour Héraclite, c’était le feu. Les idéalistes, de leur côté, cherchaient à comprendre le cosmos à partir de principes abstraits : l’être pour Parménide ou le nombre pour Pythagore.

Socrate s’est appuyé sur cette montée en puissance de la rationalité mais, au lieu d’avoir l’ambition de rendre compte du tout de l’univers, il s’est modestement concentré sur une nouvelle façon de définir les notions qui nous servent à penser, que ce soit le courage, l’amour ou la science elle-même. On est passé ainsi d’un grand récit censé éclairer le sens de l’existence humaine à une analyse minutieuse qui, à partir d’un constat d’ignorance, développe ses efforts sur des concepts précis et ambitionne de construire patiemment un savoir limité mais fondé en raison. La rupture étant brutale, il n’est pas étonnant de constater que certains présocratiques ont continué à proposer une vision globale du monde. Le désir d’une compréhension d’ensemble, s’il ne se berce pas d’illusion, reste stimulant dans la recherche scientifique. Toutefois, l’affirmation socratique « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » nous rappelle que la philosophie est d’abord un rude exercice qui suppose de faire le deuil des certitudes et d’un rassurant déjà-là des significations.

Ce passage d’une confiance accordée aux grands récits symboliquement structurants à la critique pointilleuse mais éclairante de la raison s’est rejouée lors de l’apparition de la science moderne avec tout ce que cela implique de déchirements et d’espoirs, de rejet de la tradition et de changements de perspective. C’est ce moment de bascule où la conscience des limites de la science médiévale a permis d’accoucher d’une nouvelle représentation du monde dont nous sommes les héritiers que nous voudrions aujourd’hui examiner.

  1. Science moderne et conscience de l’ignorance.

Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens[i] souligne l’importance de la découverte de l’ignorance dans le développement de la science moderne. Il écrit :

            « A trois égards critiques, la science moderne diffère des traditions précédentes en matière de savoir » Il place en premier : « L’empressement à s’avouer ignorant. La science moderne repose sur le constat latin : « ignoramus », «  nous ne savons pas ». Elle postule que nous ne savons pas tout. » Plus loin, il note : « la révolution scientifique a été non pas une révolution du savoir, mais avant tout une révolution de l’ignorance. La grande découverte qui l’a lancée a été que les hommes ne connaissent pas les réponses à leurs questions les plus importantes. » Dans les traditions prémodernes, tout était censé avoir été déjà dit : la seule recherche importante consistait à bien comprendre les récits et les paroles transmises. Harari précise « Les grands Dieux ou le Dieu tout puissant ou les sages du passé possédaient une sagesse qui embrassait tout et qu’ils nous ont révélée dans les Ecritures et les traditions orales »[ii]. Galilée, en remettant en cause la cosmologie de Ptolémée, héritée en partie d’Aristote et adoptée par l’Eglise, souligne la fausseté de cette conviction. Pendant des siècles, on a cru savoir ce qu’était l’univers or nous étions ignorants. Il faut partir de ce constat. A la même époque, Descartes commence ainsi ses Méditations métaphysiques par un doute radical qui le place dans une ignorance complète, seule situation selon lui pour retrouver ce chemin des certitudes bien fondées que la tradition scolastique a déserté.  Harari ajoute : « De manière encore plus critique, elle - il parle toujours de la science moderne - accepte que ce que nous croyons savoir pourrait bien se révéler faux avec l’acquisition de nouvelles connaissances. Il n’est pas de théorie, d’idée ou de concept sacré qu’on ne puisse remettre en doute. »[iii] 

Les notions même de connaissance et de vérité ont été, en effet, retravaillées de façon décisive notamment par le philosophe empiriste David Hume[iv] qui pourfend la tendance au dogmatisme et souligne que toute théorie qui résiste à l’épreuve des faits est d’abord une simple hypothèse éclairante affecté d’un haut coefficient de probabilité. Dans les sciences expérimentales, l’important n’est pas de déclarer que la théorie est vraie une fois pour toute – ce qui est impossible à établir - mais plutôt de pouvoir exposer nos hypothèses aux tests et aux objections qui pourraient les invalider. La réfutabilité devient un critère essentiel en science[v].

Le second caractère distinctif de la science moderne selon Harari, est, je cite : « La place centrale de l’observation et des mathématiques. Forte de cet aveu d’ignorance, la science moderne est en quête de nouvelles connaissances. Elle procède en recueillant des observations et en se servant d’outils mathématiques pour rattacher ces observations et ces théories d’ensemble. »  

Bien avant Hume, Francis Bacon, l’auteur du Novum Organum[vi] et grand défenseur de cette nouvelle science qui apparaît au XVIIe siècle, estime que nos doctrines proviennent de l’expérience et s’obtiennent par une généralisation des cas particuliers observés. Darwin dont la théorie de l’évolution est nourrie des multiples observations faites lors de ses voyages, saura rendre hommage à la méthode prônée par Bacon. Savoir regarder comme si on voyait les choses pour la première fois et tirer des conclusions sans être arrêté par des a priori est essentiel à la découverte scientifique. Enfin, indéniablement la formalisation mathématique des données a contribué à arriver à des conclusions qui s’imposent rationnellement, même contre des convictions qu’on croyait bien établies.

Harari ajoute enfin : «  La science moderne ne se contente pas de créer des théories. Elle se sert de celles-ci pour acquérir de nouveaux pouvoirs et, notamment, mettre au point de nouvelles technologies. »[vii] Descartes l’avait bien compris qui opposait à la « philosophie spéculative »[viii]des scolastiques, une science moderne « pratique » avec laquelle « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » - en médecine et dans l’agriculture notamment.

 

  1. Science moderne et sens des limites.

L’efficacité de la science moderne a été prodigieuse et a dépassé, en un sens, les espoirs qu’au XVIIe siècle, les penseurs nourrissaient à son sujet. La couverture du Novum Organum de Bacon montrait ainsi un galion qui passait les colonnes d’Hercule qui fermaient le détroit de Gibraltar pour s’élancer vers le grand large. En dessous, cette citation biblique : « Beaucoup voyageront et les connaissances seront augmentées. » C’est dans la prise de conscience des limites de la compréhension médiévale et antique du monde que la science moderne s’est ouvert un immense champ d’investigation. Combinée à la maîtrise de nouvelles sources d’énergie, notre science qui se prolonge en technologie a même en deux siècles complétement transformé la planète terrestre et fait exploser la démographie humaine. Toutefois, nous sommes de plus en plus victimes de notre succès. Le fier galion se transforme en vraie galère. Aussi, vu les immenses problèmes notamment écologiques qui se profilent à l’horizon, est-il sage d’interroger les limites de la vision du monde qui accompagne la science moderne.

Perfection pour les anciens rimait avec le fini. L’inachevé était l’image de l’imperfection. Pour les modernes, l’infini est un des noms fascinants du parfait et un attribut de Dieu. En astrophysique, on est passé ainsi du monde clos de Ptolémée à l’univers infini de Galilée[ix]. Et le progrès prend la figure d’un perfectionnement du savoir, des techniques, de soi mais aussi celle de la croissance et de l’accumulation des biens dont on ne voit, dans tous les cas, pas plus les limites que celles de l’océan au sortir de la méditerranée. Parallèlement à ce progrès dont on n’aperçoit plus la fin - ni peut-être le but - la science moderne se caractérise aussi par une opposition radicale dont Descartes notamment s’est fait le porte-parole, entre une nature, réduite à une simple matière corvéable et malléable à merci, et une culture humaine autour de laquelle tout est censé tourner.

Cette partition artificielle du réel que l’anthropologue Philippe Descola[x] nomme « le naturalisme »  explique et justifie dans une large mesure l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles et une certaine indifférence à l’égard des autres vivants – végétaux et animaux. Notre vision utilitaire de la science s’est ainsi construite sur tout un récit du progrès censé être indéfini dans lequel les rôles sur terre ont été distribués de façon déséquilibrée. Philippe Descola suggère de s’inspirer, sans tomber dans la naïveté, d’autres représentations du monde qui peuvent nous diriger vers d’autres pistes – comme l’animisme – pour écrire une autre histoire où nous conserverions un rôle de premier plan mais où les autres protagonistes retrouveraient leur importance au profit de l’équilibre général de la biosphère. Les ressources terrestres ne sont pas infinies et la fuite vers d’autres planètes ressemble davantage à une mauvaise plaisanterie de milliardaires soucieux de continuer leurs affaires, aussi destructrices soient-elles, qu’à un scénario sérieux. La terre est notre seule maison. Nous sommes arrivés à un autre moment de bascule dans l’histoire. Un retour à une certaine modération et à un sens des limites semble d’une urgente actualité. « Rien de trop ». La sagesse est de rester à hauteur terrestre dans une plus grande égalité entre humains et en harmonie avec l’ensemble des vivant et de lutter contre toute cette mythologie finalement mortifère et obscurantiste que la science moderne, pourtant rationnelle, traîne avec elle. Sans doute, est-il temps de mobiliser « l’augmentation des connaissances » au service de la vie de tous plutôt qu’au profit de quelques-uns et d’avoir le courage et la lucidité d’adopter un récit plus adapté à la poursuite de l’aventure humaine.

Références musicales   

Brian Eno, la chanson By this river de l’album :  Before and after science

Trio Fibonacci : version instrumentale du morceau de Brian Eno                                           

 

[i] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)

[ii] Idem

[iii] ibidem

[iv] Notamment dans Le traité de la nature humaine (1739)

[v] Voir aussi Karl Popper : la logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung. Zur Erkenntnistheorie der modernen Naturwissenschaft, 1934)

[vi] Francis Bacon : Novum organum scientiarum (1620)

[vii] Yuval Noah Harari : Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)

[viii] Descartes : Le discours de la méthode, sixième partie. (1637)

[ix] Voir sur ce sujet Alexandre Koyré : Du monde clos à l’univers infini ( PUF, 1962)

[x] Philippe Descola : Par-delà nature et culture (2005)