L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : La Lucidité et le Pessimisme

Illustration : Oedipe se crevant les yeux

La lucidité et le pessimisme.

Des vœux mal venus ?

2023 débute : c’est le moment des traditionnels vœux qu’il serait incongru sans doute de ne pas présenter. Bonne année à vous !     

Pourtant, on sent bien que, depuis quelques temps, ce rituel qui consiste à souhaiter un avenir meilleur sonne étrangement. Une chose est sure : il ne doit pas être prétexte à se voiler la face sur l’état du monde. Par-delà, les différentes crises que nous devons affronter – guerre, mesures antisociales, manipulation des opinions, montée en puissance des extrémismes politiques et religieux, inflation, augmentation des réfugiées - nous sommes visiblement surtout à la fin d’un cycle de quelques centaines d’années qui a apporté à l’humanité une abondance inédite. Tout notre système de production est en train de s’enrayer et nous sommes entraînés d’ors et déjà dans des changements majeurs – à commencer par le réchauffement climatique global de la planète du fait des activités humaines – qui engendrent des difficultés et des défis inédits et vont conduire l’espèce humaine à changer radicalement sa manière de vivre. En un sens, nous sommes victimes de notre succès sans doute parce qu’il ne fut pas sans excès, cupidité, orgueil, ni graves erreurs d’appréciation sur le vivant et sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphère.

S’il nous semble important de maintenir ces traditionnels échanges de vœux, en dépit de tout ce qui se passe et se présente à nous, c’est que nous considérons qu’être lucide sur notre situation ne conduit pas à désespérer complétement de l’avenir. Mais est-ce bien le cas ?

Lucidité selon René Char

Le poète René Char déclarait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ? [i]» Une telle définition semble curieusement d’actualité après ces mois de juillet et d’août 2022, où dans une grande partie de l’Europe et du monde, nous avons subi la canicule et la morsure d’un soleil implacable. Mais que signifie cette citation assez énigmatique ? Présenter la lucidité comme « la blessure la plus rapprochée du soleil » semble signifier au moins deux choses. D’abord que la lucidité est une souffrance – une blessure – donc une source de malheur. Ensuite, « la blessure la plus rapprochée du soleil » fait référence au mythe d’Icare qui a été enfermé avec son père Dédale dans un labyrinthe dont il est strictement impossible de sortir sans ruse spécifique. Ingénieux technicien, Dédale a fini par fabriquer des ailes en cire pour permettre à Icare de s’échapper en s’envolant du labyrinthe. Mais Icare, imprudent et tombant dans la démesure, ne s’est pas contenté de fuir, il s’est trop rapproché du soleil. Ses ailes ont fondu et il a chuté dans la mer qui l’a englouti sous ses eaux.

Actualité du mythe d’Icare ?

Ne sommes-nous pas dans la situation d’Icare ? Nous étions enfermés dans un monde au développement lent qui pouvait donnait l’impression de tourner en rond, monde où famine et maladies continuaient à errer, tels des minotaures meurtriers, dans le labyrinthe de l’existence humaine. Nous en sommes sortis grâce à une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accélération de l’histoire et une explosion de la démographie. Enivré par ces succès, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allés trop loin ? Ces techniques qui ont porté très haut notre niveau de vie, ne risquent-t-elles pas de faire chuter brutalement notre espèce dans une situation chaotique ? Et de faire voir bien des régions et villes que nous habitions disparaître, englouties par l’élévation du niveau des mers ?

En somme, la lucidité ne nous condamne-t-elle pas au pessimisme complet ? Nous aimerions montrer que tel n’est pas le cas et que faire des vœux pour l’avenir conserve tout son sens, par-delà, la sociabilité, la politesse et l’attention aux autres que déjà avantageusement ce rituel peut produire. 

Que faut-il entendre précisément par lucidité ?

Le mot « Lucidité » provient du latin luciditas[ii] qui signifie clarté ou splendeur. L’adjectif « Lucide » provient de « lucidus » qui signifie « clair, brillant, lumineux » Ces deux mots dérivent de « lux » et « lucis » - la lumière d’abord considérée comme une force agissante et divinisée. Une évolution sémantique a fait passer de cette signification positive de « splendeur et de brillant » à une acceptation psychologique. Dans son sens le plus neutre, avoir toute sa lucidité signifie ainsi avoir une clarté d’esprit dans un raisonnement, avoir  tous ses esprits et ne pas être délirant – quelle que soit la cause de cette perte de lucidité – alcoolisation, drogue, aveuglement de la passion, psychopathologie ou encore traumatisme subi – la liste n’étant pas exhaustive. Dans un sens plus chargé de valeur, être lucide, c’est faire toute la lumière sur la réalité d’une situation quelconque et donc accepter de voir clairement et distinctement les choses telles qu’elles sont.

Lucidité, amour de la vérité et rejet de l’illusion

La lucidité se présente ainsi comme une qualité morale. C’est une exigence de probité dans les analyses scientifiques qui oblige à voir et présenter la réalité telle qu’elle nous apparaît à la lumière de nos observations, surtout quand elle est dérangeante, voire démoralisante. André Comte-Sponville estime que la lucidité est la première vertu pour un intellectuel[iii]. De façon générale, qu’on soit un intellectuel ou non, elle est donc « l’amour de la vérité, quand elle n’est pas aimable[iv]. C’est un amour de la vérité qui s’impose et supplante même le désir d’être heureux et de se protéger des vérités qui blessent ou ruine la sérénité. Descartes dans une lettre envoyée à la princesse Elisabeth[v] écrit ainsi :

« Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir, s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou les étourdissent avec du pétun. » 

Précisons que le pétun n’est rien d’autre que le tabac : au siècle de Descartes le tabac avait des effets bien plus forts et hallucinogènes que celui que nous trouvons en vente actuellement. Pour faire dans la formule facile, disons que le pétun de Descartes équivaut au pétard actuel.

Descartes continue son éloge d’un amour inconditionnel de la vérité ainsi : « Voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. » [vi]

Enfin pour justifier la supériorité de la lucidité, il ajoute un argument qui relève de la psychologie morale. Il écrit :

« … je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »[vii]

Pour lui, la lucidité à laquelle on renonce revient sous la forme d’une sourde inquiétude qui mine notre tranquillité. Retour du refoulé. Et il est vrai que la question se pose : peut-on peut vivre dans l’illusion et le mensonge sans états d’âme ? L’illusion est le contraire de la lucidité. Ce n’est pas une simple erreur qui se corrige quand la vérité est connue et reconnue. En effet, l’illusion  la spécificité de persister, même en présence de la vérité car le désir de comprendre se trouve étouffé par un mouvement de l’âme opposé : l’aspiration à être tranquille, quitte à se mentir à soi-même.

La lucidité est donc pour Descartes le devoir d’utiliser la raison qui nous a été donnée de la meilleure façon possible en accueillant même les vérités les moins plaisantes que nous pouvons saisir. Elle s’oppose à l’ignorance mais aussi et surtout à l’illusion qui prend source dans le lâche désir de se cacher les vérités qui pourraient troubler notre bien-être.

En quoi la lucidité et le pessimisme se distinguent ?

Par opposition à la facilité avec laquelle on peut s’installer dans l’illusion, la lucidité est une forme de courage de l’intelligence  - elle est l’effort que nous faisons pour voir les choses en face et affronter les vérités les plus démoralisantes. Elle consiste souligne André Comte-Sponville à « voir ce qui est comme cela est, plutôt que comme on voudrait que cela soit. » Par quoi –ajoute-t-il-  la lucidité ressemble beaucoup au pessimisme. » Les deux en effet font l’expérience d’un ordre du monde qui contrarie l’ordre de nos désirs. Mais le pessimisme en tire l’idée que toute la condition humaine est désespérante[viii]. Alors que la lucidité, loin d’être une conception générale de notre situation existentielle, ne s’exerce que sur les quelques vérités les moins réjouissantes.

Romain Gary déclarait : « Je n'aime pas les gens qui prennent leur névrose pour des vues philosophiques. [ix]» Ne pourrait-on pas, dans cette perspective, reprocher aux pessimistes d’ériger leur désarroi face à une réalité déstabilisante en théorie générale ? En plus, les pessimistes aiment à se distinguer - non sans quelques traces d’orgueil et de mépris - des supposés naïfs et ignorants qui s’agitent encore pour améliorer les choses sur terre. Le pessimisme fait ainsi très souvent le lit d’un fatalisme résigné et est très compatible avec l’acceptation de l’ordre ou du désordre établi. Autant de traits caractéristiques qui ne les rendent effectivement pas très aimables.

Au fond, le pessimisme semble s’inspirer de la conception tragique de la lucidité que l’on trouve dans l’histoire d’Œdipe. Lorsque ce dernier apprend la vérité sur la mort de son père Laïos – à savoir que c’est lui qui l’a tué et qu’il a été conduit ensuite à épouser sa propre mère – Jocaste - cela le conduit à se crever les yeux. Jocaste de son côté finit par se pendre. La conception tragique de la lucidité conduit ainsi à un désespoir complet et loin de permettre une vision plus claire du réel, la rencontre du terrible finit par l’aveugler. Tout au contraire, parce que c‘est une forme de courage, la vision non tragique de la  lucidité invite, quant à elle, à traverser l’épreuve de l’accablement qu’elle arrive ainsi à « relativiser », c’est-à-dire à regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les événements les plus dramatiques, même si s’agit d’une situation de crise inédite. [x]

Conclusion

Loin de se laisser aveugler et détruire comme Œdipe par la vue d’une vérité terrible, il faut chercher à mieux voir l’avenir dans toutes ses dimensions. La lucidité concernant l’avenir de l’humanité ne suppose pas que « les choses aillent de pire en pire.[xi] » contrairement à ce que le pessimisme annonce. A vrai dire, c’est en regardant avec courage les défis futurs qu’il est possible de nous préparer efficacement à les affronter. La lucidité invite ainsi à agir avec la prudence requise pour que notre destinée ne soit pas comparable à celle d’Icare qui finit, par démesure et désinvolture, par se perdre.

Pour conclure, revenons après ces développements à la question initiale : peut-on dire qu’il y a toujours une réelle opportunité des vœux de début d’année quand on cultive actuellement la lucidité ?

D’abord rappelons un constat lucide que Romain Gary faisait déjà à la fin des années 50 dans son roman Les racines du ciel « L'espèce humaine est entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »[xii] Ensuite, avançons que dans le futur, le vrai progrès consistera à opérer « une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources dans le but de rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant et de réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’Homme. »[xiii]  Tel est le vœu qu’en toute lucidité, il est possible, je crois, de  formuler pour 2023 ainsi que pour les années à venir. La lucidité en effet ne conduit pas à la résignation pessimiste mais à la mobilisation écologique.

Virgules musicales : 

  •          Mélissa Lavaux : la chanson “Half wizard, half witch” dans l’album : Mama forgot her name was miracle. (2022)
  •      King Crimson : The sheltering sky de l’album Discipline (1981)

               

 


[i] René Char : Feuillets d’Hypnos (1944), in Fureur et mystère

[ii] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.

[iii] Voir l’émission de France Inter : "Sous le soleil de Platon" du mercredi 6 juillet 2022. La lucidité peut-elle nous rendre heureux ? Avec André Comte-Sponville.

[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.

[v] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645

[vi] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645.

[vii] Idem

[viii] Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation

[ix] Romain Gary : Les racines du ciel.

[x] Voir le dernier ouvrag de Corine Pelluchon. L’espérance ou la traversée de l’impossible, Rivages, 2022.

[xi] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.

[xii] Romain Gary : Les racines du ciel.

[xiii] Jason Hickel, Less is more : How Degrowph will Save the World, 2020.

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L'Instant Philo - L'expérience de la beauté

L'expérience de la beauté                                                                 

 Emission du dimanche 6 novembre 2022          

Illustration Lucrezia Panciatichi, un tableau d’Angelo Bronzino                     

I. Une expérience bouleversante

A. Nature paradoxale de la beauté ?

1. Constat.

L’expérience que nous faisons de la beauté est intrigante. D’un côté, c'est une expérience somme tout banale : qui n'a jamais ressenti cette émotion qui lui fait déclarer de façon solennelle : " qu'est-ce que c'est beau ! " ? Cela peut arriver devant un paysage, un visage, une peinture, un film, en écoutant une cantate de Bach ou bien le chant d'un oiseau. Et la beauté est perçue dans le monde ordinaire par les deux sens principaux que nous mobilisons : la vue et l'ouïe. Mais, d’un autre côté, la beauté rend manifeste l'existence de quelque chose de tout à fait extraordinaire - bien différent de tout ce que nos cinq sens nous présentent. L'expérience de la beauté comprend en effet le plus souvent un moment de sidération : comme si un éclat d'absolu entrait subitement dans notre quotidien.

2. Spécificité de l'idée du beau selon Platon.

Pour Platon, ce caractère paradoxal de la beauté tient à sa nature même. Illustre représentant de l'idéalisme philosophique, Platon estime que la réalité est constituée d'idées que notre intelligence pure peut saisir. Notre perception habituelle du monde est censée, selon lui, nous égarer car elle ne nous propose que de pâles et périssables copies des idées éternelles. Parmi ces dernières, les trois grandes idées sont celles du beau, du vrai et du bien. Toutefois, pour Platon, il existe une différence de statut entre ces trois idées et celle de la beauté se singularise à bien des égards. Le vrai, on le sait, demande souvent bien des efforts et des raisonnements pour être établi. La vérité, loin d'être une évidence spontanée, est le résultat de tout un cheminement. Le bien, quant à lui,  ne se voit pas clairement sur les visages, ni dans les attitudes et les actions. Même l'idée de notre bien-propre ne nous apparaît souvent que lorsque l'expérience a permis de sortir de toutes les fausses pistes et impasses que nous avons explorées. Pour notre philosophe athénien, la beauté a, elle, ce privilège - qui peut passer aussi pour une sorte de sortilège - d’être la manifestation la plus immédiatement perceptible du monde idéal ici-bas. La seule idée éternelle qui est directement sensible est en effet celle du beau. La beauté constitue ainsi une exception remarquable dans la conception idéaliste du fondateur de l'académie car elle est l'apparition sur terre de ce qu'il y a de meilleur et d'impérissable dans le monde des idées. C’est pourquoi pour Platon il ne faut jamais se moquer, ni sous-estimer une personne qui s’extasie devant une manifestation de la beauté : il y a toujours de la profondeur dans cette attitude. Un esthète ne peut jamais être totalement mauvais.

B. La singulière expérience de la beauté.

On parle parfois de beauté à couper le souffle. En tout cas, la beauté nous enthousiasme et nous inspire. Platon en fait l’objet général de toute passion. L’amour est pour lui toujours désir de beauté et même désir d’engendrer dans le beau[i]. La beauté nous chamboule, peut nous faire tourner la tête, nous bouleverse tout comme le fait l’amour quand il s’empare de nous, corps et âme. Stendhal disait souffrir à Florence de vertiges liés à la puissance des chefs d’œuvre qu’il contemplait dans cette cité de Toscane qui abrite dans ses murs des beautés picturales dont les auteurs sont Raphaël, Léonard de Vinci, Masaccio, Botticelli, Le Caravage, Michel-Ange, Bronzino ... « La beauté est promesse de bonheur » notait également Stendhal pour qui le beau prépare également et rend possible une existence accomplie. C’est dire l’aspect mixte de cette expérience du beau  qui est à la fois  physique et en un sens "métaphysique", c'est-à-dire qui renvoie au concret de la sensibilité et nous élève dans un au-delà magnifié du monde. Kant disait de façon si mystérieuse qu’elle en devient presque poétique : «  le beau est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue sans représentation d’une fin »[ii]. Formule énigmatique !  Sans doute disait-il cela pour souligner qu’il y a un élan dans la beauté mais qui dessine un mouvement sans but précis : la beauté serait ainsi le pur plaisir d’être transporté dans un ailleurs d’une grande sérénité. Un élan de passion sans objet précis qui loin de nous déchirer et nous tourmenter, nous réconcilierait avec le meilleur de soi-même.  

C. Critique de la conception idéaliste de la beauté.

1. Critique générale.

Les objections aux analyses de Platon ainsi qu'à toute interprétation idéaliste de la beauté ne manquent pas. Pour Nietzsche et Freud, la vision idéaliste de la beauté parle plus du ressentiment à l'égard de l'existence humaine que du sentiment lui-même du beau. La beauté du monde idéal serait alors surtout un prétexte pour dénoncer et compenser la supposée laideur de notre monde.       

2.  Conception Bergsonienne de l'art et du beau.

Dans une autre optique, le philosophe Bergson voit dans l'expérience esthétique une meilleure perception de la réalité elle-même et non la description d'un autre monde idéal qu'on aurait perdu ou qu'on chercherait à atteindre. Il note : " ... l'artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu'il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était pas qu'une vision que (...) notre besoin d'agir et de vivre nous a amené à rétrécir et à vider."[iii] Pour Bergson " les nécessités de l'action tendent à limiter le champs de notre vision"[iv] L'expérience du beau est un moment d'élargissement de notre perception. La beauté n'indique donc pas la présence d'un monde meilleur que le nôtre mais elle est le fruit d'un meilleur regard porté sur la riche réalité de notre monde.

 II. Le contraste entre l’expérience du beau et notre manière de le définir  

A.      Le contraste    

Quelle que soit la doctrine à laquelle on adhère, on s'accorde au moins sur un point : l'expérience de la beauté est d’une grande force. La beauté est toujours perçue comme une expérience riche, censée nous placer devant une réalité plus intense. Mais curieusement cette description fait contraste avec les considérations habituelles sur cette catégorie esthétique. La beauté qui fait si forte et noble impression sur notre sensibilité est souvent saisie de manière plate par notre intelligence qui peine à lui donner la place et la valeur qu’elle semble mériter. En effet, il est courant d’insister sur la relativité de la beauté : comme si cette réalité si riche de sens pouvait se diluer dans la logique banale des goûts et des appréciations personnelles. On croit souvent que cette rencontre avec le beau pourtant si commune et frappante dépend des goûts, de sa culture, de son humeur, bref cette grande expérience se réduirait à notre petite subjectivité.

       B.    Les explications

1) Le relativisme culturel.

Comment expliquer cet écart entre cette bouleversante expérience du beau et la conception  assez plate qu'on s'en fait ? D'abord par le relativisme culturel. On sait que les goûts esthétiques sont liés en partie au type de culture, à l’éducation, à notre parcours personnel et à la période historique où l’on se situe. Il faut tenir compte de cet aspect et resté ouvert face à la diversité des manifestations du beau. Toutefois, ce relativisme culturel n’empêche pas qu’il y a des œuvres qui traversent les siècles et les cultures et sont reconnues comme ayant une grande valeur esthétique partout : je parle des classiques comme Les mille et une nuits, L’Iliade ou les œuvres de Mozart.

2)  La confusion faite entre beauté et agréable.

Si on croit que le sentiment du beau est relatif, c'est aussi selon Kant parce qu'on le confond avec la sensation de l'agréable. Kant écrit : " Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (...) "Le principe : " à chacun son goût" (...) est valable pour ce qui est agréable. " [v]  Kant rejoint l'adage populaire : "les goûts et les couleurs ne se discutent pas".

III. Définition kantienne du beau

A.       La spécificité de l’expérience de la beauté.

Mais il précise : "Il en va tout autrement du beau. Il serait tout juste à l'inverse ridicule que quelqu'un s'imaginant avoir du goût en ce domaine songe en faire preuve en déclarant cet objet (...) est beau pour moi. Car (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses (...) Et ainsi on ne peut pas dire ici : " à chacun son goût". Car cela reviendrait à dire : (...) il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous. " [vi]

B.       Définition du beau selon Kant.

Kant en déduit la définition suivante : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »[vii] Pourquoi  " sans concept" ? Parce que toutes les explications intellectuelles pour justifier un jugement esthétique sont inadaptées. Le beau est saisi par la sensibilité et non par la raison théorique. Si on pense que le beau est relatif, c'est aussi parce qu'on croit que seule la vérité prouvée scientifiquement peut avoir une validité universelle. Pour Kant, toutefois, un sentiment éprouvé peut aussi "plaire universellement" et s'imposer à toute sensibilité ayant cultivée a minima son goût. Rappelons qu'est universel ce qui vaut de droit partout et toujours. Mais une chose est l'universalité, autre chose l'unanimité. Que la terre est ronde et tourne autour du soleil est une vérité universelle mais qui n'a pas toujours été acceptée de fait par tout le monde. Il y a encore des platistes ! Encore une fois, l'exemple des classiques qui traversent les siècles et les cultures semblent donner raison à cette critique de la relativité du beau ainsi qu'à l'affirmation de la valeur universelle du beau, même si l'unanimité n'est pas toujours au rendez-vous.

C.       Les classiques  

Estimer à cet égard que cette théorie des classiques seraient une façon pour la classe ou la civilisation dominante d'imposer ces vues semble un peu court. Il a toujours existé un art officiel : des peintres dits "pompiers" aux artistes contemporains promus artificiellement par des galeristes qui spéculent. Mais le temps fait souvent le tri et il arrive que des artistes d'abord maudits, trop populaires, appartenant à une culture moins mise en valeur, finissent heureusement par être reconnus. S'il ne faut pas minimiser l'efficacité de la promotion de certains goûts esthétiques pour des raisons idéologiques ou économiques, il semble raisonnable de ne pas leur accorder une toute puissance.    

Conclusion 

Enfin, la beauté est, il faut le noter, une des catégories esthétiques parmi d'autres. Kant parle aussi du sublime. Et des tragiques grecs aux œuvres de Francis Bacon ou de Picasso, en passant par les comédies de Molière, il y a toute une lignée d'artistes qui ne cherchent pas à faire naître le sentiment du beau.  Au demeurant, comme toute expérience esthétique, la beauté nous fait comprendre que nous pouvons rencontrer les autres humains et nous entendre avec eux, pas seulement en reconnaissant le vrai grâce à la science ou en ayant un sentiment partagé du bien en morale mais aussi directement par la sensibilité. Toutefois, avec la beauté c’est la communion la plus paisible et la plus réconfortante avec le reste de l’humanité qui est proposée, celle qui passe par la complicité immédiate et harmonieuse des âmes sensibles. La beauté a  donc la particularité de faire résonner en nous la corde sensible d’un cosmos ordonné et idéal et  de proposer ce dont nous avons souvent besoin : une esthétique de la sérénité et de la paix.

Extraits musicaux mobilisés pour cette émission dans l’ordre de diffusion :

Jean-Sébastien Bach, la cantate : « Jésus,  Que ma joie demeure ! », Wolfgang Amadeus Mozart : Petite musique de nuit, Vivaldi : "Et in terra pax" dans Gloria.

 


[i] Platon : Le banquet, 206 e.

[ii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p.67.

[iii] Bergson, Le rire.

[iv] Idem

[v] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 41.

[vi] Idem

[vii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 53.

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L'Instant Philo : Que nous disent les chansons de la rupture amoureuse ?

Que nous disent les chansons de la  rupture amoureuse ?

Après la pause estivale, « l’instant philo » reprend en musique ! En avril dernier, en effet, nous avons abordé le thème de « Rupture et continuité » sans parler de la rupture amoureuse. Il semble pourtant intéressant, à bien des égards, d’y consacrer une émission. Pour explorer, on l’espère de façon plaisante, diverses facettes de ce moment toujours déstabilisant de la vie affective, nous avons choisi de prendre appui sur la chanson populaire qui constitue, en cette affaire, un bon fil conducteur.

Une rupture a un versant sombre et elle peut être une véritable catastrophe. Parfois tout à l’inverse, elle nous fait même entrer dans un scénario de comédie et de marivaudage où les larmes et les rires se mêlent pour aboutir à une fin heureuse. Loin d’être un traumatisme définitif, la rupture amoureuse peut constituer ainsi une vraie délivrance – ou du moins, une scansion, une respiration ou un rebond salutaire au sein des relations affectives. Elle peut fournir l’occasion de se réinventer, comme le montre la philosophe Claire Marin dans un essai qui date de 2019 : Rupture(s) : comment elles nous transforment. En somme, la rupture amoureuse, à l’instar du mariage, est pour le meilleur comme pour le pire.

 

https://www.youtube.com/watch?v=sIGK6G6IerI  

L’aspect dramatique et douloureux de la séparation amoureuse prévaut le plus souvent dans la chanson populaire. Alex Beaupain, que nous venons d’entendre, ne l’ignore pas quand il reprend magistralement « Comme un ouragan » de Stéphanie de Monaco.

 « Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée et son amour »  souligne Sigmund Freud[i].

Un air célèbre du film « Les parapluies de Cherbourg » exprime tout ce qu’il y a de déchirant quand les événements conduisent des amants se résigner à une suspension même temporaire de leur relation.

https://www.youtube.com/watch?v=KhQ2Mb_Xa7Y                                                                           « Je ne pourrai vivre sans toi » : chanté par Catherine Deneuve, composé par Michel Legrand.

Parfois, les lamentations deviennent supplications de celui qui est quitté quand le couple se brise.

https://www.youtube.com/watch?v=i2wmKcBm4IkJacques Brel : « Ne me quitte pas »

La déception amoureuse peut prendre également une forme plus autodestructrice et plus virulente où la blessure se cache derrière une indifférence hostile comme en témoigne cette chanson de la Mano Negra 

https://www.youtube.com/watch?v=eSxoxqDB0OI« Pas assez de toi » [ii]

Une rupture peut dégénérer en un moment d’horreur, comme malheureusement nous le rappellent harcèlements, violences conjugales, crimes passionnels et féminicides.

A mille lieux de cela, Françoise Hardy toute en retenue et en pudeur, demande des explications. Il est utile et réconfortant pour accepter la fin d’une histoire, de mettre des mots sur ce qui se passe et de soigner ainsi ressentiment et tristesse  par le dialogue – ce bon antidote à la violence.     

https://www.youtube.com/watch?v=uJd6ydAJK4A  F. Hardy : « Comment te dire Adieu ? »

 

Dans les années 70, Gérard Lenorman campe le personnage d’un homme qui, loin  de se laisser entraîner par le dépit d’avoir été quitté, affiche une attitude plus conciliante – plus Françoise Hardy que Mano Negra !- en s’adressant à son ex.

https://www.youtube.com/watch?v=Pn_itowbTzs   Gérard Lenorman : « Voici les clés »

La culpabilisation et la façon narquoise de chantonner indiquent toutefois que l’acceptation de la séparation n’est pas sans arrière-pensée dans cette chanson où la comédie prend le pas sur la tragédie.

Plus franc du collier, Ben Mazué dans un morceau intitulé « Les jours heureux » met en lumière un élément qui brouille souvent la donne : cette peur du célibat et de la solitude affective qui conduit souvent à regretter une rupture pourtant nécessaire.

https://www.youtube.com/watch?v=SE9I71Vx1rQ&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=14  « Les jours heureux »[iii]

Céline Dion, quant à elle, revendique ce désir un peu insensé mais d’une touchante sincérité, d’être aimé encore et toujours, en dépit du désamour annoncé.    

https://www.youtube.com/watch?v=3eAJNjB-uFw «  Pour que tu m’aimes encore » morceau composé (et joué à la guitare dans l’extrait sélectionné) par Jean-Jacques Goldman

Tout à l’inverse, Serge Gainsbourg dans une de ses premières compositions qui date de 1958,  rappelle, non sans un peu de cynisme, que la rupture peut aussi être conçue comme un lâche soulagement quand il n’y a qu’un amour sensuel qu’on aimerait sans suite. Il n’est jamais bien facile de conjuguer intérêts égoïstes et investissement dans une relation – surtout à une époque où les pratiques contraceptives n’étaient pas monnaie courante et le divorce peu facilité par la législation.  

https://www.youtube.com/watch?v=TyMqgv5Djf0  Serge Gainsbourg : « Ce mortel ennui » [iv]

Une chose est de prendre l’initiative d’une rupture, autre chose de la subir. Les subjectivités sont évidemment différentes de part et d’autre. Pourtant, les frontières se brouillent parfois et il arrive que les personnes en cours de séparation se complaisent dans un échange paradoxalement complice autour de leur tristesse et états d’âme. Benjamin Biolay en a fait une chanson :  

https://www.youtube.com/watch?v=Ba7TB4QXzmU « Comment est ta peine ? »

Un principe d’inertie sentimentale peut affecter les anciens amants, le plus souvent sous la forme du deuil à faire du couple qu’ils formaient. Légèreté et gravité sont alors présentes ensemble. C’est pourquoi le discours de celui qui quitte peut être traversé par un mélange de mélancolie, de dureté et de cruauté dans lequel la culpabilité n’est pas absente - comme on l’entend dans cette autre chanson de Gainsbourg :

https://www.youtube.com/watch?v=AuxFRUNv_ww  « Je suis venu te dire que je m’en vais. »

Mais il y a profit surement à prendre distance avec cette lucidité de courte vue qui prétend que les séparations s’expliquent par le fatal déclin de toute passion amoureuse et l’impossibilité de faire durablement couple. Dans un duo qui apporte un utile contre-champ à la ritournelle de Gainsbourg, Camélia Jordana rompt avec ce préjugé au sujet de la rupture amoureuse

https://www.youtube.com/watch?v=X3TrtakDZ2s «Avant la haine » composé par A. Beaupain

L’insistance sur les diverses figures de la rupture ne doit pas toutefois nous faire oublier que ce sont aussi les écueils de la conjugalité qu’il faut craindre. On contemple trop souvent les effets d’une relation qui se délite sans prendre le temps d’en analyser les causes. La chanson de Georges Brassens « La non demande en mariage », met en avant le charme des relations libérées des obligations du mariage et dénonce le prosaïsme du quotidien parfois véritable  « tue-l-amour ». Anne Sila en duo avec Nina Louise en a fait récemment une reprise originale.

https://www.youtube.com/watch?v=qF2ouovjakw La non demande en mariage.

A entendre cette version, on comprend que la conjugalité amoureuse est toujours à réinventer dans le dialogue, par-delà les accidents de parcours, les clichés et les ruptures. Reste que l’important, c’est d’aimer - même si, comme le remarque Ben Mazué, cela ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait.

https://www.youtube.com/watch?v=CBMvKdhqlPk&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=10   Ben Mazué : “Le Coeur nous anime”

Vous trouverez toutes les références de cette émission sur le site de la M.C.H ainsi que dans les podcasts du site de Radio Ouest Track dans la rubrique consacrée à L’instant philo.

Pour finir, je propose d’écouter un extrait d’une reprise d’un morceau de Taxi Girl par le groupe Nouvelle Vague[v]. C’est Coralie Clément qui est au chant.  

Au revoir.

Durée des chansons : 9 mn 20 environ

+ 1 mn 10

https://www.youtube.com/watch?v=noTiDbaVjOg  Nouvelle vague. « Je suis déjà parti »


[i] Malaise dans la civilisation.

[ii] Dans l’album : Puta’s fever (1989)

[iii] Album datant de 2020 intitulé : Paradis

[iv] Album : Du chant à la une ! (1958)

[v]  Album : Version française (2010)

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L'Instant Philo : L'interprétation du rêve

« L’instant philo »                                              Emission du dimanche 19 juin 2022   

                                              L’interprétation du rêve                                                                                                     

I.             Propos liminaires

A.   Rappel

Pour Freud, si nous rêvons, c’est que nos désirs débordent du cadre étroit de ce que la réalité quotidienne peut nous apporter comme satisfaction. Toutes ces passions et aspirations bien présentes en nous qui ne trouvent pas moyen de se réaliser pourraient produire une amertume individuellement et socialement néfaste. Une des fonctions de l’activité onirique est de limiter la frustration que nous rencontrons fatalement dans nos existences. Pour désigner cette capacité que nous avons de traduire un désir qui nous hante en une création originale sur la scène onirique, Freud parle de dramatisation. Cette capacité de nous persuader qu’est présente en rêve une satisfaction qui est absente dans la réalité ne fait pas que compenser un manque, elle apporte également une dimension tout à fait originale à nos vies. A côté des désirs qui continuent de nous tourmenter après une journée auxquels le rêve donne satisfaction par l’imaginaire, il y a des aspirations plus générales, plus profondes peut-être, en tout cas plus existentielles auxquelles le rêve donne forme. La fonction onirique permet ainsi d’incarner le désir de donner du sens à ce que nous vivons et de donner corps au désir d’explorer de façon inventive les rapports complexes que nous tissons avec ce qui nous entoure, en les rejouant et en les scénarisant.

B.   Les rêves à interpréter.

Tout rêve est la réalisation d’un désir. Tel est le cadre interprétatif général proposé par Freud. Mais, comment savoir quel désir particulier se réalise dans ces rêves d’adultes qui paraissent si étranges et incompréhensibles ? Pas facile ! C’est justement là qu’une interprétation devient nécessaire. Ce qui est sans ambiguïté n’a nul besoin qu’on enquête pour en saisir le sens. Dans le souvenir qu’on a des rêves qui réalisent clairement un désir bien identifié, tout est compréhensible. Quand des scientifiques sont envoyés dans une station polaire à l’époque de Freud, ils se trouvaient condamnés à se nourrir pendant des semaines essentiellement de boites de conserve ; il n’est pas étonnant que tous finissent par rêver de façon récurrente de festins merveilleux. Le désir réalisé alors n’a rien de mystérieux. Par contre, les rêves où ce sont des désirs inconscients qui se réalisent demandent à être interprétés. En effet, le souvenir que nous en avons – Freud parle pour le désigner de « contenu manifeste » - ne permet pas d’accéder directement à son sens. Le contenu qui se manifeste à notre conscience au réveil dans ces songes intrigants semble lourd d’une signification énigmatique que Freud appelle « le contenu latent » - « latent » car s’il nous échappe bien, on en a tout de même une sorte d’intuition vague. Interpréter un rêve consiste donc, à l’aide d’une enquête et d’un ensemble de moyens mobilisés, à tenter de retrouver son sens profond à partir de la mémoire qu’on en a. Comment concrètement fait-on ? Quelle méthode Freud préconise-t-il pour arriver à décrypter nos productions oniriques les plus déconcertantes ?

II. La méthode d’interprétation du rêve

A.      Théorie.

1)   Le travail de censure

Les rêves à interpréter sont ceux qui mettent en scène des désirs inconscients dont  la satisfaction reste cachée pour protéger notre équilibre. Dans ces productions oniriques, notre psychisme dissimule la présence de pulsions perturbatrices. Dans cette censure que Freud nomme le travail du rêve, diverses opérations interviennent. Par exemple, un rêve peut transformer une information trop déstabilisante en un élément symbolique : c’est le cas de bien des aspects sexuels qui arrivent à la conscience sous une forme ainsi moins explicite. Par exemple, le sexe masculin prend la forme d’une bougie ou du cou d’un cygne. A côté de la symbolisation, deux autres opérations contribuent à brouiller les pistes du rêveur. D’abord la condensation où diverses scènes, personnes ou lieux sont mêlés. Il n’est pas rare dans un rêve de passer magiquement d’un endroit à un autre très éloigné,  d’une époque à une autre, parfois d’une personnalité à une autre. Freud met l’accent aussi sur le déplacement qui consiste pour un sentiment ou pour une réaction d’être changé de place dans l’agencement d’une scène. C’est ainsi que la colère peut s’exprimer violemment contre une personne qui n’en est pas la cause alors que l’individu qui mériterait qu’on lui souffle dans les bronches est épargné. Si dans notre souvenir, notre animosité a été déplacée, c’est souvent que la personne qui nous a indignés est une personne d’autorité que notre conscience ne trouverait pas bienséant d’agresser.

2)      Codage et décodage.

Le travail d’interprétation doit d’abord s’appuyer sur les opérations qui ont conduit à coder et à transformer le contenu du rêve pour qu’il devienne inoffensif dans la réception qu’on en a. Interpréter, c’est donc décoder le rêve à l’aide de toutes ces opérations complexes - la symbolisation, la condensation et le déplacement - qui ont permis d’en cacher la portée réelle. Rien de scandaleux à cette censure car c’est chose, disons, normale, que de protéger le psychisme de désirs perturbateurs.

B.   La pratique.

1)   Une objection ?

Faudrait-il alors s’interdire d’interpréter ces rêves qui pourraient être déstabilisants ? Rappelons d’abord que Freud a toujours mis en garde contre une diabolisation de l’inconscient qui consiste à se le représenter comme une sorte de boite de Pandore dont sortiraient essentiellement des pulsions néfastes. La réalité est souvent d’une plus grande banalité et finalement, inoffensive. Ensuite quand le souvenir d’un rêve d’adulte affleure à notre conscience, c’est une invitation à y aller voir de plus près pour mieux comprendre ce qui se trame en nous. Il suffit de prendre un exemple d’interprétation de rêve pour s’en persuader.

2)   Un exemple.

a)   Le contenu manifeste  

Dans son ouvrage, Sur le rêve, Freud donne un exemple : « Une jeune fille rêve que le second enfant de sa sœur vient de mourir et qu’elle se trouve devant le cercueil exactement comme elle s’est trouvée, quelques années auparavant, devant celui du premier-né de la même famille. Ce spectacle ne lui inspire pas le moindre chagrin. »[i]

C’est là un rêve d’adulte déconcertant et culpabilisant. On sent bien que le souvenir du rêve ne donne pas le sens véritable. Freud précise : 

« La jeune fille se refuse naturellement à voir interpréter son rêve dans le sens d’un désir secret et agressif – précisons-le : elle n’a rien contre son neveu dont elle ne souhaite évidemment pas la mort. Ni apparemment contre sa sœur qui a déjà perdu son premier enfant.

 

b)   La méthode d’association libre des idées.

Pour en savoir plus et obtenir des éléments qui vont permettre de décoder ce rêve, Freud utilise la méthode d’association libre des idées grâce à laquelle il a obtenu déjà quelques succès en psychothérapie. Concrètement, il demande à la patiente de préciser tout ce qui lui vient à la tête à l’évocation de ce rêve, sans rien écarter, même si cela ne semble rien à voir. Cette méthode a apporté quelques éléments éclairants que Freud résume ainsi :    

« «(…)  il y a ceci qu’auprès du cercueil du premier enfant,  elle s’est rencontrée avec l’homme qu’elle aime; elle lui a parlé; depuis ce moment, elle ne l’a plus jamais revu. Nul doute que, si le second enfant mourait, elle rencontrerait de nouveau cet homme dans la maison de sa sœur. Elle se révolte contre cette hypothèse, mais elle en souhaite ardemment la conséquence, c’est-à-dire la rencontre de l’homme aimé. Le jour qui a précédé le rêve, elle avait pris une carte d’entrée pour une conférence où elle espérait le voir. »

De ces faits collectés par la méthode d’association libre des idées et en mobilisant l’opération psychique de déplacement, Freud tire une interprétation de ce songe. Il écrit :  

« Le rêve est donc un simple rêve d’impatience, comme il s’en produit avant un voyage, avant une soirée au théâtre, dans l’attente de n’importe quel plaisir. Mais la jeune fille se dissimule à elle-même son propre désir; alors, à l’un des aspects trop indicatifs de la situation, il s’en substitue un autre, aussi impropre que possible à inspirer la joie qui persiste.»

Conclusion : Plusieurs perspectives d’interprétation

Derrière un aspect troublant, ce rêve cache, à première lecture, une mise en scène permettant de donner satisfaction au souhait que cette femme a de revoir un homme qui lui est cher. Une autre interprétation toutefois semble possible qui permet de mieux expliquer culpabilité et déni d’agressivité qui s’expriment chez la jeune femme. La rivalité fraternelle entre frères et sœurs n’a pas attendu Freud pour être saisie et bien des mythes dans toutes les civilisations nous en parlent. Le désir de la jeune fille n’est dès lors peut-être pas totalement centré sur ce conférencier qu’elle ne connaît d’ailleurs visiblement pas bien, mais aussi sur une situation qui pourrait lui apporter satisfaction en la replaçant à égalité avec sa sœur. Cette dernière en effet a pu se marier et faire deux enfants. La femme qui rêve est célibataire et sans enfant. Dans une famille traditionnelle à cette époque, cette situation n’est pas enviable car la jeune femme commence ainsi une carrière de « vieille fille ». Ce rêve ne serait-il pas une façon de retrouver une situation équilibrée avec sa sœur ? Cette dernière y perd son second enfant. Mais la jeune femme rencontre un potentiel mari. Les voilà de nouveau à égalité. Ce rêve exprime-t-il alors du ressentiment à l’égard d’une sœur dont elle est jalouse ? Ou bien est-ce une façon d’interroger la place d’une jeune femme  à une époque où il est assez mal vu qu’elle ne trouve pas à faire couple et enfants ? Peut-être ces deux choses en même temps. Interpréter, un rêve c’est considérer que les désirs et préoccupations individuels prennent source aussi dans une situation historiquement et sociologiquement déterminés

Pour un même rêve, des interprétations différentes, sans être au demeurant, contradictoires, sont donc possibles. Est-ce un défaut ou, au contraire, une richesse ? Je pencherais pour la seconde solution. En tout cas, il est important de souligner que pour Freud, le rêve n’est pas simplement du côté d’une imagination qui permet de compenser, voire d’oublier, les déceptions et frustrations du réel. Le rêve est aussi du côté de l’enquête et de la recherche de soi : il constitue, comme ne cesse de le répéter Freud, « la voie royale de l’exploration de l’inconscient ». Dans l’activité onirique s’inventent des dispositifs qui permettent de rendre visible et d’incarner le réel de nos désirs, même les plus inconscients, même les plus hésitants, même les moins affirmés. Freud ne serait pas en désaccord, je pense, avec l’idée formulée dernièrement par le sociologue Bernard Lahire[ii] selon laquelle « le rêve est une conversation de soi avec soi ».  Si la nuit porte conseil comme on dit, n’est-ce pas parce qu’elle constitue un moment de réflexion et de maturation dans lequel l’activité onirique a tout son rôle à jouer ?  

Virgules musicales : 1.   Ryuichi Sakamoto & Alva noto : « Moon » dans l’album INSEN (2005)             2.   Boards of Canada : « Music is math » dans l’album Geogadi (2002)


[i]Freud : Sur le rêve, chap. IX.

[ii] Bernard Lahire : L’interprétation sociologique des rêves, La découverte, 2018.

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L'instant Philo : pourquoi rêvons-nous ?

L’instant philo                                                                      Dimanche 22 mai 2022

                                                     Pourquoi rêvons-nous ? 

Introduction

Pour les grecs, Morphée dans les bras duquel nous nous réfugions chaque nuit, est à la fois le dieu du sommeil et celui des songes. En effet, lorsque nous sommes assoupis nous traversons deux séquences bien distinctes. Il y a le sommeil profond où nos activités cérébrales sont au plus bas, où le corps s’abandonne à l’inertie la plus complète. Le visage du dormeur n’exprime alors plus rien et on peut être fasciné mais aussi effrayé par cette façon de s’absenter physiquement du monde qui ressemble à la mort. Il existe aussi le sommeil dit paradoxal – paradoxal car si on branche un électroencéphalogramme sur la tête du dormeur, on peut constater une activité cérébrale intense, souvent équivalente à celle d’une personne bien réveillée. Cette période s’accompagne aussi de mouvements du corps. Les yeux s’agitent souvent derrière les paupières, l’individu endormi change volontiers de position et peut prononcer quelques brèves et souvent incompréhensibles paroles. Il arrive même qu’il se redresse, se lève et se transforme en somnambule. Bref lors du sommeil paradoxal, il se passe quelque chose de vraiment intrigant et c’est justement le moment où nous rêvons.

Toutes les nuits nous rêvons, même s’il est courant que nous n’en ayons aucun souvenir. Et quand nous nous souvenons d’un rêve, c’est souvent avec étonnement et fascination. Le rêve a ainsi de quoi nous faire spéculer. On a, par le passé, souvent estimé que les Dieux, par son intermédiaire, entraient en communication avec les humains. Les rêves, revêtus d’un caractère sacré, étaient ainsi pris très au sérieux et faisaient l’objet de multiples interprétations. On entend toujours parler de rêves prémonitoires et les élucubrations sur les pouvoirs extraordinaires du rêve vont bon train sur internet. Mais que penser en vérité de cette activité onirique ? Quelle est sa fonction et son sens profond ? Comment définir le rêve ? Pourquoi rêvons-nous ?

I.                    Le rejet de la conception « mythologique ». 

Le discours le plus savant et le plus cohérent que nous ayons pour l’heure sur le rêve est, celui de la psychanalyse, en dépit de toutes les interrogations qu’elle continue de soulever. Freud, le père fondateur de cette nouvelle psychologie, s’est intéressé très tôt au rêve qu’il considère dans son premier ouvrage comme « la voie royale de l’exploration de l’inconscient »[i]. Faire l’étude de ce phénomène, somme toute banal, constitue en effet à ses yeux un argument fort pour prouver que notre activité psychique ne se réduit pas à la conscience que nous en avons. Si nous voulons répondre aux questions que nous nous posons, c’est donc d’abord les analyses de Freud qu’il faut prendre en considération.

 Son geste initial de scientifique en cette affaire est d’écarter la représentation « mythologique » et irrationnelle du rêve qui estime que l’activité onirique constitue un accès à une autre dimension du réel, souvent un monde surnaturel. On peut penser au « dream time » - ce temps du rêve qui est le moment mythique au fondement de toute la conception totémiste du monde des aborigènes d’Australie. Plus proches de nous, dans les monothéismes, beaucoup de relations au divin ainsi que d’annonces faites notamment à des prophètes, se déroulent lors de rêves. Enfin, là où le culte des ancêtres est pratiqué, les songes sont censés permettre d’entrer en contact avec les défunts. Penser le sommeil comme un accès à un monde différent a inspiré aussi le cinéma fantastique. Dans Les griffes de la nuit de Wes Craven, l’héroïne dès qu’elle s’endort, se retrouve en proie aux lacérations d’un personnage terrifiant qui incarne assez bien l’aspect autodestructeur de certaines pulsions inconscientes quand elles font retour dans la conscience.

II.                  Fonction et définition du rêve.

1)      Pourquoi rêvons-nous ? 

Freud estime que toutes ces représentations d’un au-delà que l’activité onirique permettrait d’explorer, ne sont que des interprétations imaginaires d’une activité psychique bien réelle mais mal comprise. Là où la vision mythologique voit dans le rêve le lieu d’une rencontre avec des réalités extérieures et surnaturelles, Freud, en scientifique qu’il est, perçoit la présence d’un pouvoir tout à fait naturel et intérieur à notre psychisme qu’il nomme la « dramatisation »[ii]. De quoi s’agit-il ? La dramatisation est la capacité que nous avons de mettre en scène à l’aide d’une production imaginaire la réalisation un désir qui nous tient à cœur. Cette fonction psychique générale permet de comprendre bien des œuvres d’imagination mais aussi et surtout le jaillissement en nous des rêves. Si nous rêvons la nuit, c’est parce que nous mettons en scène la satisfaction d’aspirations profondes que dans la journée, nous ne pouvons pas combler. Le rêve est ainsi une sorte de soupape de sécurité qui permet à la pression de nombreux désirs non assouvis dans le quotidien de baisser et de devenir supportable. Une personne qui perdrait la possibilité de rêver deviendrait folle. Loin de nous introduire dans une extension mystérieuse du réel, le rêve permet de nous consoler grâce à l’imaginaire de toutes les privations que le réel nous impose. On comprend mieux ainsi l’opposition entre rêve et réalité.

2)      Une définition générale du rêve.

Toutes ces précisions autorisent Freud à proposer la définition suivante : « le rêve est la réalisation d’un désir ». De fait quand on utilise l’expression populaire, « ce serait le rêve ! », dit-on autre chose ? Le rêve désigne ici le bonheur, c’est-à-dire la satisfaction d’un désir qui nous comblerait vraiment. Et puisqu’il est de manière générale toujours la réalisation d’un désir sur une scène imaginaire, le rêve a bien un sens. Une interprétation de nos songes à l’aide de connaissances et d’une méthode scientifiques est envisageable qui peut permettre de saisir les désirs bien réels et souvent inconscients qui s’agitent en nous. Une enquête peut être ouverte pour découvrir quelle aspiration profonde s’exprime dans nos rêves et quels fantômes oubliés de notre passé viennent parfois nous hanter.

III.                Rêve d’enfant et rêve d’adulte.  

 

1)      Représentation matérialiste du rêve

Freud s’est opposé avec force aux théoriciens matérialistes de son époque qui estimaient que le rêve est un épiphénomène sans aucun sens. Ces derniers, prenant appui sur l’aspect décousu et absurde de la plupart de nos rêves, en concluaient que ces fragments incohérents de représentation et d’affects sont les produits d’une simple surchauffe de notre activité cérébrale. Quand une machine a beaucoup tourné, elle continue parfois quand on l’éteint à émettre sifflements et grincements divers. Il serait incongru de tenter de saisir à travers ces bruits un message qu’elle nous adresserait. De la même manière quand une journée est très agitée, notre cerveau stimulé est en ébullition et lorsque le sommeil arrive, il produit encore en vrac images et sentiments qu’on nomme « rêve » dont il n’y a rien à tirer. Pour les matérialistes, songe n’est que mensonge et un scientifique se couvrirait de ridicule s’il voulait interpréter un rêve.

2)      Le rêve d’enfant.

Freud s’inscrit en faux contre cette théorie. Il existe, en effet, des « rêves d’enfant » qui réalisent clairement pendant le sommeil un désir conscient.  Par exemple, un enfant qui adore jouer au foot avec ses camarades, doit à la fin d’une journée passée à cette saine activité, rentrer à la maison, prendre sa douche et son dîner et se coucher. Il peut certes protester mais avec la pression conjuguée des parents et de la fatigue, il finit par s’endormir. Au matin, quand il raconte son rêve, on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a rêvé jouer au foot et qu’au fond, il a pu réaliser sur la scène onirique le désir qui lui tenait à cœur de satisfaire.

3)      Le rêve d’adulte

L’erreur des matérialistes est d’ignorer ces rêves qui réalisent clairement des désirs conscients. Les matérialistes en restent aux rêves dits « d’adulte » qui sont des réalisations déguisées de désirs inconscients. Pour Freud, on le sait, notre activité psychique est en partie inconsciente car nous avons en nous des pulsions et des aspirations que nous ne supporterions pas de voir en face. Bien des idées et des passions sont ainsi refoulées, c’est-à-dire rejetées dans la partie inconsciente de notre psychisme en vue de protéger notre équilibre. Néanmoins, ces désirs refoulés et inconscients restent en nous et il est bon aussi pour notre équilibre, de leur concéder quelques satisfactions quand ils montent en puissance et pourraient créer des tensions dommageables à notre santé mentale. Les rêves d’adulte répondent à cette nécessité de mettre en scène quelques actes qui apportent une satisfaction imaginaire à ces désirs qui s’agitent en nous sans que nous puissions bien les identifier et qui pourraient nous tourmenter. L’activité onirique développe ainsi en nous un théâtre intérieur qui nous console des fortes déceptions du quotidien, que ces dernières soient conscientes ou non.

4)      Le cauchemar

Mais que faire des cauchemars qui semblent contredire par leur contenu émotionnel négatif l’idée que le rêve serait réalisation d’un désir et source de bien-être ? Il est bon de rappeler tout d’abord que nos propres désirs peuvent nous faire peur, produire de l’angoisse et avoir été d’ailleurs refoulés pour cela. Dans les rêves d’adulte habituellement la réalisation des désirs inconscients est censurée : la conscience est alors protégée. Notre souvenir de ces rêves cache tout ce qui pourrait trop nous perturber. Ce travail de dissimulation se fait en grande partie au moment où nous rêvons, même si on constate avec surprise qu’il arrive que les traces d’un rêve qui semblaient bien imprimées s’effacent au fur et à mesure que la journée avance. Les cauchemars se produisent justement quand le travail de censure ne fonctionne plus bien. Le psychisme utilise alors un autre moyen pour protéger la conscience: il brouille tout ce qui est trop explicitement déstabilisant par une montée d’angoisse qui détourne l’attention. Si cela ne suffit pas, il ne reste plus qu’à faire monter l’angoisse au point de réveiller le dormeur qui arrête ainsi de rêver. Le cauchemar ne déroge pas à la définition du rêve : le cauchemar est aussi la réalisation certes mal dissimulée d’un désir inconscient où la censure n’arrivant plus à protéger la conscience avec ses outils habituels, fait monter l’angoisse et finit même par stopper tout le processus en cours quand elle voit que cela dégénère. La différence entre ces deux manifestations de la vie onirique que sont le rêve et le cauchemar n’est donc pas si radicale.

            Au fond, si nous rêvons, c’est parce que nos aspirations dépassent toujours la réalité que nous vivons. Le rêve peut-être ainsi pensé comme un refuge construit dans l’imaginaire mais il est aussi ce qui nous conduit à transformer le réel et à espérer un monde meilleur. 

Dans une prochaine émission, j’aborderai la question de l’interprétation des rêves en prenant le temps de développer quelques exemples pour illustrer le propos.

Didier Guilliomet

Virgules musicales utilisées dans cette émission :

-          Un extrait de l’album Rubycon (1975) du groupe allemand Tangerine Dream.

-         Un extrait de la chanson «  Ghosts » (1981) du groupe Japan


[i] Le rêve et son interprétation.

[ii] Sur le rêve, chap. 3.