L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »

La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »

Illustration : détail de la fresque de Raphaël : L'école d'Athènes" présentant Socrate en pleine discussion 

Texte de l'émission 

« L’instant philo »                                                        Emission du dimanche 03 octobre 2021                                

                          La sagesse et le sens des limites: 1. « Le moment grec »

 

  1. Pourquoi Pythagore a refusé l’honneur d’être placé parmi les sages de la Grèce
  2. Pythagore et la philosophie

On connaît Pythagore pour son fameux théorème et ses contributions aux mathématiques. Mais on ignore souvent qu’il a été aussi un penseur dont la doctrine a inspiré bien des idéalistes - à commencer par Platon. Diverses sources de l’antiquité[i] rapportent que c’est lui également qui auraient utilisé en premier les termes de « philosophie » et « philosophe ». Qu’est-ce qui a poussé Pythagore à créer ces termes voués à bel avenir ?

  1. Les sages de la Grèce

La civilisation grecque de l’antiquité aimait honorer les individus les plus doués dans tous les domaines : des compétitions étaient ainsi organisées pour donner occasion aux meilleurs de se surpasser. Les jeux Olympiques permettaient aux athlètes de briller de tous leurs feux. Les champs de bataille donnaient occasion à certains guerriers de montrer un courage récompensé par divers honneurs. Grâce aux concours de tragédie – les dithyrambes de Dionysos –les noms de quelques illustres vainqueurs - Eschyle, Sophocle et Euripide - sont  arrivés jusqu’à nous. Les anciens grecs avaient aussi le souci de désigner officiellement des sages qui pouvaient servir de modèle aux autres. Un jour, on s’adressa à Pythagore pour le faire entrer dans le cercle restreint des « sages de la Grèce ». Il réunissait en effet les qualités du sage – du sophos. Son savoir était exceptionnel– et pas seulement en mathématiques. Son attitude morale pouvait servir d’exemple. Enfin, son habileté - notamment dans les affaires humaines – ne manquait pas d’être saluée de tous. Pourtant, à la surprise générale, Pythagore a d’abord repoussé cette offre honorifique.

  1. Pourquoi Pythagore refuse d’être nommé « sage »

Pour quelles raisons ? Pythagore s’inscrivait dans la tradition qui valorise la mesure en toute chose. Pour les anciens grecs,  il  faut éviter absolument la démesure –  l’hubris - qui donne le sentiment à l’homme d’être tout puissant et le conduit à franchir la ligne de partage entre l’humain et le divin. Une chose est la perfection des Dieux, autre chose l’imperfection des hommes. Or la sagesse, figure de l’excellence, semble bien être un attribut d’un être parfaitement savant, impeccable dans son attitude et d’une habileté sans failles – bref, elle ne semble pouvoir être attribuée qu’aux Dieux. Les hommes avec tous leurs défauts et limites ne peuvent dès lors se dire sages en ce sens qu’avec beaucoup d’imprudence et d’impudence. Accepter d’être déclaré sage de façon irréfléchie montrerait qu’on ne l’est pas du tout. C’est pourquoi Pythagore refuse le titre prestigieux de sages de la Grèce. Il semble même en contester la légitimité. Néanmoins, par souci d’apaisement, il suggère un changement de terminologie qui va permettre de trouver un terrain d’entente. Plutôt que d’être nommé sophos, Pythagore propose une appellation plus modeste : il n’est pas un sage mais quelqu’un qui aime la sagesse : un philosophos. Un philosophe

  1. Philosophie, limites humaines et sagesse
  2. Modestie de la philosophie

Le terme « philosophie » signifie « l’amour de la sagesse ».  Si on cultive l’amour de la sagesse, c’est qu’elle nous semble éminemment aimable mais qu’en même temps, nous savons qu’elle nous échappe toujours du fait de notre imperfection. « Nobody is perfect ».  Le philosophe se différencie ainsi toujours de celui qui est arrivé au dernier degré de la sagesse. C’est dans cette perspective, que, plus tard, Platon soulignera[ii] « Parmi les Dieux, il n’y en a aucun qui s’emploie à philosopher, aucun qui ait envie de devenir sage, car il l’est ; ne s’emploie pas à philosopher quiconque est d’autre est sage. » La philosophie est une pratique humaine qui témoigne d’un défaut de sagesse et de savoir.

2) Sagesse humaine et sagesse divine.

Ceux qui voulaient placer Pythagore parmi les sages de la Grèce finissent par reconnaître qu’en précisant pourquoi il ne voulait pas de cet honneur, cet illustre penseur a fait preuve de sagesse humaine. Cette dernière consiste à rompre avec toute cette arrogance qui tend à nous conférer une puissance de penser et d’agir comparable à celle des Dieux. Pythagore invite à sortir du préjugé selon lequel la sagesse n’aurait qu’une figure : celle de la perfection. Il nous fait comprendre que le début de la sagesse humaine, au contraire, est de prendre conscience de notre imperfection et des limites intrinsèques à notre condition. Une chose est la parfaite sagesse divine qui, bien qu’inaccessible, nous sert de modèle pour continuer à progresser et même d’astre pour éclairer le sens de notre condition imparfaite mais perfectible. Autre chose est la sagesse humaine, toute pétrie du sens de nos limites et de notre nécessaire modestie.

3) Savoir, limite de la science et ignorance

Ce n’est sans doute pas un hasard si un des penseurs les plus savants de cette époque met l’accent sur l’étendue de notre ignorance. Plus on en sait et plus on comprend que des choses nous échappent. Plus on progresse dans la science, plus apparaît l’étendue de notre ignorance. A l’inverse, on constate souvent que moins un individu est savant, plus il croit que sa science est étendue. C’est malheureusement logique ! En effet, si quelqu’un est complétement ignorant, il ignore aussi qu’il est ignorant. Mais, quand on ne sait pas qu’on ne sait pas, on croit savoir qu’on est savant. L’ignorance la plus abyssale se combine ainsi avec la certitude mal fondée d’être très savant. Plusieurs expressions désignent ce fâcheux mécanisme psychologique. [iii]On parle de « la bêtise contente d’elle-même » qui peut devenir un objet de plaisanterie, plus ou moins de bon goût, dans ces dîners dans lesquels on se moque parfois cruellement de ceux qu’on désigne souvent en usant d’un terme peu gratifiant. On parle aussi de la fatuité : le fait être fier quand on affirme des choses absolument erronées. En Anglais, « fat » d’ailleurs désigne celui qui est gros et lourd. De fait, l’ignorant est souvent stupéfiant dans sa balourdise d’une grande suffisance : c’est alors un cuistre. Etienne Klein, physicien et philosophe, dans une de ces émissions a rappelé un autre terme, plus savant, qui désigne le fait de parler avec assurance de ce que l’on ne connaît pas : l’ultracrépidarianisme. Le terme vient de la locution latine : « Sutor, ne supra crepidam » littéralement : « cordonnier, pas plus haut que ta sandale ». Traduction : « ne sors pas de ton champ de compétence, cela t’évitera de dire des inepties ». En effet, la tendance à se croire compétent dans des sujets qu’on ne maitrise pas est courante dans les conversations de café du commerce, dans les Talk-shows et surtout sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, cela rend difficile une vraie réflexion et c’est source de préjugés.

L’ignorant qui se croit savant peut donc amuser, énerver et même faire peur – notamment  quand faisant de la politique, il a un grand pouvoir – toutefois, il y a chez lui une manière d’être à laquelle nous n’échapperons pas, si nous ne faisons pas attention. Le ridicule ne tue pas mais il est sage de mettre en garde contre cette dérive plus courante qu’on veut bien se l’avouer qui consiste à dépasser les limites de son savoir et à manquer de mesure et de retenue dans ses discours.

  1. « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien »
  2. Socrate, digne successeur de Pythagore.

Si c’est Pythagore visiblement qui a créé l’expression « philosophie », Socrate est reconnu comme le premier à avoir vraiment fixé les méthodes et l’esprit philosophique. Au demeurant, Socrate s’inscrit dans la continuité de l’état d’esprit initié par Pythagore : il se présentait, effet, modestement comme un maître d’abord conscient de son ignorance. Il aimait à répéter « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Et cette attitude lui a valu, à son tour, d’être désigné comme le plus sage des Grecs par la Pythie de Delphes.

  1. Modestie et ambition de la philosophie

Précisons qu’on ne peut en rester à l’interprétation trop unilatérale et négative selon laquelle il faudrait, pour être un sage philosophe, surtout voir ces imperfections et savoir s’auto-flageller dès qu’on tombe dans la démesure parce qu’on dépasse ses limites. La sagesse humaine serait assez dérisoire sans son versant positif et créatif. C’est que la modestie et le sens des limites dans cette sagesse à mesure humaine qu’est la philosophie font le lit d’une vraie ambition. Savoir qu’on ne sait rien, prendre conscience de notre ignorance n’est en effet pas sans conséquences importantes. Par exemple, un candidat à un examen peut se rendre compte qu’il va complètement sécher car il n’a aucune connaissance pour répondre aux questions posées. Cette prise de conscience ne lui permettra certes pas d’échapper à une très mauvaise note mais le choc qu’elle produit, peut préparer un avenir meilleur. L’étudiant conscient de ses lacunes, pourra ainsi prendre ses dispositions pour mieux apprendre sa leçon la fois suivante. Savoir qu’on est ignorant donne ainsi  le désir de ne plus l’être et par conséquent de nous mettre dans une disposition d’esprit où l’on va rechercher à améliorer son savoir et à chercher de nouveaux moyens pour construire un autre chemin. Prendre conscience de ses limites, c’est se mettre dans la situation de les repousser. La modestie philosophique est le creuset dans lequel se forme l’ambition d’être plus savant : elle fait naître une féconde curiosité dont Aristote fait le point de départ de toute science. C’est quand on saisit que les choses nous échappent qu’apparaît le désir de rechercher de nouveaux chemins pour vivre plus sagement. Voilà ce qui explique que la philosophie a été le nom donnée pendant longtemps, à toute science et à toute recherche de la vérité. Newton, au dix-huitième siècle, présente encore sa physique en lui donnant le nom de « philosophie naturelle »

  1. Une prise de conscience positive de son ignorance

Il y a encore beaucoup à tirer du versant stimulant de cette sagesse à visage humain, surtout au moment où tout indique que notre sentiment de toute puissance technologique et notre système de développement économique nous conduisent, si on ne fait rien, à des catastrophes. Car la sagesse ne consiste pas à se complaire dans une lucidité décourageante sans rien faire face à notre impuissance actuelle. Les nouveaux défis exigent une sagesse qui analyse de façon critique la conception visiblement erronée que nous avons de notre rapport à notre environnement, une sagesse qui, forte du constat de nos erreurs et de nos insuffisances, recherche et produise de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques mais aussi de nouvelles manières de vivre. C’est ce que nous verrons dans la prochaine émission prévue le 31 octobre où nous examinerons dans quelle mesure la conscience de nos limites et de notre ignorance peut changer notre état d’esprit, stimuler la recherche et permettre ainsi à l’humanité de tenter de relever des défis inédits face auxquels tout ce que nous savons et avons l’habitude de faire semble, pour l’heure, assez peu efficace.

 

Références musicales de cette émission

[i]  Notamment Cicéron et un disciple de Platon nommé Héraclite de Pont

[ii] Dans Le Banquet en 204 a

[iii] Ce qu’il y a de précisément fâcheux dans l’ignorance, c’est que quelqu’un qui n’est pas un homme accompli et qui n’est pas non plus intelligent, se figure l’être dans la mesure voulue, c’est que celui qui ne croit pas être dépourvu n’a point envie de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu. » Platon : Le Banquet, 200 a.

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L'Instant Philo : Le Coupable et la Victime

Le Coupable et la Victime

Illustration : Adam et Eve chassés du jardin d'Eden par Masaccio (Eglise de Sante Maria del Carmine, Florence) 

Texte de l'émission 

L’instant philo                                    Le coupable et la victime.                 Emission du 05/09/2021

  1. Constats

Un constat tout d’abord : il y a des détresses sans coupables extérieurs, de l’adversité sans adversaire, des malheurs qui nous accablent sans volonté malveillante qui se cachent derrière eux. Il existe des accidents dans nos parcours de vie qui ne peuvent trouver nécessairement de responsables. Cela peut soulager quand on va mal de croire avoir trouvé la cause de nos malheurs dans une personne, un groupe ou un complot quelconque. On préfère croire qu’on est victime d’une grande injustice plutôt que d’être abandonné dans une détresse qui nous paraît absurde ou dont on répugne à chercher l’explication en soi-même. René Girard[i] a su montrer à quel point dans l’histoire la désignation arbitraire d’un bouc-émissaire sur lequel on s’acharne peut être fréquente. Cela sert de soupape de décompression à une société qui passe ainsi du simple constat attristé et parfois désespéré du malheur à l’accusation délirante qui précède souvent de peu la violence.  On projette son mal-être sur une personne ou un tout groupe qu’on se plait à haïr, à accabler de tous les maux, voire même à lyncher, persécuter, massacrer. Cela peut faire du bien de faire du mal quand on est mal. Mais la culpabilisation, détournée de sa source rationnelle, devient pure accroche de la haine sur un bouc-émissaire innocent qui sert d’exutoire. 

Pourtant, nous pouvons être malheureux sans être victime de qui que ce soit et, par conséquent, sans pouvoir identifier un ou des coupables. Rude vérité tant il est vrai qu’on cherche souvent du sens à sa souffrance personnelle en identifiant une volonté de nuire qui en serait la cause. La souffrance est parfois un symptôme qui ne cache aucune malveillance mais la simple dureté et l’indifférence de l’ordre des choses. C’est alors à nous de nous dégager de ces explications imaginaires qui ne nous soulagent que pour nous plonger dans la haine et le ressentiment. Au lieu de trouver des individus à maudire, mieux vaut balayer devant sa porte

  1. Culpabilisation et victimisation

Toute culpabilisation des autres n’est pas pour autant à rejeter. Avec les mouvements « Me-too »[ii] et « Black lives matter », la parole de certaines victimes a pu se faire entendre et l’impunité de certains coupables être mis à mal. On peut comprendre que des thèmes liés au contexte historique et culturel nord-américain - insistance sur la race ou influence du puritanisme - puissent devenir problématiques dans la réception de ces mouvements. Mais, on ne va pas se plaindre d’une mise en accusation légitime de délinquants ou de criminels ni d’une saine reconnaissance des droits et de la dignité des victimes. Ce n’est que justice. 

Ensuite, que des personnes prennent prétexte du statut de victime pour se venger ou exorciser leur mal-être à l’aide d’accusations infondées : ce n’est pas nouveau. Il n’est pas rare non plus que des coupables se présentent comme des victimes[iii]. Dans le récent film iranien de Saeed Roustayi, La loi de Téhéran, un juge rappelle à un important dealer qui justifie ses actes par l’insupportable pauvreté dans laquelle se trouvait toute sa famille que la misère sociale ne peut justifier l’organisation de tout un réseau criminel. Le fait de se sentir victime peut être une posture servant à justifier l’injustifiable. Au point que certains criminels n’hésitent pas parfois, de façon perverse, à tenir leurs victimes comme les vrais coupables.  

Victimisation et culpabilisation constituent, on le voit, des leviers importants dans les relations humaines mais elles peuvent être utilisées à mauvais escient. C’est pourquoi il est souhaitable d’examiner de plus près ce couple ce qu’il faut entendre par coupable et victime. 

  1. Définition générale de la culpabilité

 

  1. Culpabilité au sens juridique

La culpabilité qui vient du latin « culpa » - la faute – est d’abord une notion juridique qui s’oppose à l’innocence. Dans son livre La culpabilité Allemande publié en 1946, le philosophe  Karl Jaspers rappelle qu’en droit pénal, est coupable le responsable d’un acte objectivement établi - délit ou crime - qui contrevient à la loi. La victime est la personne qui a été lésée, voire violentée à laquelle il faut rendre justice. Dans ce domaine, « L’instance compétente, c’est le tribunal qui établit les faits selon une procédure formelle et leur applique les lois ».

  1. La culpabilité morale.

La culpabilité morale renvoie, quant à elle, aux actes volontairement mauvais et nuisibles que j’accomplis en tant qu’individu responsable. Jaspers, choqué que certains nazis aient cherché à se dédouaner de leurs actions en arguant qu’ils ne faisaient qu’obéir à leur supérieur, précise «  Cela est vrai de tous mes actes, y compris militaires et politiques ». « Un crime reste un crime, même s’il a été ordonné (bien que selon le degré de danger, de coercition tyrannique et de terreur, on puisse admettre des circonstances atténuantes) L’instance compétente, c’est la conscience individuelle, c’est la communication avec l’ami et le prochain, avec le frère humain capable d’aimer et de s’intéresser à mon âme. »

  1. La culpabilité métaphysique

Jaspers estime que tous les hommes sont frères et qu’il existe ainsi ce qu’il appelle une culpabilité métaphysique qui fait que chacun d’entre nous peut se sentir concerné et touché dans sa responsabilité humaine de tout le mal que l’homme fait à l’homme. Le propos est certes noble mais il pose problème. Tout d’abord, l’instance compétente pour juger de cette culpabilité, précise notre auteur humaniste et chrétien, c’est Dieu seul – ce qui n’est pas éclairant pour qui n’est pas monothéiste. Ensuite : quelles limites donner à la culpabilité métaphysique pour qu’elle ne devienne pas inflationniste, paralysante et désespérante ? Bref, pour qu’elle ne devienne pas une croix trop lourde à porter.

  1. La culpabilité politique
  2. Définition

Jaspers dégage une quatrième sorte de culpabilité qu’il nomme « politique ». Cette dernière réside dans les actes des hommes d’Etat et dans le fait que citoyen d’un Etat, je dois assumer les conséquences des actes accomplis par cet état à la puissance duquel je suis subordonné et dont l’ordre me permet de vivre. Chaque individu porte une responsabilité par rapport à la manière dont il est gouverné. L’instance compétente précise-t-il est « une sagesse politique qui peut mettre frein à l’arbitraire et à la violence en pensant aux conséquences plus lointaines et en reconnaissant la validité des normes s’imposant sous le nom de droit naturel et droit des gens. »  

  1. Difficultés et dilemmes
  • L’individualisme moral

Ces définitions soulèvent diverses questions. D’abord, quel équilibre trouver entre responsabilité individuelle et culpabilité collective ? Les défenseurs de l’individualisme moral soulignent qu’on ne peut être responsable que des actes qu’on a soi-même commis intentionnellement. Une formule du prophète Jérémie exprime cela de façon imagée :

« Durant ces jours-là, on ne dira plus : « Ce sont les pères qui ont mangé des raisins verts, mais ce sont les enfants qui ont eu mal aux dents. Chacun mourra en raison de sa faute. Quand un homme mangera des raisins verts, il aura lui-même mal aux dents. »[iv]

N’est-il pas superstitieux, en effet, de croire que les fautes des ancêtres se transmettent à leurs descendants ? Et s’il existe une responsabilité collective, à partir de quand et dans quelles conditions, les citoyens d’un pays ou les membres d’un groupe bien défini peuvent-ils ne plus se sentir traversés par la culpabilité d’appartenir à un collectif qui a commis naguère des injustices, des crimes et des horreurs ? Comme la culpabilité métaphysique, la culpabilité politique peut devenir paralysante, pléthorique et être utilisée comme un levier par des personnes qui savent en profiter.

  • Ses limites

Toutefois cette morale strictement individualiste peut ruiner toute idée de responsabilité collective et conduire à une sorte de négationnisme moral. Ainsi des sénateurs aux U.S.A. ont-ils refusé de voter toute aides aux afro-américains [v]et amérindiens et même de faire des excuses en prétextant qu’aucun citoyen américain actuel n’est responsable personnellement de l’esclavagisme développé par leurs ancêtres, ni des persécutions des premiers occupants de leur pays. C’est oublier d’abord un peu vite que ce passé produit encore des conséquences lourdes pour les populations victimes de maltraitance institutionnalisée. Ensuite, le philosophe américain Michael Sandel rappelle que la justice ne se réduit pas à la défense de la liberté individuelle[vi]. La justice vise aussi le bien-être de l’ensemble des citoyens et la promotion d’une certaine vertu. Par vertu, il entend une attitude de décence face à la condition humaine pensée dans sa totalité mais aussi un civisme et une solidarité qui prennent en considération la situation des citoyens les plus démunis. L’individualisme moral a trop tendance à oublier qu’un individu ne peut être séparé de la société et de l’histoire collective complexe dont il est le produit. Rejeter tout discours qui porte  sur les méfaits commis par un groupe auquel nous sommes affiliés dont les conséquences se font encore sentir est dès lors un manque de profondeur morale, une absence de vertu. La responsabilité collective n’est donc pas un vain mot.

Dans le film iranien La loi de Téhéran, le policier qui a arrêté le dealer de drogue prompt à justifier ses méfaits les plus crapuleux par une détresse sociale, finit par démissionner. Ce n’est pas que l’argument du malfrat lui semble acceptable mais constatant que 6, 5 millions d’iraniens sur environ 85 millions d’habitants sont héroïnomanes, il se dit que la cause de ces trafics ne se réduit pas à l’action de quelques caïds qui émergent des quartiers pauvres. C’est tout un système qui est en cause dans lequel le juge peut continuer à faire la morale au nom de la responsabilité individuelle aux dealers. Mais il reste aveugle à tout un contexte historique et social dont il faut tout de même tenir compte quand on veut bien définir qui est coupable et qui est victime. Car dans ce cas et sans chercher à les excuser, les coupables de trafic sont tout de même dans une certaine mesure victimes d’une situation de paupérisation et de dérèglement de toute une société.

Conclusion

L’histoire nous lègue parfois des situations politiques complexes. Il y a du passé qui constitue du passif, des héritages dont on se passerait bien. C’est vrai pour le peuple iranien mais aussi pour tous les contemporains qui voient arriver divers dérèglements climatiques. Qui est coupable de cela ? Qui est victime ? Espérons en tout cas que nous saurons répondre de façon vraiment responsable aux nouveaux défis sans avoir un jour à être tenu comptables de coupables inconséquences aux yeux des générations futures.   

Pour l’heure, je propose d’écouter de nouveau la chanteuse iranienne Golshifteh Farahani dans une composition de Bachar Mar-Khalifé[vii].  

[i] René Girard : Le bouc-émissaire, 1982.

[ii] Des ouvrages en France ont su aborder aussi des situations d’abus sur mineurs qu’on préférait ne pas voir, qu’on avait relativisées voire estimées, à une époque, acceptables – qu’on songe à La familia grande de Camille Couderc ou au livre de Vanessa Springora Le consentement. Au cinéma, deux films sont, dans leur genre assez différent, marquants sur la difficulté tout particulièrement des viols sur mineurs et sur l’inceste : il s’agit en premier lieu de Festen de Thomas Witenberg  qui date déjà de 1998 et qui a été adapté brillamment au théâtre par Cyril Teste et plus proches de nous, du film d’Andréas Bescond et Alex Métayer : Les chatouilles.  

[iii] Dans la Genèse,  le récit du premier meurtre sur terre est déjà présenté par Caïn, l’assassin de son frère Abel, comme une façon légitime de redresser un tort dont il aurait été victime. Il était en effet, à ses yeux, anormal que Dieu honorât les offrandes de ce frère berger qui n’avait guère de mérite à les offrir et négligeât les récoltes de son dur travail de cultivateur

[iv] Ancien Testament. Livre de Jérémie, 29

[v] Exemple donné par Michael Sandel dans son ouvrage Justice, 2009.

[vi] Michael Sandel : Justice, 2009.

[vii] Bachar Mar-Khalifé, la chanson « Yallam Tnam nada » dans l’album Ya balad. Autre référence musicale utilisée : La chanson « Fuck You » du groupe Archive

 

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L'Instant Philo : La représentation du temps dans la chanson populaire

La représentation du temps dans la chanson populaire

La représentation du temps dans la chanson populaire

Introduction

Pour cette seconde émission de l’été, je propose un petit parcours sur ce que les chansons populaires nous disent de notre rapport au temps. Les perspectives y sont certes diverses et de qualité variable mais j’aimerais montrer qu’on y trouve souvent matière à réflexion. La chanson populaire sait notamment plutôt bien décrire l’aspect destructeur et dévorant du temps. Elle est habile aussi à chanter le temps du bonheur, de l’espoir et de l’amour. Enfin la nécessité de prendre soin du temps présent n’est pas absente non plus des chansons qui explorent ainsi le temps dans ces trois dimensions : le passé, le présent et le futur.  

https://www.youtube.com/watch?v=JwYX52BP2Sk

Quand la pop music aborde le temps de l’horloge à la manière des Pink Floyd dont nous nous venons d’écouter un extrait du célèbre morceau Time, la représentation de la durée prend un aspect réaliste, technique, froidement répétitif et pourtant envoûtant.

  1. Le temps qui court, le passé et la mélancolie

Dans cette composition des Pink Floyd, on remarque que le temps mesuré, symbolisé par le rythme impersonnel et triomphal des horloges fait assez vite place à des considérations sur le temps, vécu comme un déclin progressif. A la fin de ce titre, les thèmes plus classiques de la vanité et de la fragilité de l’existence contrastent avec la régularité implacable du battement de la trotteuse des secondes qu’on entend au début.[i] La mélancolie et la nostalgie produites par le temps qui passe nourrissent souvent les chansons populaires. En 1973, la même année que les Pink Floyd, Alain Chamfort, pour donner un autre exemple, se fait remarquer avec une chanson dont voici le refrain 

Alain Chamfort : Le temps qui court  

https://www.youtube.com/watch?v=N1YrTl0Fgpc :

Avec ce titre, Alain Chamfort est, si je puis dire, dans l’air du temps des années soixante-dix qui opposait bien volontiers l’âge d’or de l’enfance à l’âge adulte bien trop sérieux, plein de concessions et par conséquent moins heureux.

Reste que le temps qui court, ne nous conduit pas seulement à l’âge adulte, il finit un jour par nous retirer la perspective même d’un avenir quand la vieillesse arrive. Et cela arrive, comme le chante Charles Aznavour, sans qu’on ait vu le temps passer :   

Charles Aznavour : je n’ai pas vu le temps passer :  

https://www.youtube.com/watch?v=SObDQoTCnuI :

La mélancolie, déjà présente dans les deux extraits précédents est à son comble avec Léo Ferré qui souligne avec force la tristesse de la vieillesse qui est un deuil à faire de tout le passé sans autre perspective d’avenir que de devoir tirer sa révérence :

Léo Ferré : Avec le temps – du début à 1mn 11 jusqu’à « faire sa nuit » en baissant à partir de 1mn 08)

https://www.youtube.com/watch?v=ZH7dG0qyzyg

2. Temps, enthousiasme et avenir

Il ne s’agit pas de se complaire dans l’aspect le plus désespérant du temps. Notre temporalité est également celle des projets exaltants, des réussites, des amours et de ces « dimanches de la vie » qui sont synonymes de bonheur. Dans nos rapports différents à la durée : l’un est hanté principalement par le passé et nourri de souvenirs, l’autre est ouvert sur un avenir que nous attendons avec enthousiasme. Ces perspectives sur le temps sont d’ailleurs le plus souvent intimement liées à notre situation concrète dans l’existence humaine, c’est-à-dire à notre âge. Le poids du passé, la nostalgie et les regrets finissent par se faire sentir de plus en plus au fur et à mesure que la vieillesse s’installe car le présent devient difficile et le futur se rétrécit comme peau de chagrin. A l’inverse, la joie communicative face à l’avenir est habituellement typique de la jeunesse. Au début de sa carrière, Johnny Halliday a ainsi su chanter l’enthousiasme d’avoir la vie devant soi :

Johnny Halliday : Pour moi la vie va commencer :  

https://www.youtube.com/watch?v=YTJoJRTb0L8  

Comme le souligne avec conviction Angèle dans une chanson qui date d’à peine trois ans, la sinistrose qui empêche de se projeter avec espoir dans la vie est mal venue, surtout quand on a le sentiment que les promesses de l’avenir nous tendent la main. Alors dans ces conditions, l’oubli est d’autant plus utile et facile que les souvenirs de bonheur sont encore des pages blanches à remplir.  

Angèle : Tout oublier :

https://www.youtube.com/watch?v=Fy1xQSiLx8U

 

A rebours du constat amer d’une impuissance de la vieillesse, l’appétit de vivre de la jeunesse s’exprime donc clairement. On affaire alors à deux visions sans doute très complémentaires de notre rapport au temps mais peut-être aussi excessives l’une que l’autre. Dans l’enthousiasme pourtant si essentiel de nos 20 ans, Françoise Hardy suggère que se cache en effet peut-être l’illusion d’une toute puissance.    

Françoise Hardy : Le temps de l’amour :

https://www.youtube.com/watch?v=ITYVXUvMtHI

3. La valeur du temps présent

Faut-il croire que nous sommes tant obsédés par le passé et si fascinés par l’avenir que nous oublions que le temps dans lequel nous vivons est d’abord le présent. Barbara rappelle que c’est l’irréversibilité qui fait non seulement la valeur du présent mais également tout ce temps perdu à jamais. (19 secondes)

Barbara : Dis quand reviendras-tu ? 

https://www.youtube.com/watch?v=2y_aQ5ZLcR4

Compte tenu de l’irréversibilité de la durée et de notre mortalité, il faut savoir profiter de tout le temps qui reste, quel que soit l’âge que nous avons. Pour Serge Reggiani, bien proche de la philosophie d’Epicure, notre seul pays est la vie terrestre et savoir en jouir consiste à cueillir tous les plaisir du jour qui se présente à nous. Carpe diem !

Serge Reggiani : le temps qui reste

https://www.youtube.com/watch?v=8mQiRFgOiWQ

Conclusion

Peut-être finalement pourrons-nous vraiment nous sentir sereins et ouverts au monde, quand nous pourrons vivre sans songer constamment que le temps passe et qu’avec lui  c’est nous qui passons. Ou bien - ce qui revient sans doute au même – nous pourrons peut-être accéder à une sorte de félicité contemplative si le temps nous oublie, nous ignore et nous laisse regarder ce qui se passe de façon détachée comme le chante Dominique A.

Dominique A. : le temps qui passe sans moi

https://www.youtube.com/watch?v=CciCcEqDcuA 

[i] The sun is the same in a relative way but you’re older                                                                                                  Shorter of breath and one day closer to death                                                                                                                  Every year is getting shorter, never seem to find the time                                                                                                  Plans that either come to naught or half a page of scribbled lines                                                                                  Hanging on in quiet desperation is the English way                                                                                                          The time is gone, the song is over, thought I'd something more to say”                                                                                

 

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L'Instant Philo : L'immortalité

L'immortalité

« L’instant Philo ».                                                                       Emission du dimanche 13 juin 2021   

                                                            L’immortalité                                                

La prise de conscience de la mortalité est une spécificité bien humaine : les autres animaux n’en n’ont pas une idée claire et les Dieux échappent à la mort dans la description que les religions en proposent, qu’ils soient jugés immortels comme chez les Grecs anciens ou éternels comme dans le monothéisme. Rejeter ou minimiser la mortalité, ne serait-ce pas, dès lors, oublier un élément constitutif de notre condition humaine ? Pourtant, l’humanité, seule espèce qui se sait mortelle, est également celle qui aspire, depuis la nuit des temps, à être immortelle. La tension est forte. Le paradoxe instructif. Tout se passe comme si la durée limitée de notre existence était chose si insupportable qu’elle devait être immédiatement contrebalancée par la croyance en une possibilité de prolonger la vie. Alors, l’immortalité n’est-elle pas qu’une consolation qu’on oppose à la perspective d’une mort qu’on sait inévitable ?

Il est vrai que la peur de la mort pour le philosophe Epicure est bien celle qu’il faut soigner en priorité car elle est source de tourments et d’illusions[i]. Cette peur étant clairement une des émotions les plus puissantes et les plus déstabilisantes qui soient.

  1. L’immortalité religieuse
  • Les deux figures principales de l’immortalité religieuse

Les premières sépultures individuelles connues datent du paléolithique moyen, aux environs de 70 000 ans avant notre ère. Elles se présentent comme des sortes de vestibules. La mort, en effet, loin d’être un arrêt définitif de la vie, est considérée dès le commencement comme un passage de la vie ordinaire à une autre modalité de l’existence. Edgar Morin dans son essai L’homme et la mort[ii], souligne que dans la période archaïque, les hommes préhistoriques dans le culte qu’ils vouaient aux ancêtres avaient le sentiment de rester en dialogue avec ces défunts qu’ils imaginaient encore bien présents dans une réalité parallèle à la nôtre. Dans la période suivante qu’Edgar Morin nomme métaphysique, l’immortalité prend une forme qui nous est plus familière. On considère alors qu’il y a mort quand l’âme se sépare du corps pour aller résider dans un au-delà. De Platon à Descartes, en passant par des religions aussi différentes que l’hindouisme et le monothéisme, l’enveloppe charnelle est censée suivre la loi qui fait que tout ce qui naît, finit par mourir. L’âme, quant à elle, a pour destin d’être immortelle et déroge ainsi à la logique du vivant. Dans cette représentation, la vie spirituelle après la mort ressemble si peu à l’existence incarnée sur terre que vivants et morts ne communiquent plus et vivent séparés, chacun dans leur monde  

  • Des représentations mixtes.

Les représentations religieuses de l’immortalité se distribuent ainsi selon deux modèles assez différents. Des représentations intermédiaires et mixtes ont aussi existé, à l’instar de celle où en Egypte, par exemple, le cadavre d’un Pharaon, a pu être  momifié pour qu’il puisse rester physiquement encore présent dans notre monde selon la logique archaïque et, en même temps, placé symboliquement sur un bateau dans son tombeau pour que son âme puisse se rendre dans un autre monde, comme le conçoit la vision métaphysique.

 

 

  • Points communs à toutes les représentations religieuses

Ces conceptions religieuses de l’immortalité ont en commun de rejeter l’idée jugée trop accablante d’une mort qui serait une fin définitive. Elles ignorent par conséquent les bénéfices de notre condition de mortels. Savoir que la vie a un terme a, en effet, des effets pratiques essentiels. Cela nous invite à en bien profiter. « Quand je pense à la mort, ce n’est pas pour mourir mais pour vivre » déclarait ainsi André Malraux. Il est certain que la croyance en l’immortalité, à l’inverse, peut conduire à relativiser l’importance de la vie terrestre et, finalement à la négliger, parfois d’ailleurs volontairement quand on estime que c’est ainsi qu’on accède au salut de l’âme.

  1. Immortalité et négation de la première mort
  • Deux sortes de mort

 Pour avancer dans la réflexion, il semble utile de distinguer deux sortes de mort. La mort naturelle s’appuie sur la loi biologique qui associe natalité et mortalité. Un penseur matérialiste comme Epicure ou un écrivain athée comme Malraux estime qu’il n’y a que cette mort qui est un arrêt définitif de la vie. L’immortalité est alors une façon imaginaire et illusoire d’échapper à notre condition de mortel. Soit en estimant que la logique du vivant peut être compatible finalement avec une survie – par exemple dans un monde parallèle où la vie continue souvent au ralenti - qu’on pense aux zombies qui constituent une réminiscence de l’ancien culte des ancêtres. Ou bien en croyant que l’âme séparée du corps s’élève, après la mort biologique, dans un monde spirituel. Mais dans cet au-delà, une seconde mort – spirituelle cette fois-ci - menace comme l’indique Dante dans sa description de l’enfer dans La divine comédie. Les damnés peuvent aussi disparaître en étant engloutis dans les flammes de l’enfer. La première mort est celle qui fait de nous des mortels. La seconde mort spirituelle est celle à laquelle nous pensons pouvoir échapper pour peu que nous ayons cultivé une spiritualité sur terre qui nous rend digne de l’immortalité.

  • Le transhumanisme

Il y a quelques années, la doctrine transhumaniste a été très médiatisée pendant un temps. Ce mouvement fait converger sentiment de toute puissance que les progrès de la science et des biotechnologies font naître et aspiration à abolir la première mort dans le but affiché de changer de façon radicale l’espèce humaine. Constatant tous les progrès extraordinaires que les nouvelles technologies ont permis d’accomplir, y compris les rêves les plus fous que les auteurs de science-fiction ont imaginé comme aller sur la lune ou mars, certains ont su s’appuyer sur cet enthousiasme pour faire croire que l’immortalité devenait scientifiquement accessible. La frontière entre possible et réel a été ainsi allégrement franchie chez certains propagandistes qui ont annoncé « la mort de la mort » et déclaré que l’homme qui vivrait plus de deux cents était déjà né. La pandémie actuelle a calmé les esprits, en rappelant que nous sommes et restons mortels et que nous ne maîtrisons pas tout. Un indice intéressant pour savoir qu’on a affaire à une idéologie plus qu’à une doctrine scientifique, c’est la présence d’affirmations hasardeuses et contradictoires. C’est le cas dans le transhumanisme où, d’une part, la promotion est faite de moyens censés prolonger la vie humaine et permettre à l’horizon de quelques années, une victoire contre la mort biologique avec à la clé – ces utopistes ont aussi le sens des affaires - des sociétés ad hoc qui commercialisent des produits très onéreux. Et, d’autre part, une prophétie digne d’un scénario dystopique est faite selon laquelle une intelligence artificielle bien supérieure à tout pouvoir humain, placera notre espèce sous son joug, lors d’un moment de convergence des nouvelles technologies. Dans ce dernier avatar paradoxal de la croyance archaïque en l’immortalité, on voit se dessiner une figure angoissée et bipolaire de la toute-puissance. Toute puissance à la fois humaine : notre espèce est censée pouvoir obtenir l’immortalité des Dieux grecs, s’abreuver dans la fontaine de jouvence et devenir capable de prendre le contrôle de l’évolution en reprenant le flambeau de la création que le monothéisme attribue à Dieu. Mais aussi – et c’est là le versant dépressif d’un enthousiasme délirant - toute puissance des nouvelles technologies qui se retourneront fatalement, nous annonce-t-on, contre les humains qui jouent aux apprentis sorciers.

  1. Une double leçon de l’antiquité grecque : éloge de la mortalité et recherche d’une immortalité glorieuse.

 

  • La sagesse d’Ulysse

Il n’est pas inutile de revenir sur cet épisode où Ulysse lors de son odyssée refuse la proposition qui lui est faite par Calypso de l’épouser et de devenir immortel.  La sagesse d’Ulysse consiste à ne pas tomber dans cette démesure qui consiste à oublier la frontière entre humains et Dieux. Surtout, il a compris que vivre humainement, c’est revenir près des siens, accepter les aléas, l’aventure et la finitude de l’existence. Il y a en effet une calamité de l’immortalité, même si elle est accompagnée de la jeunesse éternelle. Quel amour résistera à un temps infini ? Amour, toujours : c’est un vœu romantique, à condition qu’il ne puisse être tenu. Quel individu en général pourra résister à l’ennui de ce qui ne finit jamais ? Ulysse qui reste 7 ans en compagnie de la belle nymphe Calypso, est pris du mal du pays et éprouve une grande nostalgie. Comme il est mortel, il sait le prix et la fragilité des liens qui ont été tissés dans le passé. Ithaque et Pénélope restent dans son cœur. Il sent fortement la douleur de la séparation qui marque en creux le bonheur et la chance d’avoir tout simplement une cité, un foyer et des personnes qui vous attendent. Cela donne tout son goût à l’existence. L’immortalité est comme un plat fade et froid. Avec elle, les beaux souvenirs finissent par se noyer dans le flot monotone des jours qui, sans arrêt, se succèdent les uns aux autres.

  • Une autre immortalité : rester vivant dans le souvenir ?

Mais il y a pour les grecs, une autre façon d’accéder à l’immortalité. Il s’agit de combattre la seconde mort – cette seconde disparition, pour le coup définitive, d’un individu humain quand sur une tombe, le nom s’efface et que plus personne ne se souvient de celui a été enterré à cet endroit. Alors toute trace d’une personne est balayée et l’oubli fait entrer dans le néant total. Les Grecs, à l’exception notable d’Epicure qui y voyait un vain désir, cultivaient une passion pour l’immortalité glorieuse, celle qu’on obtient en faisant acte héroïque comme Achille, chef d’œuvre marquant comme Homère ou Eschyle ou encore apport fondamental à la pensée comme Socrate, Platon, Aristote, Pythagore ou Thalès. Pour les anciens Grecs, il est vain et absurde de vouloir échapper à la mort biologique mais par contre, très important de défier cette seconde mort qu’est l’oubli définitif. Le désir d’immortalité pour l’individu consiste alors à dépasser le cadre temporel limité de son existence en s’inscrivant de ce qui est plus grand que lui, dans la mémoire vive de l’espèce humaine à laquelle il a su apporter une contribution remarquable. Encore de nos jours, on nomme ces écrivains comme Victor Hugo dont l’œuvre jugée exceptionnelle a permis l’élection à l’Académie Française, des immortels. Immortalité toutefois relative puisque la mémoire des grands événements s’effacera un jour quand notre espèce disparaitra, comme c’est le cas de toutes les espèces vivantes.

Conclusion.  

Alors, comme le chante Alex Beaupain, avec cette nostalgie consciente de la fragilité des choses humaines qui a inspiré la sagesse d’Ulysse, finalement ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est peut-être que l’immortalité, aussi illusoire soit-elle, nous apprend au moins une chose : à la fin, l’important pour les mortels que nous sommes, c’est le souvenir qu’on laisse.

Références musicales 

Alex Beaupain : La chanson «  Je suis un souvenir » dans l’album : Après moi le déluge

Léo Ferré, « Ne chantez pas la mort », une chanson de Jean-René Caussimon dans l’album : Il n’y a plus rien.

[i] Epicure : La lettre à Ménécée

[ii] Edgar Morin : L’homme et la mort, 1970