L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo - L'invisibilité : menace ou fantasme ?

L’instant philo.                                                                 Emission du dimanche 1er décembre 2024

                                                 L’invisibilité : menace ou fantasme ?

Illustration : René Magritte : L'homme invisible

I.                    Première approche : l’invisibilité dans la perception

1)      Invisible et imperceptible

L’invisibilité est d’abord, tout simplement, celle des réalités qui échappent à notre perception visuelle. On remarque tout de suite que l’invisible se distingue de l’imperceptible. Quand on heurte dans l’obscurité avec violence un obstacle quelconque, on fait l’expérience douloureuse qu’une réalité qui échappe à la vue peut être appréhendée autrement. Souvent les autres sens permettent de percevoir ce que notre regard ne peut saisir. Notre odorat peut identifier une dangereuse fuite d’un gaz invisible. De façon plus poétique, la présence d’un oiseau, pourtant dissimulé dans les feuillages, peut être perçue par son chant.

2)      Un rapport ambivalent à l’invisibilité

a)      L’Invisible danger

Quand des indices sensoriels indiquent la présence d’un être pourtant invisible, des subjectivités différentes apparaissent. Parfois c’est une vive l’inquiétude : qu’on songe aux terreurs de l’homme préhistorique placé dans l’obscurité de la nuit, entendant d’étranges bruits et clameurs qui peuvent annoncer l’arrivée d’un prédateur. Dans bien des situations, il est vrai, voir ce qui se passe est rassurant : on a le sentiment de mieux maîtriser les choses car la vue est un des cinq sens qui nous fournit le plus d’informations sur ce qui nous entoure. Alors qu’une situation où l’on ne voit pas grand-chose peut être source d’une angoissante incertitude. Lors de la période du COVID 19, la présence possible du virus invisible ne manquait pas d’effrayer. Les films de suspens ou d’horreur savent d’ailleurs jouer avec ce danger d’autant plus menaçant qu’il se cache et qu’on se sait d’où il va surgir.

b)      L’invisible poétique

Tout à l’inverse, l’invisibilité d’une réalité peut être jugée très positive quand elle invite à une douce rêverie comme le chant du rossignol ou quand elle annonce de bonnes choses, comme la musique qu’on perçoit avant de voir le lieu festif vers lequel on se dirige avec impatience. Dans certaines religions, l’invisible est même un des caractères du sacré et du divin. Ensuite, sans être mystique, l’invisibilité peut être louée car elle nous soustrait au regard des autres et nous entraîne dans une autre dimension du monde où il est possible de réaliser, librement, sans craindre les jugements, nos désirs les plus fous. Pourquoi ces jugements si diamétralement opposées quand on parle de l’invisibilité ? C’est qu’elle constitue l’angle mort de la perception des choses dans lequel on sent, toutefois, que de la vie s’agite et que des histoires et des aventures peuvent se développer. Ce qui est invisible constitue le hors champs de notre existence ordinaire dont on ne peut minimiser ni l’importance, ni l’intérêt. Cela ne peut laisser indifférent. Car l’invisibilité désigne une mystérieuse et autre dimension du monde. Elle ouvre le champ de l’imprévisible et du possible, pour le meilleur comme pour le pire. Faisant sortir de la scène habituelle qui se joue sous les projecteurs qui éclairent le monde visible, elle nous fait découvrir des coulisses où s’agitent bien des passions.

II.                  Invisibilité concrète, sociale et intellectuelle

1)      L’invisibilité sociale

L’invisible est évidemment ce qui échappe au regard. Mais précision importante : au regard pris en trois sens assez différents. D’abord, comme nous l’avons dit, il s’agit de la perception visuelle. Ensuite du regard social, c’est-à-dire du jugement que toute une collectivité porte sur la réalité et notamment sur ses membres. Dans chaque société, la logique de la notoriété trace une ligne de partage entre des personnes bien en vue et de parfaits anonymes. L’invisibilité constitue également un des attributs des oubliés de la société, de ces personnes, parfois infériorisées, dont le malheur quotidien peut vite disparaitre des radars et du regard médiatiques. Elle devient alors signe d’exclusion et de mépris social. Les intouchables, dans le système des castes en Inde, ont été ainsi très longtemps – et c’est loin d’être fini – marqués par cette invisibilité qui leur bloquait l’accès à des fonctions bien en vue. L’invisible peut être ainsi ce qu’on a décidé d’exclure du champ du social, ce qu’on stigmatise et qu’on ne veut pas voir, toujours pour de bien mauvaises raisons.

1)      L’aveuglement intellectuel

L’invisible est enfin ce qui échappe aux yeux de l’esprit. Selon les sociétés et les époques, l’aptitude à saisir le réel peut prendre des configurations différentes. Des habitudes intellectuelles ou des schémas de pensées plus ou moins perspicaces peuvent faire disparaître certains aspects du réel. Des points aveugles et angles morts accompagnent ainsi la représentation du réel quand l’esprit fait preuve d’une certaine cécité du fait d’une grande ignorance ou d’un dogmatisme qui rétrécit notre ouverture sur le monde. L’invisible n’est pas toujours ce qui ne se montre pas, il est parfois ce qu’on n’est pas disposé à voir.

2)      Le lien entre ces trois invisibilités

Ces trois sortes d’invisibilité : visuelle, sociale et intellectuelle sont évidemment liées. C’est notre façon de penser et de nommer le réel qui donne à ce dernier, en partie, sa forme. La cécité intellectuelle a tendance à fermer les yeux et à étouffer les discours qui pourraient réactiver notre capacité à percevoir ces choses qui échappent à nos catégories de pensée. « Ni vu, ni connu », précise le dicton. Il peut être inversé : « Ni connu, ni vu ».  Que voit-on vraiment, pour prendre un exemple très concret, quand on se promène dans une forêt dont on ignore le nom des arbres, des animaux et des autres réalités qui s’y trouvent ? Peu de choses finalement. L’ignorance et l’absence de vocabulaire appauvrissent le monde. Bien des réalités restent invisibles à la vue, faute d’être identifiées par les yeux de l’esprit. 

2)      L’invisibilité sociale : façon d’échapper aux règles de la société

1)      Orientation de l’étude                                                                                                                           

Toutes ces considérations montrent la riche complexité de l’invisibilité. L’importance de cette notion dans la perception et la théorie de la connaissance demanderait, certes, d’autres développements – parfois ardus - comme le montre, à titre d’exemple, les derniers travaux du philosophe Merleau Ponty regroupés sous le titre : Le visible et l’invisible[i]. Je me  contenterai aujourd’hui d’insister sur la dimension sociale de l’invisibilité pour compléter mon propos.    

2)      Retour à l’ambivalence de l’invisibilité sociale                                                                                              

On l’a souligné, dans une collectivité, être invisible est le signe d’une relégation à une place modeste dans la collectivité, voire d’une exclusion du jeu social. D’une façon apparemment plus positive, l’obscurité de la nuit, qui peut effrayer, peut aussi protéger du regard social, permettre de réaliser sans subir le jugement des autres un certain nombre de fantasmes et cultiver nombre de désirs habituellement mal vus. Serge Gainsbourg, grand noctambule, a bien saisi cet aspect sulfureux de l’invisibilité dans une de ces ultimes compositions. 

3)      Le monde de la nuit

Le monde de la nuit comme celui de la fête peut-être celui d’une mise à distance des normes sociales. C’est bien souvent le hors champ d’une société qui permet, quand on s’y intéresse, d’avoir une meilleure image de la dite-société avec toutes ses frustrations, ses contradictions ainsi que l’ensemble baroque de ses désirs cachés. Cela peut être toutefois aussi le moment d’une libération des mauvaises passions. Car, à côté des joyeux noctambules, traînent aussi tout un monde interlope où une grande violence, parfois, n’est nullement absente.  Dans sa dimension sociale, on retrouve ainsi cette ambivalence qui est au cœur du domaine de l’invisible. D’un côté, on trouve la stimulation et l’enthousiasme d’une énergie libérée des règles du monde visible et bien établi. De l’autre, quand on est « ni vu, ni connu », on constate qu’on bénéficie alors d’une impunité qui peut encourager le désir de faire le mal.

4)      L’anneau de Gygès

Platon dans La République[ii] , l’histoire de l’anneau de Gygès illustre très bien ce versant immoraliste de l’invisibilité. Gygès est un berger. On sait que dans la plupart des récits, un berger incarne une certaine pureté morale. Après un tremblement de terre, Gygès s’aperçoit, en allant faire paître ses bêtes, qu’une caverne s’est ouverte au flanc de la montagne. Curieux, il y entre et y découvre une tombe occupée par le squelette d’un géant. Inspectant la sépulture, il est tout de suite attiré par une bague placée au doigt du géant dont il s’empare. Un temps plus tard, il se met à jouer avec le chaton de l’anneau qu’il a mis à son doigt et il constate, stupéfait, qu’il devient invisible. Dès lors des idées germent en lui qui le conduisent grâce au don d’invisibilité qu’il a acquis, à s’introduire, dans le château du roi de la cité voisine, à séduire sans vergogne la reine, à assassiner le souverain et à devenir un tyran en se servant du pouvoir de son anneau magique. Que cherche à dire cette histoire qui a inspiré Tolkien dans Le seigneur des anneaux ?  Tout simplement que lorsque l’invisibilité permet d’échapper au regard social et au jugement de la collectivité, lorsqu’elle autorise de faire le mal en toute impunité alors aucun homme, même parmi les plus vertueux, ne résiste à la tentation de commettre l’injustice, d’abuser de son pouvoir et de se laisser entrainer à faire le mal. C’est une leçon bien pessimiste que Platon dans La République, prend, au demeurant, le temps de réfuter rigoureusement.

Conclusion

De fait, le désir de se soustraire au regard social ne se réduit pas à la tentation de faire le mal en toute impunité, ni à la fascination à l’égard de pratiques sulfureuses habituellement désapprouvées. Ce désir de grande discrétion ne doit pas être laissé à la seule interprétation des esprits chagrins qui voient du mal partout. On peut cultiver avec profit, au plus loin des regards et des jugements, son jardin secret et rester dans sa tour d’Ivoire. L’invisibilité qui permet de s’affranchir de toute surveillance, n’est-elle pas un précieux auxiliaire de la liberté ? N’est-elle pas un bon antidote pour lutter contre cet idéal de transparence qui dérive trop souvent vers un voyeurisme débilitant ou un dispositif policier ? « Pour vivre heureux, vivons cachés »[iii] dit le proverbe. L’invisibilité n’est-elle pas, en effet, un havre de paix où la personnalité, loin de la vaine agitation, se forge, se ressource et se développe en toute tranquillité ? L’invisibilité peut tourner le dos à l’apparaître pour tenter de cultiver une meilleure façon d’être. Elle détient, à bien des égards, les vertus apaisantes et réparatrices du silence. On peut supposer ainsi, n’en déplaisent à une société de contrôle parfois plus intrusive que protectrice, que bien de belles et grandes choses ne peuvent se préparer, mûrir et s’épanouir qu’à l’abri des regards.

Les virgules musicales :

-          « Pas vu, pas pris », chanté par Marina Céleste. Musique composée par Ennio Morricone

-          « I’m the boy », de Serge Gainsbourg, chanson tirée de l’album Love on the beat

-          « Visible » de Ryan Nealon 

 


[i] Le visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, collection TEL, éditions Gallimard, 1988. 

[ii] La république, Platon, II, 360a et sq.

[iii] Dernier vers de la fable « Le grillon » de Florian (1793)

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L'Instant Philo - L’imitation entre copie, identification et création

« L’instant philo »                                                                                          Emission du 6 octobre 2024 

                                 L’imitation entre copie, identification et création

I.                    Analyse générale

A.      L’imitation est trop souvent mal jugée

L’imitation n’est pas une capacité jugée habituellement très noble. Des imitateurs comme Laurent Gera ou Nicolas Canteloup peuvent, certes, être populaires mais ils n’occupent pas, comme humoristes, une place centrale dans nos sociétés. La figure du faussaire, cet escroc qui s’enrichit en faisant des plagiats d’œuvres célèbres a même contribué à la mauvaise réputation de l’imitation. D’autant qu’à moindre échelle, l’individu qui mime de façon appuyée le comportement, les opinions et les goûts d’un modèle qu’il idolâtre, est souvent moqué pour son manque de personnalité.

Toutefois, en rester à cette approche plutôt dépréciative de l’imitation semble intenable. Depuis Platon et Aristote, la mimésis – terme grec qui correspond à l’imitation - est un sujet de réflexion nourrissant multiples débats. D’abord en art, où la ressemblance et la grande exactitude dans l’imitation ont été des critères souvent discutés dans l’appréciation des œuvres. Mais aussi en pédagogie, en psychologie morale et dans notre conception même du réel. Examiner les multiples facettes de l’imitation et avoir une approche attentive à sa complexité semble donc nécessaire, tant il est vrai que cette capacité que nous avons d’imiter recoupe, des aptitudes et des attitudes très différentes.  

B.      Trois figures principales de la mimésis   

On peut dégager, en effet, trois figures principales de l’imitation. Imiter, c’est d’abord copier et par conséquent reproduire un modèle avec la perfection duquel on sait ne pas pouvoir rivaliser. L’imitation peut aussi se présenter comme une identification ou une simulation exacte d’une réalité. Dans cette optique, la mimésis désire sortir de son infériorité supposée par rapport au modèle initial et tâche même de l’égaler, voire d’occuper sa place – ce qui n’est pas sans poser problème. Enfin, imiter peut signifier produire une réalité nouvelle. La mimésis n’est plus une reproduction imparfaite, ni une identification problématique mais une production. C’est ainsi qu’Aristote met l’accent sur la mimésis dans la tragédie et l’ensemble des créations littéraires. L’imitation sort alors d’un rapport d’infériorité, d’égalité et même de comparaison avec sa source première d’inspiration. Elle devient le creuset dans lequel se crée du nouveau.  

II.                  L’imitation comme copie imparfaite

A.      Copie et original

Imiter, disions-nous, c’est d’abord copier de façon imparfaite une réalité. Un dicton rappelle qu’on préfère toujours l’original à la copie. Une duplication de fichier ou une photocopie d’un document, même à l’aide un système élaboré, suppose toujours, en effet, une perte de définition. Ce constat a beaucoup contribué à une dépréciation de l’imitation toujours par définition approximative. Ce constat permet aussi de rapprocher l’imitation de l’image – dont on fait souvent l’hypothèse qu’elles ont une étymologie commune visible dans leur préfixe. En effet, l’imitation/copie, comme c’est le cas pour l’image, a un rapport de ressemblance et de dissemblance avec ce qui est représenté. Pourquoi de dissemblance ? L’imitation reste différente de l’imité, sinon on ne pourrait pas les distinguer : ce serait la même chose ou encore un double. L’imitation comme l’image est donc toujours imparfaite par rapport au modèle. On peut considérer comme on le fait souvent que c’est une imperfection car toute réalité se trouve ainsi mal reproduite, voire déformée.  

B.      Qualité pédagogique et spirituelle de la copie imparfaite

A vrai dire, ce défaut peut se révéler souvent être une qualité. Platon, par exemple, estime que contempler et admirer les beautés terrestres, ces pâles et imparfaites copies de la beauté en soi, peut permettre d’élever son esprit jusqu’à l’idée du beau et suggérer aux humains les qualités éminentes de ce qui est invisible et purement spirituel. La copie imparfaite quand elle renvoie en filigrane au modèle parfait a une valeur pédagogique. C’est pourquoi Platon multiplie les analogies, les métaphores et les mythes dans son œuvre pour parler des réalités supérieures et spirituelles qu’on ne peut décrire qu’avec ce que notre aptitude à imiter nous fournit. Dans un autre registre, un ouvrage de piété L’imitation de Jésus Christ, attribué habituellement à Thomas A. Kempis, eut un grand succès à la toute fin du moyen-âge et à la renaissance en occident et illustre aussi cette idée d’une imitation toujours imparfaite qui permet d’élever spirituellement les hommes.

C.      La vérité de la caricature

Ce pouvoir révélateur de la copie imparfaite est présent aussi chez les peintres caricaturistes et les humoristes imitateurs. On est étonné du pouvoir que certains ont de mettre en lumière un trait physique et/ou psychologique de la personne imitée ou caricaturée qu’on ne voyait pas nécessairement. Le miroir tendu alors peut être parfois cruel quand elle souligne par exemple les tics de langage ou de comportement d’une célébrité qu’on reconnaît tout de suite. L’imperfection d’un portrait dont les traits sont volontairement grossis révèle ainsi parfois un aspect d’une personnalité dont une certaine vérité est par là même mise à nu.

D.      Un exemple musical

Il arrive qu’une imitation assez caricaturale puisse se transformer en un hommage plein d’humour. Dans un morceau intitulé « Lady of the road » - clin d’œil à Abbey road rendue célèbre par les Beatles, le groupe King Crimson a imité ainsi avec brio et finalement avec une ironie très respectueuse certaines compositions du fameux quatuor de Liverpool. King Crimson met en avant le lyrisme appuyé de la mélodie, du chant mais aussi des paroles de Paul Mac Cartney, il se moque gentiment de la batterie un peu lourde de Ringo Star et s’amuse à produire un solo de guitare volontairement un peu poussif. Mais le résultat est un morceau original et plein de clins d’œil bienveillants aux Beatles, ce groupe qui a eu une influence énorme sur toute la rock music. 

III.                Deux autres conceptions de la mimésis

 

A.      Imitation et source d’inspiration

L’exemple de cet hommage aux Beatles permet de comprendre que l’imitation peut conduire à une certaine identification – tant il est vrai qu’une certaine empathie et compréhension intime de ce qui est imité est souvent nécessaire pour pouvoir se glisser dans une manière d’être et de faire différente de la nôtre. Ce désir d’appropriation de la nature du modèle change le sens et la nature de l’imitation. Le morceau que nous venons d’écouter est une imitation assumée où il s’agit de créer quelque chose de nouveau en revendiquant avec humour l’influence des Beatles. Imiter consiste ici à se réapproprier quelque chose pour en faire œuvre personnelle. Cet aspect de la mimésis est aussi perceptible dans ce qu’on nomme le bio-mimétisme qui désigne l’ensemble des innovations techniques imitant des processus naturels. C’est ainsi que le radar découle de l’observation du mode de repérage et de déplacement des chauves-souris.  

B.      Imitation et formation

Cette figure de l’imitation est au cœur des apprentissages et de toute formation, que ce soit chez enfant, l’étudiant, l’adulte mais aussi chez l’artiste en herbe. En ce sens, l’imitation ne s’oppose donc pas à l’affirmation de soi. Au contraire : force est de constater que la construction de notre personnalité passe par diverses identifications qui sont autant d’étapes importantes de notre développement. Et on n’est pas influencé de façon passive par ce qui nous entoure comme c’est le cas de Zelig, ce personnage imaginé et interprété par Woody Allen, qui est un vrai caméléon, changeant d’aspect physique et de personnalité en fonction du milieu dans lequel il vit. En réalité, le plus souvent il y a une activité de sélection, même inconsciente, des modèles et des influences en fonction de ce que l’on est et ce que l’on désire. Imiter, consiste alors à mettre ses pas dans les pas des autres pour pouvoir tracer ensuite son propre chemin.  

Les peintres de la renaissance passaient ainsi un certain temps à copier les maîtres anciens pour se faire la main. Et les grands artistes savent rendre hommage aux maîtres qui les ont influencés. C’est le cas de Bach avec Jan Dismas Zelenka de Raphaël avec Bronzino ou encore du cinéaste Bruno Dumont avec Bresson et Tarkovski. Il est clair, dès lors, qu’un bon maître ne cherche pas à avoir un disciple docile mais à faire naître un nouveau maître qui peut-être un jour le dépassera ou en tout cas, produira ce que lui, son mentor, n’aurait jamais pu faire.

Quand la mimésis contribue à la construction de soi et à la créativité, comme nous venons de le voir, elle n’a plus grand-chose à voir avec ces opportunistes qui retournent leur veste, en imitant de façon servile le modèle qui leur semble profitable à un moment donné. Elle est alors une aptitude tout à fait essentielle et précieuse

C.      Imitation et désir d’identification

L’imitation peut aussi tendre à une identification presque fusionnelle avec le modèle. C’est à première vue paradoxal. Si les deux réalités deviennent semblables, loin d’avoir une copie de ce qui est imité, on obtient un double ou un clone. Ensuite, faire tomber la frontière entre le modèle réel et l’imitation peut conduire aussi à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule réalité donc plus rien à imiter. Dans cette perspective, le modèle est menacé, à tort ou à raison, d’être en quelque sorte éclipsé par l’imitation. Platon défendait la mimésis consciente d’être une copie imparfaite tendant aux hommes le miroir de réalités plus spirituelles mais il se méfiait d’une imitation qui voulait se faire passer pour le réel. Les trompes l’œil sont des simulacres qui montrent les limites d’une simulation du réel. Même si on peut peindre des raisins avec un réalisme saisissant, comme le fit le peintre Zeuxis[i], il est impossible de s’en nourrir.

Cette imitation/ identification quand elle se développe dans les relations interpersonnelles peut générer un désir mimétique potentiellement destructeur - à savoir l’« envie », cette fascination pour un autre qu’on veut imiter qui s’accompagne du désir impétueux de prendre sa place. Le désir mimétique rappelle René Girard est ambivalent : l’admiration éprouvée pour quelqu’un peut se transformer en un désir de s’approprier de façon éventuellement violente de ce qui constitue sa personnalité. S’identifier à une personne peut conduire à lui voler en quelque sorte son identité. Les exemples de rapports difficiles entre jumeaux sont mis en valeur par René Girard qui repère dans les mythes de toutes les civilisations, des conflits terribles causés par le désir mimétique. [ii]Etrangement, cette façon de s’identifier à l’autre a un versant très positif car c’est aussi la source de toute empathie qui permet d’éprouver compassion et compréhension face aux souffrances ou aux pensées des autres. L’imitation comme désir d’identification à l’autre est donc pour le meilleur comme pour le pire.  

Conclusion 

Nous n’avons évidemment pas la prétention d’être exhaustif au sujet de cette capacité humaine très riche qu’on nomme l’imitation. Au moins, espérons-nous avoir montré qu’il ne faut pas la sous-estimer, ni en juger trop rapidement tant il est vrai qu’elle offre des figures assez différentes et complexes mais toujours essentielles pour comprendre la nature humaine. Pour conclure, cette émission, je propose que nous écoutions une reprise par Franck Sinatra d’une chanson française bien connue qui permet d’illustrer, je crois, le pouvoir de renouvellement et de créativité de la mimésis :     

Virgules musicales

1. Cinematic widescreen : “The final look” dans l’album Crowander

2. King Crimson : “The lady of the road” dans l’album Island

3. Franck Sinatra : « My way », reprise de la chanson « Comme d’habitude »,  interprétée par Claude François.


[i] Pline l’ancien : Histoire naturelle.

[ii] David Cronemberg en a fait un film  Faux semblants.

 

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L'Instant Philo - Religion, superstition et spiritualité

Religion, superstition et spiritualité                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev

                                                

                                                           L’instant philo    

Religion, superstition et spiritualité                                     Emission du dimanche 19 mai 2024

Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ?

I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion

A. L’impasse de l’étymologie  

Le terme « religion » viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux.

 

 

B. La religion et le sacré   

Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En  brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général.                                         

II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?

A.     La formulation  

Peut-être qu’une définition descriptive de la religion a plus de chance d’être satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposée dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’années: « la religion – écrit-il -est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » 

     B. Commentaires

Surhumain mais pas surnaturel. Précision importante car un ordre surnaturel, souvent associé aux notions de divin ou de sacré est, par définition, inconnaissable. Sans compter qu’on est très embarrassé quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les règles du raisonnement en sciences formelles s’imposent à nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne déduisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systèmes de normes comme les règles du jeu dans le football ou les échecs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques découlent aussi de décisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvé les tout derniers siècles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laïcité peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                         

La spécificité de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain présenté dans un récit, tout un système de rituels, interdits, cultes spécifiques et critères éthiques qui valent pour l’ensemble des croyants.

C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.   

Une remarque du philosophe et économiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dégager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilité humaine est clairement identifiable à l’exemple d’un défilé militaire, des ordres qui sont productions collectives où l’enchevêtrement des actions d’une multiplicité de personnes différentes nous rend incapable de savoir qui en a décidé : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanés et involontaires que les collectivités humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent être rapportées à des personnes précises mais aussi la marche imprévisible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libéraux dont Hayek fait partie, le marché. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dépassent et que nous pouvons d’une certaine manière sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marché, censé apporter abondance et richesse à tous, un acte de foi dont découlent certaines politiques et normes à respecter par les instances internationales, les états et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censé aboutir nécessairement à plus d’égalité et en déduisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont également des religions.   

Présenter la religion comme « un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela éclaire même certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontané et collectif et ordre surhumain.

  III. Religion et spiritualité                                                                                           

A.     La religion : un marché ou une aventure spirituelle ?

Cette définition générale n’empêche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relèvent, pour Harari, d’une sorte de marché ou de contrat passé entre le croyant et l’institution à laquelle il adhère : « obéissez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent être placées du côté d’une aventure spirituelle où l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il écrit ainsi : « Nombre de systèmes religieux ont été défiés non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quête de vérité ». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la révolte protestante contre l’autorité de l’Église catholique » qui « a été déclenchée par un moine pieux et ascétique, Martin Luther. Ce dernier réclamait des réponses aux questions existentielles de la vie et refusait de s’en tenir aux rites, rituels et marchés qu’offrait l’Église. [vi]» On se souvient à cet égard que Luther était scandalisé par la vente d’indulgences par L’Eglise qui étaient censées permettre aux riches d’écourter leur séjour au purgatoire et d’accéder plus vite au paradis.

B.     Religion statique et religion dynamique         

Alors, retrouve-t-on les tensions signalées au début, qui conduisait pour définir la religion à lui faire une place spécifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualité ? Pas vraiment car Harari estime avec l’exemple de Luther que la spiritualité peut revitaliser de l’intérieur une religion trop centrée sur des visées utilitaires. L’inspiration d’une thèse d’Henri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pôles. Un pôle statique, soucieux de la satisfaction des intérêts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pôle dynamique et créatif qui renvoie à des interrogations fondamentales et à une quête spirituelle que Bergson associe au mysticisme.

C.     Deux tendances coexistent dans le fait religieux.

La religion semble donc être une réalité dans laquelle deux tendances bien différentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualité et en défendant, on s’en souvient, la possibilité d’une haute moralité des incroyants, Harari arrive à contourner, grâce à une position qu’on pourrait qualifier sans doute de laïque, un des obstacles que l’on rencontre souvent quand on cherche à définir la religion, à savoir qu’il faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à la religion. Il ne s’agit pas de la louer, ni de la condamner – du moins tant qu’elle ne cherche pas à imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutôt tâcher de comprendre cette réalité humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle.

Virgules musicales tirées de la chanson de Murray Head : « Say it ain’t so, Joe »   


[i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426)

[ii] La violence et le sacré, 1972.

[iii] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, chap. 12, La loi de la religion. 2011

[iv] 21 leçons pour le XXIe siècle, 2018

[v] Droit, législation et liberté. T.I. Règles et ordre, 1973

[vi] Idem

[vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932

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L'Instant Philo - De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? 

Illustration : un dessin de Jérome Sirou que nous remercions chaleureusement. 

« L’instant philo »                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024

                              De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

Une étude publiée en 2021, par The lancet, une revue médicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 à 25 ans issus de dix pays bien différents se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. En France, la même année le baromètre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques témoignent d’une vraie inquiétude chez nos contemporains face à la question écologique. Le terme «’éco-anxiété » est présenté justement comme ce qui permet de désigner cet ensemble tout à fait inédit de sentiments et d’affects liés aux inquiétudes engendrées par la prise de conscience des graves menaces qui pèsent dorénavant sur notre planète. Ce néologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety » qui a été recensé dès 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « éco-anxiété » ne devient vraiment très présente dans les médias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dès lors un vrai succès.

Cette désignation soulève toutefois bien des interrogations. Se préoccuper des fortes perturbations qui affectent notre planète ne signifie pas automatiquement être éco-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiété ? D’autres affects, vecteurs de réactions comportementales plus constructives, peuvent être présents dans la conscience de la situation actuelle, à l’instar de l’indignation ou du désir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, à une appellation qui tend finalement à réduire la question de l’urgence écologique à la psychologie, voire à un problème de santé mentale ? Parler d’éco-anxiété, ne serait-ce pas ainsi chercher à dépolitiser la question écologique en détournant l’attention des responsabilités qu’on peut établir dans la production de ces désastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultés? Ou bien s’agit-il là d’une expression certes maladroite, qui tâche de rendre compte d’une importante épreuve existentielle qui serait le passage obligé pour devenir lucide face aux défis inédits et impressionnants de notre époque ? L’éco-anxiété ne serait-elle pas alors une étape à franchir pour pouvoir ensuite inventer des réponses politiques adaptées à la crise mondiale à laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle à contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiété

 

A.    Trois facteurs à prendre en considération pour analyser l’éco-anxiété

Le mot composé « éco-anxiété » met en avant d’abord un état affectif et subjectif – l’anxiété - qui relève de l’analyse des émotions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a défini l’éco-anxiété comme “la peur chronique d'un désastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiété présente également un versant externe, objectif et très concret avec son préfixe « éco » - du grec oikos désignant la maison ou le foyer -  l’anxiété vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacée par le changement climatique, les effets mortifères de la  pollution sur les écosystèmes et la disparition de nombre d’espèces animales et végétales. Au début du siècle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventé un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie désigne la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une réalité qui nous est chère, la solastalgie désigne la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaître peu à peu sans pourtant l’avoir quitté. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oïkos », notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractère protecteur qu’on lui confère habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’où quand on généralise cette expérience, l’idée effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espèce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe évidemment les décisions et activités qui l’ont engendré et qui, malheureusement, continuent à sévir. La responsabilité humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle très inquiétante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder à l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiété est le nom.

B.    L’anxiété n’est pas la seule réaction affective face aux défis écologiques

 

1)    Pourquoi l’anxiété ?  L’inventaire des émotions liées au climat.

En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut être étonné que la perception des défis écologiques soit surtout associé dans les médias mainstream à l’anxiété – c’est-à-dire à un sentiment négatif qui, soulignons-le, relève très souvent d’un traitement psychothérapique. Pourtant l’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de même sain et normal face aux catastrophes déjà en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiété ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil élaboré pour étudier et objectiver les émotions liées au réchauffement climatique : l’inventaire des émotions liées au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-évaluation qui comprend pour les émotions à recenser les entrées suivantes : la colère, le dédain ou mépris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilité, l’isolement, l’anxiété et le chagrin. [iii]

2)    Commentaires

On remarque que la palette des réactions émotionnelles au changement climatique proposée ici est riche. La notion d’éco-anxiété parait, par contraste, réductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les émotions listées dans cet inventaire. Dédain ou mépris sont des modalités du déni qu’un changement climatique global dû aux activités humaines peut engendrer à cause de son aspect totalement inédit et stupéfiant. L’enthousiasme quant à lui montre que l’ampleur du phénomène et de ses conséquences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bénéficier d’un climat plus chaud tout au long de l’année. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi éprouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent être évidemment accablés par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaître, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil à faire d’un paradis perdu peut nous étreindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiété et l’angoisse – deux termes à la même étymologie -peuvent commencer aussi à nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilités à établir et des causes à dégager dans cet état de fait très dégradé. D’où la culpabilité au sujet du consumérisme tous azimuts qui a été le fait de toute une génération à laquelle on appartient parfois. Dans ces réactions d’indignation, on trouve aussi colère face aux divers responsables du désastre et d’une coupable inaction climatique.

II.           La révolte et la colère  

 

A.    Eco-anxiété ou éco-terrorisme ?

Pourquoi, en effet, la colère, la révolte ou le désir de réagir ne sont pas davantage mis en avant dans les médias ? S’agirait-il de détourner l’attention de sentiments qui poussent à l’action et à l’activité plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles à une subjectivité plus passive, plus isolée et pitoyablement souffreteuse ? Les états d’âme des écologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un côté une lamentation désolée qui peut se dérouler en boucle qu’on peut être amené à placer du côté de la psychiatrie –l’éco-anxiété - et de l’autre, une colère irrationnelle que d’aucuns désignent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la présence d’un vocabulaire volontairement dénigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ « écologie punitive » comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde à cause de la pollution et les réfugiés climatiques qui finissent tragiquement noyés dans la méditerranée montrent qu’Il est même mortifère et violent.

B.    Etre éco-furieux selon Frédéric Lordon

C’est pourquoi Frédéric Lordon refuse de se dire éco-anxieux et revendique le statut d’éco-furieux ![iv] Car l’éco-anxiété propose une présentation psychologisante dans les médias de la prise de conscience écologique. Pour Frédéric Lordon, c’est là une stratégie néo-libérale de dépolitisation de la question qu’on déconnecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilégier les états d’âme des individus. Etre éco-furieux consiste dès lors à envisager les défis écologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se révolter contre une situation qu’il est possible de faire évoluer de façon écoresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problèmes, dans des dispositifs alternatifs à une manière de vivre et d’administrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rébellion illustre assez bien l’attitude des éco-furieux dont Lordon fait l’éloge.  Une chose est claire : ce n’est pas l’anxiété qu’il faut soigner mais les problèmes écologiques qu’il faut attaquer, en dénonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent être de vrais remèdes à la situation. On peut comprendre ainsi la colère à l’encontre de ces décideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont pollué sans vergogne, extrait des ressources en dégradant gravement l’environnement et qui ne s’arrêtent toujours d’ailleurs pas de le faire.

III.          L’éco-anxiété : une étape nécessaire pour une prise de conscience écologique ?

 

A.    Un sens large du mot « éco-anxiété.

Ces critiques sont importantes mais elles n’épuisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre l’analyse de cette notion d’éco-anxiété. N’est-elle pas, en effet, le nom finalement d’une réalité au spectre plus large que ce qu’elle annonce – à savoir un affect complexe et perturbateur qui mélange notamment de l’anxiété mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colère. Définie ainsi on comprend qu’elle soit devenue un état d’esprit qui se propage à toute l’humanité confrontée aux mêmes difficultés. Ce n’est plus tant un  problème psychologique individuel qu’une réalité sociale et même mondiale. C’est pourquoi qu’elle peut présenter l’intérêt de réveiller les subjectivités qui sont dans la désinvolture consumériste et hédoniste. Le rappeur Orelsan décrit très bien cet effet de l’éco-anxiété prise dans un sens plus large.

L’expression d’éco-anxiété montre aussi que face aux graves problèmes écologiques, le climato-scepticisme décomplexé devient impossible.Car elle est le signe d’une compréhension, même faussée et imparfaite, d’une réalité qu’on ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier à Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la température ressentie est montée à 62, 3 degré : difficile ensuite d’affirmer sérieusement qu’il n’y a pas de dérèglement climatique … 

B.    Aspect mobilisateur de la peur ?

Certains théoriciens de l’écologie[v] estiment que l’anxiété et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problèmes écologiques.  Peut-être. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, l’éco-anxiété peut faire obstacle à un comportement adapté aux défis auxquels nous sommes confrontés, en conduisant au déni ou à la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante qu’elle peut conduire à la dépression[vi]. Une partie non négligeable des personnes qui ont été interrogées sur leur réaction émotionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activité professionnelle tellement elles se sentent mal. 

Conclusion

Si l’aspect mobilisateur de l’éco-anxiété n’est pas évident, il semble qu’elle constitue toutefois très souvent une étape nécessaire, aussi éprouvante soit-elle, pour arriver à une prise de conscience des problèmes aussi inédits que graves que nous avons à affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face à un défi inédit et périlleux, c’est ce à quoi nous a conduit l’analyse de l’éco-anxiété. C’est une tâche tout à fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition d’esprit peut être propice à une action écologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde.

Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire »,  Assassins § Rockin Squat officiel : « L’écologie : Sauvons la terre », Orelsan : « Baise le monde »


[i] Voir le numéro spécial de Socialter : Etes-vous éco-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la négativité ». 

[ii] Idem.

[iii] Ibidem

[iv] https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY&t=1s

[v] Par exemple Hans Jonas qui parle de l’heuristique de la peur dans Le principe-responsabilité : une éthique pour une civilisation technologique.

[vi] Corine Pelluchon : L’espérance, ou la traversée de l’impossible, 2023. 

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L'Instant Philo - Violence et Histoire

L’instant Philo                    Violence et histoire                 Emission du dimanche 28 janvier 2024 

Illustration : photo de Robert Capa

Introduction 

 Quand on ouvre un manuel d’histoire, on est souvent frappé par l’omniprésence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs décrivent des guerres : guerres médiques pour Hérodote[i] et guerre du Péloponnèse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace d’un usage d’armes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups d’état,  révolutions, révoltes, jacqueries et manifestations souvent réprimées dans le sang semblent scander toutes les époques. Comme Macbeth dans la pièce éponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon désabusée, que l’histoire est « un récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou n’ayant aucun sens ». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-âge à nos jours souligne qu’en Occident, il y a 100 fois moins de meurtres qu’il y a sept siècles. Et la possibilité qu’une guerre éclate entre pays européens occidentaux – Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. – est devenue nulle depuis plus d’une cinquantaine d’années. Cet adoucissement des mœurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient négligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles – principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une société pacifiée, elles attirent plus l’attention. C’est une bonne chose pour qu’on puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociétés grandement pacifiées, une puissance de résonnance médiatique peut-être disproportionnée. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors d’Europe (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Nigéria)  frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sécurité alors qu’au regard par exemple des 3,5 millions de décès liés à une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus à la pollution de l’air, cela semble objectivement moins inquiétants. Ce type de comptabilité macabre auquel il est difficile d’échapper ne cherche évidemment pas à minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractère objectif des risques encourus.[iii]

Notre rapport à la violence est donc loin d’être simple. Je n’ai pas la prétention d’en faire une analyse exhaustive et précise. Il y aurait fort à faire en ces temps où confusion managériale et politique, mondialisation néo-libérale et « hystérisation »  parfois ahurissante des débats médiatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est d’arriver à prendre un peu  de recul et proposer quelques pistes : comment penser en général le rapport entre l’histoire humaine et cette violence qui finit d’ailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphère ?  

I.             Définition de la violence entre humains

La violence est d’abord pensée comme une relation entre humains. Elle désigne tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe à sa volonté en recourant à la force. Pour André Comte-Sponville, la Violence est « L’usage immodéré de la force. Elle est parfois nécessaire – la modération n’est pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur – qu’on ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. »[iv]

Si la violence n’est jamais bonne, il faut sûrement s’efforcer de la limiter. Instruit par l’exemple et les réflexions du Mahatma Gandhi sur l’efficacité possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tâcher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence »[v] est un programme qui paraît souhaitable. Il n’est pas toujours possible de le mener à bien – notamment quand il faut se défendre. Il serait naïf de croire qu’on peut toujours pratiquer La douceur avec bénéfice. Gandhi, lui-même considérait que la non-violence ne convient pas à toutes les situations. S’il a pris cette option pour libérer l’Inde du colon britannique, c’est qu’il estimait ça pouvait marcher. Les mœurs et la religiosité des indiens, la montée en puissance des médias et la sensibilité du Royaume Uni à son image internationale, sont des paramètres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratégie politique qui fut couronnée de succès. Si ces conditions n’avaient pas été réunies, il aurait utilisé l’usage de la force. D’ailleurs, l’Etat indien qu’il a institué, revendiquait classiquement le monopole de la violence légitime avec armée, forces de maintien de l’ordre et système pénal.  La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui n’est jamais une bonne chose dans l’absolu, est dans bien des cas  légitime.

II.           Violence et situation.

Impossible dès lors de réduire la violence à une simple relation entre humains dont l’un serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et l’autre, simple victime. Le premier inconvénient d’une perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte  la force des choses. La violence, sans l’excuser totalement, doit le plus souvent être située dans un contexte particulier.  

Prenons l’exemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « l’usage de la force armée pour contraindre son adversaire à se soumettre à sa volonté ». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilité des politiques qui déclarent les hostilités clairement établie. La paix semble évidemment toujours préférable, même si elle n’est pas toujours possible. Parmi les trois calamités qui menacent l’humanité - la famine,  les épidémies et la guerre  - cette dernière a la particularité d’être toujours initiée par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause déclenchante de la guerre qui relève d’une décision humaine, autre chose les causes – économique, géopolitiques ou autres - qui ont conduit à la déclaration de guerre. On sait qu’il y a des situations plus propices aux guerres que d’autres. Et les guerres défensives illustrent parfaitement  qu’on puisse utiliser la violence, non par mauvaise volonté mais parce qu’on est entraîné par la force des choses

En droit, on considère aussi qu’il existe dans la légitime défense, des circonstances qui conduisent à acquitter quelqu’un qui, pourtant, a parfois tué. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, l’origine des premiers actes meurtriers sont toujours placés dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation d’égalité stricte dans l’état de nature nourrit, selon lui, rivalité, orgueil, méfiance mutuelle et croyance que la solution finalement est d’éliminer l’adversaire avant qu’il ne cherche à vous éliminer. Rousseau pense lui que c’est avec le développement des sociétés boostées par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie que les choses s’enveniment. Au début, l’espèce humaine n’est pas particulièrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont d’abord assez solitaires et leur égoïsme naturel est freiné par un sentiment de pitié. Ensuite, les premières sociétés fondées par le besoin sont surtout des lieux d’épanouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de Genève, une grande richesse mal répartie, une possession mal assurée et un amour-propre nourri d’une comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela  s’est mis progressivement en place dans l’histoire et a abouti à une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisième stade de l’état de nature[viii].

III.          Violence et politique

 

1)   Responsabilité personnelle et abandon de la justice sociale.

En rester à une définition de la violence définie comme un face à face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultés collectives qui peuvent conduire à la pauvreté, à la famine[ix], à des problèmes de prise en charge des problèmes de santé, notamment lors d’épidémies – voire à la guerre. Dans la fiction d’un individualisme moral radical pour lequel la responsabilité personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous êtes en difficulté, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amené dans vos choix de vie à cette situation. La violence et la misère de la situation humaine est ainsi associée à l’histoire personnelle. Tout le reste qui nous détermine et nous définit est négligé. Or nous sommes les héritiers d’une longue histoire à la fois familiale et collective, les citoyens d’un état qui a sa coloration politique et une espèce animale placée sur terre et soumise aux lois et conditions qui président à la vie sur notre planète. Nous ne sommes pas des particules élémentaires mais des êtres inscrits dans une collectivité et une histoire. Cette théorie du « one self made man » propose un constructivisme individualiste qui est un déni violent de toute détermination sociologique, historique, biologique ou physique et un refus de toute nécessité d’une politique pragmatique inspirée par le souci de justice. Les conséquences sont lourdes : il y a 10 ans de différence d’espérance de vie en moins en moyenne  pour un citoyen des USA par rapport à un citoyen français : la libre circulation des armes, une industrie agro-alimentaire peu soucieuse de la santé des consommateurs et surtout l’absence d’un système de sécurité sociale vraiment performant expliquent en une très grande partie cette différence. La situation dans laquelle on est en échec et en souffrance n’est donc pas simplement liée à la force des choses – même si le hasard peut nous placer sous l’épée de Damoclès d’une maladie génétiquement transmise - ni à notre seule responsabilité, même si notre comportement détermine en partie ce que nous sommes devenus, c’est parfois une conséquence de politique publique défaillante ou peu soucieuse de l’intérêt commun.

2)   les trois violences selon Don Helder Camara 

Don Helder Camara, cet évêque brésilien décédé en 1999 et connu pour sa lutte contre la pauvreté estimait qu’"il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence insttutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et  les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d'hommes dnas ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire qui naît de la volonté d'abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d'étouffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la première qui la fait naître, et la troisième qui la tue. " I

Une certaine influence du marxisme est bien présente pour qui la lutte des classes et les rapports de force permettent de mieux saisir l’histoire humaine chez ce dignitaire catholique. Don Helder Camara distingue comme Marx plusieurs sortes de violences politiques. Il y a la violence de la classe dominante avec l’injustice institutionnelle et la répression de tout ce qui menace l’ordre. Il y a la violence révolutionnaire du peuple subissant l’injustice – comme on a pu le voir lors de la révolution française contre les représentants d’un ancien régime hérité en partie du moyen-âge. Selon Marx : « la violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une autre dans ses flancs » [x]  Toutefois, Marx voit dans cette violence de la révolution française un moyen pour « accélérer et forcer le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste et abréger les phases de transition.» [xi], autrement dit, pour mettre en harmonie système politique et puissance économique de la bourgeoisie. Le régime communiste – modèle idéal pour Marx, ne sera possible qu’avec une autre révolution qui fera éclater les contradictions entre rapports de production et forces de production et mettra un terme à l’exploitation. Don Helder Camara avait affaire à un système capitaliste brésilien avec ses cruelles particularités et il soutenait pragmatiquement toute révolte permettant de faire reculer la pauvreté, sans aller jusqu’à soutenir une révolution communiste. Dans ce cas, la violence contestataire, loin d’être destructrice ou « terroriste » est ce qui permet d’établir – du moins en théorie – un ordre plus juste, en tout cas, de combattre un ordre injuste.                                                                         

Conclusion

Après ces quelques pistes qui viennent d’être modestement indiquées, une remarque de Machiavel va nous permettre de conclure. Machiavel[xii] estime que tout politique doit savoir user de la violence et de la ruse qui sont les deux moyens de conserver le pouvoir et d’obtenir du citoyen une attitude qu’il n’adopterait pas spontanément de bon cœur. Tout politique doit être lion et renard. La ruse ultime est de dénoncer chez l’autre la violence qu’on utilise soi-même : il y a ainsi dans l’histoire bien des lions qui se font renard afin de dénoncer hypocritement la violence des autres lions. La vraie question est de se demander quel régime politique juste nous permettra de vivre en paix entre humains et en harmonie avec les autres vivants sur terre, sachant que ceux qui seront au pouvoir devront être nécessairement à la fois lion et renard. Toutefois, la situation a changé d’une façon que Machiavel ne pouvait pas imaginer, le lion est arrivé à un moment de son histoire où il peut certes faire violence aux loups qui le menacent mais il peut aussi se détruire lui-même et l’ensemble de ses congénères du fait de la puissance de destruction massive dont sa mâchoire et ses griffes sont maintenant pourvues.

Virgules musicales : Les morceaux « Chop Suey », « Aerials » et « B.Y.O.B. » du groupe System of a down


[i] Hérodote, Histoires

[ii] Shakespeare, Macbeth, acte 5, scène 5. « It’s a tale told by an idiot full of sound and fury, signifying nothing.”

[iii] Yuval Noah Harari : 21 leçons pour le XXIe siècle, chap. 10, Albin Michel, 2018

[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article « Violence ».

[v] Simone Weil : La pesanteur et la grâce, chap. intitulé : « La violence ».

[vi] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1832.

[vii] Thomas Hobbes : Le léviathan, Chap. 13

[viii] Jean-Jacques Rousseau : Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

[ix] Voir l’ouvrage autobiographique de Georges Orwell: Dans la dèche à Paris et à Londres où il décrit  une extrême misère qui a causé la mort – notamment de faim - de nombreuses personnes.  

[x] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

[xi] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

[xii] Machiavel : Le Prince, chap. XVIII