L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : La méditation: mode de pensée ou mode de vie ?

La méditation : mode de pensée ou mode de vie ? par Emma Bartel

Emission du dimanche 27 février 2022

Emma Bartel, ancienne élève du lycée François 1er au Havre, est actuellement doctorante à Sorbonne Université et enseigne à l’Université de Paris. Sa thèse porte sur les femmes et l’art de la méditation au 17ème siècle en Angleterre. 

Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette dernière interprète en concert.

 https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6Q

Les titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'émission 

- Dagdraumur

- Wandering I  

- Fyrir Mikael

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L'Instant Philo : L’écologie entre peur, ennui et espoir

« L’instant philo »                                                                                            Dimanche 30 janvier 2022

 

   L’écologie entre peur, ennui et espoir

 

Introduction

Le mois de janvier qui s’achève est traditionnellement le moment où nous échangeons des vœux et souhaitons à notre entourage le meilleur pour la nouvelle année qui commence. C’est l’occasion souvent de resserrer quelques liens. Mais après avoir traversé les turbulences dues à la pandémie mondiale et dans la perspective du « nouveau régime climatique » dont les effets négatifs se font déjà sentir, ces vœux sonnent un peu faux. Sommes-nous crédibles quand nous souhaitons aux autres un bel avenir ? Certes, et c’est une bonne nouvelle, une vraie prise de conscience a bien eu lieu. Pourtant comme le remarquent Bruno Latour et Nicolaj Schultz[i], deux penseurs très engagés dans la transition écologique : « pour le moment l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui.».  

Comment expliquer cette situation aussi paradoxale que désolante ? Qu’est-ce qui permettrait à un projet écologiste d’éviter le double écueil de la peur qui paralyse et du discours  qui est inaudible ? Assurément la capacité de dégager des perspectives constructives et positives. Aucune société humaine ne peut, en effet, se dispenser d’entretenir de l’espoir. Mais quelles sont-elles ces perspectives qui pourraient contrebalancer en partie le diagnostic inquiétant que nous faisons de la situation sur terre et les pronostics sombres qui concernent notre avenir, notamment ceux du G.I.E.C.? En somme, comment passer du désenchantement, voire du catastrophisme, à un projet stimulant que l’humanité puisse appeler de ses vœux – notamment du nouvel an !

  1. Pourquoi le discours écologiste semble-t-il trop souvent inaudible ?

 

  1. Déni de réalité

Pourquoi le discours écologiste a-t-il parfois tant de mal à être entendu ?Déni et rejet mêlé d’ironie restent, il est vrai, courants face à l’avenir que le discours écologique annonce. C’est le thème du film d’Adam McKay Don’t look up qui remporte un vrai succès en ce moment. Une personnalité emblématique de l’écologie, Greta Thunberg qui dénonce les malheurs sans toujours être prise bien au sérieux est ainsi un peu notre Cassandre. Pourtant, contrairement au personnage de la tragédie grecque, la jeune militante écologiste n’est pas dans la prophétie : elle s’appuie sur des prévisions scientifiquement fondées.

  1. Dérive religieuse ?

Alain Badiou dénonce aussi une dérive qui retire du crédit à certains écologistes. Adorateurs de la déesse Terre rebaptisée Gaïa, certains sont des prêcheurs qui invitent leurs fidèles à faire le bien, « à ne plus manger de viande, à chasser les chasseurs ou à ne circuler qu’à bicyclette, ou à produire dans son petit jardin des épinards métaphysiquement bio. ». Tout en étant bien complaisants, note Badiou, à l’égard des classes dominantes et des idéologies de droite[ii]. Il reproche ainsi à Greta Thunberg d’avoir déclaré qu’il ne faut pas s’attaquer au capitalisme parce que cela divise.[iii]  Il lui donne sans bienveillance le sobriquet de « petite sainte de l’écologie », car elle illustre, selon lui, une « désorientation cléricale[iv] » de ces verts « que la question de la propriété privée et du communisme laissent indifférents » mais qui aiment à sermonner et à culpabiliser leurs interlocuteurs. Comme chez tout militant, il peut y avoir des excès mais ne faut-il pas distinguer d’une part, les analyses de la situation actuelle dans laquelle  notre modèle économique doit être mis en cause, de la façon, d’autre part, de faire naître une prise de conscience chez des citoyens qu’un discours immédiatement anticapitaliste pourrait braquer ? En tout cas, le décalage entre la gravité de la situation et le peu de force mobilisatrice du discours écologiste ne s’explique pas principalement, je crois, par cette dérive superstitieuse que Badiou signale.

  1. Un deuil difficile à faire

Il y a un élément dont il faut tenir compte : l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. Et l’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole –  a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet d’aller à une vitesse hallucinante là où Alexandre le Grand, Louis XIV,  François 1er n’ont jamais pu mettre les pieds. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Dès que nous trouvons que les choses se gâtent, nous sommes déconcertés, ennuyés, contrariés, voire déprimés, peu habitués que nous sommes à affronter l’adversité et l’austérité. 

Pas facile de faire son deuil de cette abondance exceptionnelle. Nous y sommes habitués. Nous aspirons à ce que cela continue. Les grecs pour désigner ce désir d’avoir toujours plus, parlaient de pléonexie. De nos jours, un spécialiste des neurosciences[v], Sébastien Bohler, estime que cette partie du cerveau placée sous le cortex, le striatum explique notre dépendance à la société de consommation dont nous savons pourtant qu’elle nous conduit à la destruction. Une chose est certaine, nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective de la mort ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ».

  1. Ecologie et espoir.

 

  1. Un discours désespérant ?

On comprend mieux pourquoi de nouveaux termes apparaissent : « éco-anxiété », « solastalgie », « dépression verte » quand on se rend conscience de l’ampleur de la catastrophe. Un ouvrage de Laure Noualhat intitulé : "Comment rester écolo sans finir dépressif ? » formule bien le problème qui se pose. Le meilleur n’est-il pas  derrière nous ? L’époque où l’on pouvait envisager l’avenir sous les couleurs du progrès et du perfectionnement quasiment illimité n’est-elle pas bien morte ? Serions-nous entrés dans une période où peu d’espoir serait permis ?

  1. Une écologie de la responsabilité contre les philosophies de l’espoir ?

La pensée écologique s’est construite dans l’opposition à la vision moderne du progrès. Cette dernière est fondée sur le postulat erroné formulé par l’économiste Jean-Baptiste Say selon qui la croissance peut être infinie car la terre est censée offrir à l’infini des ressources énergétiques et absorber sans faillir tous les effets de notre activité productiviste. On le sait : les ressources énergétiques sont évidemment limitées et notre développement technologique détériore gravement l’habitabilité de la terre. Le philosophe allemand Hans Jonas, sept ans après le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, estimait non sans raison, que « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace » Fort de ce constat, il appelait à renoncer toute utopie et lendemain qui chante. Jonas associait en effet utopie socialiste et productivisme – ce qui peut se comprendre historiquement. Il a dès lors opposé Le principe responsabilité[vi] – titre de son ouvrage de référence - au grand livre du philosophe marxiste Ernst Bloch Le principe-espérance. L’espoir devenait persona non grata de la théorie écologiste qui prenait un ton résolument conservateur : le but est de préserver la planète au mieux. Il n’est plus temps de rêver à un monde meilleur : contentons-nous de faire qu’il y en ait toujours un. Enfin, pour Jonas, la peur est le seul moyen efficace pour faire réagir des êtres humains dopés à la consommation et à l’euphorie de la modernisation. On ne peut pas en rester là. Car la peur paralyse et est contre-productive notamment quand elle s’appuie sur un constat unilatéralement désespérant comme c’est le cas chez Jonas.   

  1. Comment ré-enchanter le discours écologique ?

Quelles solutions avons-nous pour ré-enchanter les discours écologistes et les rendre plus efficaces ? Quelques pistes récentes proposées dans le monde intellectuel francophone peuvent être rapidement présentées.

Alain Badiou estime que « l’écologie sera efficace qu’autant qu’elle se déploiera dans un contexte communiste de contrôle des dispositions productives, non par les propriétaires des moyens de production et leurs serviteurs politiques (…) mais par des comités populaires situés dans les sites variés où s’organise la production (…) qu’elle soit agricole ou industrielle »[vii].

Bruno Latour estime d’abord qu’il faut rompre avec des désignations essentiellement négatives de l’avenir proposé par l’écologie. C’est ainsi qu’il préfère au terme de décroissance, l’objectif écologique d’une prospérité humaine déconnectée de son caractère purement  financier. I y a aussi tout un travail de préparation idéologique et de conscientisation à faire pour que se constitue une nouvelle classe écologique qui ne se confond pas avec les classes sociales définies par le marxisme. Il s’inscrit ainsi dans tout un mouvement critique, non seulement du libéralisme économique mais aussi des représentations appauvrissante de la différence entre nature et culture ou encore du vivant. Il estime donc que la réflexion écologiste ne peut se confondre avec la doctrine communiste, ni se contenter des seuls outils du marxisme.

C’est le cas aussi dans une large mesure de David Djaïz, l’auteur du stimulant ouvrage intitulé : Le nouveau modèle français[viii] qui prend appui sur l’exemple de la reconstruction par un Etat planificateur et nourri d’une bonne vision de l’avenir de la France d’après-guerre. Il milite pour un soutien massif de la puissance publique aux innovations écologiques qui se développent sur le terrain. Les solutions passeront par une attention portée aux acteurs de la société civile qui avancent du côté du développement durable et à tous ces signaux, même de faible intensité, qui peuvent donner espoir en une société du bien-être qu’il appelle de ses vœux. Il définit cette société du bien-être par opposition aux deux formes actuelles du libéralisme qui ont pour caractère commun de nous conduire à une impasse : le libéralisme dérèglementé des plateformes à l’américaine et le libéralisme étatiste et autoritaire que l’on trouve notamment en Chine.

Conclusion

L’intérêt du propos de David Djaïz est de relier politique écologique et promesse d’avenir. L’espoir est permis. Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité que l’on calculerait à l’aide du Produit Intérieur Brut, ni au mythe d’une croissance infinie apportant smartphone et soda à gogo ! Croit-on sérieusement que les modèles de comportement qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ? David Djaïz estime que nous allons passer à une société où il y aura moins de biens mais plus de liens. Moins de choses plus ou moins utiles qui finissent par nous encombrer sans combler le vide de nos existences. Mais plus de vraies relations humaines. Que peut-on souhaiter de mieux en ce début d’année que de sortir d’un monde où on a de plus en plus de marchandises qui, absurdement, s’accumulent autour de nous mais de moins en moins de liens profonds avec des êtres bien vivants ?

Didier Guilliomet

 

Références musicales utilisées dans cette émission :

Rover : « Aqualast » dans l’album Rover (2012) et « Roger Moore » dans l’album Eiskeller (2021)

P.J. Harvey : “To bring you my love” dans l’album éponyme.

 

 

[i] Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nicolaj Schultz, janvier 2022, éd. Les empêcheurs de penser en rond.

[ii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022

[iii] Idem

[iv] Ibidem

[v] Voir Sébastien Bohler : le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, 2019, éd. R. Laffont.

[vi] Le principe-responsabilité. Une éthique pour une civilisation technologique, 1979.

[vii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022

[viii] Le nouveau modèle français, Allary éditions, septembre 2021. Il faut noter aussi que des publications très intéressantes nous viennent du monde anglo-saxon, avec notamment Jason Hickel : Less is More, How Degrowth Will Save the World (2020). Jason Hickel propose d'ailleurs cette belle définition« La décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être de l’Homme. » 

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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 2. « La science moderne »

La sagesse et le sens des limites. 2.  La science moderne.

  1. Du récit mythologique à l’analyse rationnelle du monde

Autour du sixième siècle avant notre ère, les penseurs présocratiques ont cherché à rendre raison de l’univers dans sa totalité à l’aide de principes accessibles à la raison. Pour ce faire, ils ont rompu avec cette facilité qui consiste à vouloir tout expliquer par les récits mythologiques car la volonté des Dieux se révèle bien vite être l’asile de l’ignorance. Les présocratiques ont ainsi fixé à leur manière le domaine de définition de la science. Parmi eux, des matérialistes cherchaient à expliquer la nature à l’aide d’un des quatre éléments. Thalès estimait que tout provenait de l’eau. Pour Héraclite, c’était le feu. Les idéalistes, de leur côté, cherchaient à comprendre le cosmos à partir de principes abstraits : l’être pour Parménide ou le nombre pour Pythagore.

Socrate s’est appuyé sur cette montée en puissance de la rationalité mais, au lieu d’avoir l’ambition de rendre compte du tout de l’univers, il s’est modestement concentré sur une nouvelle façon de définir les notions qui nous servent à penser, que ce soit le courage, l’amour ou la science elle-même. On est passé ainsi d’un grand récit censé éclairer le sens de l’existence humaine à une analyse minutieuse qui, à partir d’un constat d’ignorance, développe ses efforts sur des concepts précis et ambitionne de construire patiemment un savoir limité mais fondé en raison. La rupture étant brutale, il n’est pas étonnant de constater que certains présocratiques ont continué à proposer une vision globale du monde. Le désir d’une compréhension d’ensemble, s’il ne se berce pas d’illusion, reste stimulant dans la recherche scientifique. Toutefois, l’affirmation socratique « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » nous rappelle que la philosophie est d’abord un rude exercice qui suppose de faire le deuil des certitudes et d’un rassurant déjà-là des significations.

Ce passage d’une confiance accordée aux grands récits symboliquement structurants à la critique pointilleuse mais éclairante de la raison s’est rejouée lors de l’apparition de la science moderne avec tout ce que cela implique de déchirements et d’espoirs, de rejet de la tradition et de changements de perspective. C’est ce moment de bascule où la conscience des limites de la science médiévale a permis d’accoucher d’une nouvelle représentation du monde dont nous sommes les héritiers que nous voudrions aujourd’hui examiner.

  1. Science moderne et conscience de l’ignorance.

Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens[i] souligne l’importance de la découverte de l’ignorance dans le développement de la science moderne. Il écrit :

            « A trois égards critiques, la science moderne diffère des traditions précédentes en matière de savoir » Il place en premier : « L’empressement à s’avouer ignorant. La science moderne repose sur le constat latin : « ignoramus », «  nous ne savons pas ». Elle postule que nous ne savons pas tout. » Plus loin, il note : « la révolution scientifique a été non pas une révolution du savoir, mais avant tout une révolution de l’ignorance. La grande découverte qui l’a lancée a été que les hommes ne connaissent pas les réponses à leurs questions les plus importantes. » Dans les traditions prémodernes, tout était censé avoir été déjà dit : la seule recherche importante consistait à bien comprendre les récits et les paroles transmises. Harari précise « Les grands Dieux ou le Dieu tout puissant ou les sages du passé possédaient une sagesse qui embrassait tout et qu’ils nous ont révélée dans les Ecritures et les traditions orales »[ii]. Galilée, en remettant en cause la cosmologie de Ptolémée, héritée en partie d’Aristote et adoptée par l’Eglise, souligne la fausseté de cette conviction. Pendant des siècles, on a cru savoir ce qu’était l’univers or nous étions ignorants. Il faut partir de ce constat. A la même époque, Descartes commence ainsi ses Méditations métaphysiques par un doute radical qui le place dans une ignorance complète, seule situation selon lui pour retrouver ce chemin des certitudes bien fondées que la tradition scolastique a déserté.  Harari ajoute : « De manière encore plus critique, elle - il parle toujours de la science moderne - accepte que ce que nous croyons savoir pourrait bien se révéler faux avec l’acquisition de nouvelles connaissances. Il n’est pas de théorie, d’idée ou de concept sacré qu’on ne puisse remettre en doute. »[iii] 

Les notions même de connaissance et de vérité ont été, en effet, retravaillées de façon décisive notamment par le philosophe empiriste David Hume[iv] qui pourfend la tendance au dogmatisme et souligne que toute théorie qui résiste à l’épreuve des faits est d’abord une simple hypothèse éclairante affecté d’un haut coefficient de probabilité. Dans les sciences expérimentales, l’important n’est pas de déclarer que la théorie est vraie une fois pour toute – ce qui est impossible à établir - mais plutôt de pouvoir exposer nos hypothèses aux tests et aux objections qui pourraient les invalider. La réfutabilité devient un critère essentiel en science[v].

Le second caractère distinctif de la science moderne selon Harari, est, je cite : « La place centrale de l’observation et des mathématiques. Forte de cet aveu d’ignorance, la science moderne est en quête de nouvelles connaissances. Elle procède en recueillant des observations et en se servant d’outils mathématiques pour rattacher ces observations et ces théories d’ensemble. »  

Bien avant Hume, Francis Bacon, l’auteur du Novum Organum[vi] et grand défenseur de cette nouvelle science qui apparaît au XVIIe siècle, estime que nos doctrines proviennent de l’expérience et s’obtiennent par une généralisation des cas particuliers observés. Darwin dont la théorie de l’évolution est nourrie des multiples observations faites lors de ses voyages, saura rendre hommage à la méthode prônée par Bacon. Savoir regarder comme si on voyait les choses pour la première fois et tirer des conclusions sans être arrêté par des a priori est essentiel à la découverte scientifique. Enfin, indéniablement la formalisation mathématique des données a contribué à arriver à des conclusions qui s’imposent rationnellement, même contre des convictions qu’on croyait bien établies.

Harari ajoute enfin : «  La science moderne ne se contente pas de créer des théories. Elle se sert de celles-ci pour acquérir de nouveaux pouvoirs et, notamment, mettre au point de nouvelles technologies. »[vii] Descartes l’avait bien compris qui opposait à la « philosophie spéculative »[viii]des scolastiques, une science moderne « pratique » avec laquelle « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » - en médecine et dans l’agriculture notamment.

 

  1. Science moderne et sens des limites.

L’efficacité de la science moderne a été prodigieuse et a dépassé, en un sens, les espoirs qu’au XVIIe siècle, les penseurs nourrissaient à son sujet. La couverture du Novum Organum de Bacon montrait ainsi un galion qui passait les colonnes d’Hercule qui fermaient le détroit de Gibraltar pour s’élancer vers le grand large. En dessous, cette citation biblique : « Beaucoup voyageront et les connaissances seront augmentées. » C’est dans la prise de conscience des limites de la compréhension médiévale et antique du monde que la science moderne s’est ouvert un immense champ d’investigation. Combinée à la maîtrise de nouvelles sources d’énergie, notre science qui se prolonge en technologie a même en deux siècles complétement transformé la planète terrestre et fait exploser la démographie humaine. Toutefois, nous sommes de plus en plus victimes de notre succès. Le fier galion se transforme en vraie galère. Aussi, vu les immenses problèmes notamment écologiques qui se profilent à l’horizon, est-il sage d’interroger les limites de la vision du monde qui accompagne la science moderne.

Perfection pour les anciens rimait avec le fini. L’inachevé était l’image de l’imperfection. Pour les modernes, l’infini est un des noms fascinants du parfait et un attribut de Dieu. En astrophysique, on est passé ainsi du monde clos de Ptolémée à l’univers infini de Galilée[ix]. Et le progrès prend la figure d’un perfectionnement du savoir, des techniques, de soi mais aussi celle de la croissance et de l’accumulation des biens dont on ne voit, dans tous les cas, pas plus les limites que celles de l’océan au sortir de la méditerranée. Parallèlement à ce progrès dont on n’aperçoit plus la fin - ni peut-être le but - la science moderne se caractérise aussi par une opposition radicale dont Descartes notamment s’est fait le porte-parole, entre une nature, réduite à une simple matière corvéable et malléable à merci, et une culture humaine autour de laquelle tout est censé tourner.

Cette partition artificielle du réel que l’anthropologue Philippe Descola[x] nomme « le naturalisme »  explique et justifie dans une large mesure l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles et une certaine indifférence à l’égard des autres vivants – végétaux et animaux. Notre vision utilitaire de la science s’est ainsi construite sur tout un récit du progrès censé être indéfini dans lequel les rôles sur terre ont été distribués de façon déséquilibrée. Philippe Descola suggère de s’inspirer, sans tomber dans la naïveté, d’autres représentations du monde qui peuvent nous diriger vers d’autres pistes – comme l’animisme – pour écrire une autre histoire où nous conserverions un rôle de premier plan mais où les autres protagonistes retrouveraient leur importance au profit de l’équilibre général de la biosphère. Les ressources terrestres ne sont pas infinies et la fuite vers d’autres planètes ressemble davantage à une mauvaise plaisanterie de milliardaires soucieux de continuer leurs affaires, aussi destructrices soient-elles, qu’à un scénario sérieux. La terre est notre seule maison. Nous sommes arrivés à un autre moment de bascule dans l’histoire. Un retour à une certaine modération et à un sens des limites semble d’une urgente actualité. « Rien de trop ». La sagesse est de rester à hauteur terrestre dans une plus grande égalité entre humains et en harmonie avec l’ensemble des vivant et de lutter contre toute cette mythologie finalement mortifère et obscurantiste que la science moderne, pourtant rationnelle, traîne avec elle. Sans doute, est-il temps de mobiliser « l’augmentation des connaissances » au service de la vie de tous plutôt qu’au profit de quelques-uns et d’avoir le courage et la lucidité d’adopter un récit plus adapté à la poursuite de l’aventure humaine.

Références musicales   

Brian Eno, la chanson By this river de l’album :  Before and after science

Trio Fibonacci : version instrumentale du morceau de Brian Eno                                           

 

[i] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)

[ii] Idem

[iii] ibidem

[iv] Notamment dans Le traité de la nature humaine (1739)

[v] Voir aussi Karl Popper : la logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung. Zur Erkenntnistheorie der modernen Naturwissenschaft, 1934)

[vi] Francis Bacon : Novum organum scientiarum (1620)

[vii] Yuval Noah Harari : Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)

[viii] Descartes : Le discours de la méthode, sixième partie. (1637)

[ix] Voir sur ce sujet Alexandre Koyré : Du monde clos à l’univers infini ( PUF, 1962)

[x] Philippe Descola : Par-delà nature et culture (2005)

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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »

La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »

Illustration : détail de la fresque de Raphaël : L'école d'Athènes" présentant Socrate en pleine discussion 

Texte de l'émission 

« L’instant philo »                                                        Emission du dimanche 03 octobre 2021                                

                          La sagesse et le sens des limites: 1. « Le moment grec »

 

  1. Pourquoi Pythagore a refusé l’honneur d’être placé parmi les sages de la Grèce
  2. Pythagore et la philosophie

On connaît Pythagore pour son fameux théorème et ses contributions aux mathématiques. Mais on ignore souvent qu’il a été aussi un penseur dont la doctrine a inspiré bien des idéalistes - à commencer par Platon. Diverses sources de l’antiquité[i] rapportent que c’est lui également qui auraient utilisé en premier les termes de « philosophie » et « philosophe ». Qu’est-ce qui a poussé Pythagore à créer ces termes voués à bel avenir ?

  1. Les sages de la Grèce

La civilisation grecque de l’antiquité aimait honorer les individus les plus doués dans tous les domaines : des compétitions étaient ainsi organisées pour donner occasion aux meilleurs de se surpasser. Les jeux Olympiques permettaient aux athlètes de briller de tous leurs feux. Les champs de bataille donnaient occasion à certains guerriers de montrer un courage récompensé par divers honneurs. Grâce aux concours de tragédie – les dithyrambes de Dionysos –les noms de quelques illustres vainqueurs - Eschyle, Sophocle et Euripide - sont  arrivés jusqu’à nous. Les anciens grecs avaient aussi le souci de désigner officiellement des sages qui pouvaient servir de modèle aux autres. Un jour, on s’adressa à Pythagore pour le faire entrer dans le cercle restreint des « sages de la Grèce ». Il réunissait en effet les qualités du sage – du sophos. Son savoir était exceptionnel– et pas seulement en mathématiques. Son attitude morale pouvait servir d’exemple. Enfin, son habileté - notamment dans les affaires humaines – ne manquait pas d’être saluée de tous. Pourtant, à la surprise générale, Pythagore a d’abord repoussé cette offre honorifique.

  1. Pourquoi Pythagore refuse d’être nommé « sage »

Pour quelles raisons ? Pythagore s’inscrivait dans la tradition qui valorise la mesure en toute chose. Pour les anciens grecs,  il  faut éviter absolument la démesure –  l’hubris - qui donne le sentiment à l’homme d’être tout puissant et le conduit à franchir la ligne de partage entre l’humain et le divin. Une chose est la perfection des Dieux, autre chose l’imperfection des hommes. Or la sagesse, figure de l’excellence, semble bien être un attribut d’un être parfaitement savant, impeccable dans son attitude et d’une habileté sans failles – bref, elle ne semble pouvoir être attribuée qu’aux Dieux. Les hommes avec tous leurs défauts et limites ne peuvent dès lors se dire sages en ce sens qu’avec beaucoup d’imprudence et d’impudence. Accepter d’être déclaré sage de façon irréfléchie montrerait qu’on ne l’est pas du tout. C’est pourquoi Pythagore refuse le titre prestigieux de sages de la Grèce. Il semble même en contester la légitimité. Néanmoins, par souci d’apaisement, il suggère un changement de terminologie qui va permettre de trouver un terrain d’entente. Plutôt que d’être nommé sophos, Pythagore propose une appellation plus modeste : il n’est pas un sage mais quelqu’un qui aime la sagesse : un philosophos. Un philosophe

  1. Philosophie, limites humaines et sagesse
  2. Modestie de la philosophie

Le terme « philosophie » signifie « l’amour de la sagesse ».  Si on cultive l’amour de la sagesse, c’est qu’elle nous semble éminemment aimable mais qu’en même temps, nous savons qu’elle nous échappe toujours du fait de notre imperfection. « Nobody is perfect ».  Le philosophe se différencie ainsi toujours de celui qui est arrivé au dernier degré de la sagesse. C’est dans cette perspective, que, plus tard, Platon soulignera[ii] « Parmi les Dieux, il n’y en a aucun qui s’emploie à philosopher, aucun qui ait envie de devenir sage, car il l’est ; ne s’emploie pas à philosopher quiconque est d’autre est sage. » La philosophie est une pratique humaine qui témoigne d’un défaut de sagesse et de savoir.

2) Sagesse humaine et sagesse divine.

Ceux qui voulaient placer Pythagore parmi les sages de la Grèce finissent par reconnaître qu’en précisant pourquoi il ne voulait pas de cet honneur, cet illustre penseur a fait preuve de sagesse humaine. Cette dernière consiste à rompre avec toute cette arrogance qui tend à nous conférer une puissance de penser et d’agir comparable à celle des Dieux. Pythagore invite à sortir du préjugé selon lequel la sagesse n’aurait qu’une figure : celle de la perfection. Il nous fait comprendre que le début de la sagesse humaine, au contraire, est de prendre conscience de notre imperfection et des limites intrinsèques à notre condition. Une chose est la parfaite sagesse divine qui, bien qu’inaccessible, nous sert de modèle pour continuer à progresser et même d’astre pour éclairer le sens de notre condition imparfaite mais perfectible. Autre chose est la sagesse humaine, toute pétrie du sens de nos limites et de notre nécessaire modestie.

3) Savoir, limite de la science et ignorance

Ce n’est sans doute pas un hasard si un des penseurs les plus savants de cette époque met l’accent sur l’étendue de notre ignorance. Plus on en sait et plus on comprend que des choses nous échappent. Plus on progresse dans la science, plus apparaît l’étendue de notre ignorance. A l’inverse, on constate souvent que moins un individu est savant, plus il croit que sa science est étendue. C’est malheureusement logique ! En effet, si quelqu’un est complétement ignorant, il ignore aussi qu’il est ignorant. Mais, quand on ne sait pas qu’on ne sait pas, on croit savoir qu’on est savant. L’ignorance la plus abyssale se combine ainsi avec la certitude mal fondée d’être très savant. Plusieurs expressions désignent ce fâcheux mécanisme psychologique. [iii]On parle de « la bêtise contente d’elle-même » qui peut devenir un objet de plaisanterie, plus ou moins de bon goût, dans ces dîners dans lesquels on se moque parfois cruellement de ceux qu’on désigne souvent en usant d’un terme peu gratifiant. On parle aussi de la fatuité : le fait être fier quand on affirme des choses absolument erronées. En Anglais, « fat » d’ailleurs désigne celui qui est gros et lourd. De fait, l’ignorant est souvent stupéfiant dans sa balourdise d’une grande suffisance : c’est alors un cuistre. Etienne Klein, physicien et philosophe, dans une de ces émissions a rappelé un autre terme, plus savant, qui désigne le fait de parler avec assurance de ce que l’on ne connaît pas : l’ultracrépidarianisme. Le terme vient de la locution latine : « Sutor, ne supra crepidam » littéralement : « cordonnier, pas plus haut que ta sandale ». Traduction : « ne sors pas de ton champ de compétence, cela t’évitera de dire des inepties ». En effet, la tendance à se croire compétent dans des sujets qu’on ne maitrise pas est courante dans les conversations de café du commerce, dans les Talk-shows et surtout sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, cela rend difficile une vraie réflexion et c’est source de préjugés.

L’ignorant qui se croit savant peut donc amuser, énerver et même faire peur – notamment  quand faisant de la politique, il a un grand pouvoir – toutefois, il y a chez lui une manière d’être à laquelle nous n’échapperons pas, si nous ne faisons pas attention. Le ridicule ne tue pas mais il est sage de mettre en garde contre cette dérive plus courante qu’on veut bien se l’avouer qui consiste à dépasser les limites de son savoir et à manquer de mesure et de retenue dans ses discours.

  1. « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien »
  2. Socrate, digne successeur de Pythagore.

Si c’est Pythagore visiblement qui a créé l’expression « philosophie », Socrate est reconnu comme le premier à avoir vraiment fixé les méthodes et l’esprit philosophique. Au demeurant, Socrate s’inscrit dans la continuité de l’état d’esprit initié par Pythagore : il se présentait, effet, modestement comme un maître d’abord conscient de son ignorance. Il aimait à répéter « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Et cette attitude lui a valu, à son tour, d’être désigné comme le plus sage des Grecs par la Pythie de Delphes.

  1. Modestie et ambition de la philosophie

Précisons qu’on ne peut en rester à l’interprétation trop unilatérale et négative selon laquelle il faudrait, pour être un sage philosophe, surtout voir ces imperfections et savoir s’auto-flageller dès qu’on tombe dans la démesure parce qu’on dépasse ses limites. La sagesse humaine serait assez dérisoire sans son versant positif et créatif. C’est que la modestie et le sens des limites dans cette sagesse à mesure humaine qu’est la philosophie font le lit d’une vraie ambition. Savoir qu’on ne sait rien, prendre conscience de notre ignorance n’est en effet pas sans conséquences importantes. Par exemple, un candidat à un examen peut se rendre compte qu’il va complètement sécher car il n’a aucune connaissance pour répondre aux questions posées. Cette prise de conscience ne lui permettra certes pas d’échapper à une très mauvaise note mais le choc qu’elle produit, peut préparer un avenir meilleur. L’étudiant conscient de ses lacunes, pourra ainsi prendre ses dispositions pour mieux apprendre sa leçon la fois suivante. Savoir qu’on est ignorant donne ainsi  le désir de ne plus l’être et par conséquent de nous mettre dans une disposition d’esprit où l’on va rechercher à améliorer son savoir et à chercher de nouveaux moyens pour construire un autre chemin. Prendre conscience de ses limites, c’est se mettre dans la situation de les repousser. La modestie philosophique est le creuset dans lequel se forme l’ambition d’être plus savant : elle fait naître une féconde curiosité dont Aristote fait le point de départ de toute science. C’est quand on saisit que les choses nous échappent qu’apparaît le désir de rechercher de nouveaux chemins pour vivre plus sagement. Voilà ce qui explique que la philosophie a été le nom donnée pendant longtemps, à toute science et à toute recherche de la vérité. Newton, au dix-huitième siècle, présente encore sa physique en lui donnant le nom de « philosophie naturelle »

  1. Une prise de conscience positive de son ignorance

Il y a encore beaucoup à tirer du versant stimulant de cette sagesse à visage humain, surtout au moment où tout indique que notre sentiment de toute puissance technologique et notre système de développement économique nous conduisent, si on ne fait rien, à des catastrophes. Car la sagesse ne consiste pas à se complaire dans une lucidité décourageante sans rien faire face à notre impuissance actuelle. Les nouveaux défis exigent une sagesse qui analyse de façon critique la conception visiblement erronée que nous avons de notre rapport à notre environnement, une sagesse qui, forte du constat de nos erreurs et de nos insuffisances, recherche et produise de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques mais aussi de nouvelles manières de vivre. C’est ce que nous verrons dans la prochaine émission prévue le 31 octobre où nous examinerons dans quelle mesure la conscience de nos limites et de notre ignorance peut changer notre état d’esprit, stimuler la recherche et permettre ainsi à l’humanité de tenter de relever des défis inédits face auxquels tout ce que nous savons et avons l’habitude de faire semble, pour l’heure, assez peu efficace.

 

Références musicales de cette émission

[i]  Notamment Cicéron et un disciple de Platon nommé Héraclite de Pont

[ii] Dans Le Banquet en 204 a

[iii] Ce qu’il y a de précisément fâcheux dans l’ignorance, c’est que quelqu’un qui n’est pas un homme accompli et qui n’est pas non plus intelligent, se figure l’être dans la mesure voulue, c’est que celui qui ne croit pas être dépourvu n’a point envie de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu. » Platon : Le Banquet, 200 a.