L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : L'immortalité

L'immortalité

« L’instant Philo ».                                                                       Emission du dimanche 13 juin 2021   

                                                            L’immortalité                                                

La prise de conscience de la mortalité est une spécificité bien humaine : les autres animaux n’en n’ont pas une idée claire et les Dieux échappent à la mort dans la description que les religions en proposent, qu’ils soient jugés immortels comme chez les Grecs anciens ou éternels comme dans le monothéisme. Rejeter ou minimiser la mortalité, ne serait-ce pas, dès lors, oublier un élément constitutif de notre condition humaine ? Pourtant, l’humanité, seule espèce qui se sait mortelle, est également celle qui aspire, depuis la nuit des temps, à être immortelle. La tension est forte. Le paradoxe instructif. Tout se passe comme si la durée limitée de notre existence était chose si insupportable qu’elle devait être immédiatement contrebalancée par la croyance en une possibilité de prolonger la vie. Alors, l’immortalité n’est-elle pas qu’une consolation qu’on oppose à la perspective d’une mort qu’on sait inévitable ?

Il est vrai que la peur de la mort pour le philosophe Epicure est bien celle qu’il faut soigner en priorité car elle est source de tourments et d’illusions[i]. Cette peur étant clairement une des émotions les plus puissantes et les plus déstabilisantes qui soient.

  1. L’immortalité religieuse
  • Les deux figures principales de l’immortalité religieuse

Les premières sépultures individuelles connues datent du paléolithique moyen, aux environs de 70 000 ans avant notre ère. Elles se présentent comme des sortes de vestibules. La mort, en effet, loin d’être un arrêt définitif de la vie, est considérée dès le commencement comme un passage de la vie ordinaire à une autre modalité de l’existence. Edgar Morin dans son essai L’homme et la mort[ii], souligne que dans la période archaïque, les hommes préhistoriques dans le culte qu’ils vouaient aux ancêtres avaient le sentiment de rester en dialogue avec ces défunts qu’ils imaginaient encore bien présents dans une réalité parallèle à la nôtre. Dans la période suivante qu’Edgar Morin nomme métaphysique, l’immortalité prend une forme qui nous est plus familière. On considère alors qu’il y a mort quand l’âme se sépare du corps pour aller résider dans un au-delà. De Platon à Descartes, en passant par des religions aussi différentes que l’hindouisme et le monothéisme, l’enveloppe charnelle est censée suivre la loi qui fait que tout ce qui naît, finit par mourir. L’âme, quant à elle, a pour destin d’être immortelle et déroge ainsi à la logique du vivant. Dans cette représentation, la vie spirituelle après la mort ressemble si peu à l’existence incarnée sur terre que vivants et morts ne communiquent plus et vivent séparés, chacun dans leur monde  

  • Des représentations mixtes.

Les représentations religieuses de l’immortalité se distribuent ainsi selon deux modèles assez différents. Des représentations intermédiaires et mixtes ont aussi existé, à l’instar de celle où en Egypte, par exemple, le cadavre d’un Pharaon, a pu être  momifié pour qu’il puisse rester physiquement encore présent dans notre monde selon la logique archaïque et, en même temps, placé symboliquement sur un bateau dans son tombeau pour que son âme puisse se rendre dans un autre monde, comme le conçoit la vision métaphysique.

 

 

  • Points communs à toutes les représentations religieuses

Ces conceptions religieuses de l’immortalité ont en commun de rejeter l’idée jugée trop accablante d’une mort qui serait une fin définitive. Elles ignorent par conséquent les bénéfices de notre condition de mortels. Savoir que la vie a un terme a, en effet, des effets pratiques essentiels. Cela nous invite à en bien profiter. « Quand je pense à la mort, ce n’est pas pour mourir mais pour vivre » déclarait ainsi André Malraux. Il est certain que la croyance en l’immortalité, à l’inverse, peut conduire à relativiser l’importance de la vie terrestre et, finalement à la négliger, parfois d’ailleurs volontairement quand on estime que c’est ainsi qu’on accède au salut de l’âme.

  1. Immortalité et négation de la première mort
  • Deux sortes de mort

 Pour avancer dans la réflexion, il semble utile de distinguer deux sortes de mort. La mort naturelle s’appuie sur la loi biologique qui associe natalité et mortalité. Un penseur matérialiste comme Epicure ou un écrivain athée comme Malraux estime qu’il n’y a que cette mort qui est un arrêt définitif de la vie. L’immortalité est alors une façon imaginaire et illusoire d’échapper à notre condition de mortel. Soit en estimant que la logique du vivant peut être compatible finalement avec une survie – par exemple dans un monde parallèle où la vie continue souvent au ralenti - qu’on pense aux zombies qui constituent une réminiscence de l’ancien culte des ancêtres. Ou bien en croyant que l’âme séparée du corps s’élève, après la mort biologique, dans un monde spirituel. Mais dans cet au-delà, une seconde mort – spirituelle cette fois-ci - menace comme l’indique Dante dans sa description de l’enfer dans La divine comédie. Les damnés peuvent aussi disparaître en étant engloutis dans les flammes de l’enfer. La première mort est celle qui fait de nous des mortels. La seconde mort spirituelle est celle à laquelle nous pensons pouvoir échapper pour peu que nous ayons cultivé une spiritualité sur terre qui nous rend digne de l’immortalité.

  • Le transhumanisme

Il y a quelques années, la doctrine transhumaniste a été très médiatisée pendant un temps. Ce mouvement fait converger sentiment de toute puissance que les progrès de la science et des biotechnologies font naître et aspiration à abolir la première mort dans le but affiché de changer de façon radicale l’espèce humaine. Constatant tous les progrès extraordinaires que les nouvelles technologies ont permis d’accomplir, y compris les rêves les plus fous que les auteurs de science-fiction ont imaginé comme aller sur la lune ou mars, certains ont su s’appuyer sur cet enthousiasme pour faire croire que l’immortalité devenait scientifiquement accessible. La frontière entre possible et réel a été ainsi allégrement franchie chez certains propagandistes qui ont annoncé « la mort de la mort » et déclaré que l’homme qui vivrait plus de deux cents était déjà né. La pandémie actuelle a calmé les esprits, en rappelant que nous sommes et restons mortels et que nous ne maîtrisons pas tout. Un indice intéressant pour savoir qu’on a affaire à une idéologie plus qu’à une doctrine scientifique, c’est la présence d’affirmations hasardeuses et contradictoires. C’est le cas dans le transhumanisme où, d’une part, la promotion est faite de moyens censés prolonger la vie humaine et permettre à l’horizon de quelques années, une victoire contre la mort biologique avec à la clé – ces utopistes ont aussi le sens des affaires - des sociétés ad hoc qui commercialisent des produits très onéreux. Et, d’autre part, une prophétie digne d’un scénario dystopique est faite selon laquelle une intelligence artificielle bien supérieure à tout pouvoir humain, placera notre espèce sous son joug, lors d’un moment de convergence des nouvelles technologies. Dans ce dernier avatar paradoxal de la croyance archaïque en l’immortalité, on voit se dessiner une figure angoissée et bipolaire de la toute-puissance. Toute puissance à la fois humaine : notre espèce est censée pouvoir obtenir l’immortalité des Dieux grecs, s’abreuver dans la fontaine de jouvence et devenir capable de prendre le contrôle de l’évolution en reprenant le flambeau de la création que le monothéisme attribue à Dieu. Mais aussi – et c’est là le versant dépressif d’un enthousiasme délirant - toute puissance des nouvelles technologies qui se retourneront fatalement, nous annonce-t-on, contre les humains qui jouent aux apprentis sorciers.

  1. Une double leçon de l’antiquité grecque : éloge de la mortalité et recherche d’une immortalité glorieuse.

 

  • La sagesse d’Ulysse

Il n’est pas inutile de revenir sur cet épisode où Ulysse lors de son odyssée refuse la proposition qui lui est faite par Calypso de l’épouser et de devenir immortel.  La sagesse d’Ulysse consiste à ne pas tomber dans cette démesure qui consiste à oublier la frontière entre humains et Dieux. Surtout, il a compris que vivre humainement, c’est revenir près des siens, accepter les aléas, l’aventure et la finitude de l’existence. Il y a en effet une calamité de l’immortalité, même si elle est accompagnée de la jeunesse éternelle. Quel amour résistera à un temps infini ? Amour, toujours : c’est un vœu romantique, à condition qu’il ne puisse être tenu. Quel individu en général pourra résister à l’ennui de ce qui ne finit jamais ? Ulysse qui reste 7 ans en compagnie de la belle nymphe Calypso, est pris du mal du pays et éprouve une grande nostalgie. Comme il est mortel, il sait le prix et la fragilité des liens qui ont été tissés dans le passé. Ithaque et Pénélope restent dans son cœur. Il sent fortement la douleur de la séparation qui marque en creux le bonheur et la chance d’avoir tout simplement une cité, un foyer et des personnes qui vous attendent. Cela donne tout son goût à l’existence. L’immortalité est comme un plat fade et froid. Avec elle, les beaux souvenirs finissent par se noyer dans le flot monotone des jours qui, sans arrêt, se succèdent les uns aux autres.

  • Une autre immortalité : rester vivant dans le souvenir ?

Mais il y a pour les grecs, une autre façon d’accéder à l’immortalité. Il s’agit de combattre la seconde mort – cette seconde disparition, pour le coup définitive, d’un individu humain quand sur une tombe, le nom s’efface et que plus personne ne se souvient de celui a été enterré à cet endroit. Alors toute trace d’une personne est balayée et l’oubli fait entrer dans le néant total. Les Grecs, à l’exception notable d’Epicure qui y voyait un vain désir, cultivaient une passion pour l’immortalité glorieuse, celle qu’on obtient en faisant acte héroïque comme Achille, chef d’œuvre marquant comme Homère ou Eschyle ou encore apport fondamental à la pensée comme Socrate, Platon, Aristote, Pythagore ou Thalès. Pour les anciens Grecs, il est vain et absurde de vouloir échapper à la mort biologique mais par contre, très important de défier cette seconde mort qu’est l’oubli définitif. Le désir d’immortalité pour l’individu consiste alors à dépasser le cadre temporel limité de son existence en s’inscrivant de ce qui est plus grand que lui, dans la mémoire vive de l’espèce humaine à laquelle il a su apporter une contribution remarquable. Encore de nos jours, on nomme ces écrivains comme Victor Hugo dont l’œuvre jugée exceptionnelle a permis l’élection à l’Académie Française, des immortels. Immortalité toutefois relative puisque la mémoire des grands événements s’effacera un jour quand notre espèce disparaitra, comme c’est le cas de toutes les espèces vivantes.

Conclusion.  

Alors, comme le chante Alex Beaupain, avec cette nostalgie consciente de la fragilité des choses humaines qui a inspiré la sagesse d’Ulysse, finalement ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est peut-être que l’immortalité, aussi illusoire soit-elle, nous apprend au moins une chose : à la fin, l’important pour les mortels que nous sommes, c’est le souvenir qu’on laisse.

Références musicales 

Alex Beaupain : La chanson «  Je suis un souvenir » dans l’album : Après moi le déluge

Léo Ferré, « Ne chantez pas la mort », une chanson de Jean-René Caussimon dans l’album : Il n’y a plus rien.

[i] Epicure : La lettre à Ménécée

[ii] Edgar Morin : L’homme et la mort, 1970

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L'Instant Philo : Religion animiste et représentation du monde

Religion animiste et représentation du monde

Illustration : MasqueYupik, tribu inuit animiste (Musée du quai Branly) 

Texte de l'émission : 

L’instant philo.                                                                                            Emission du 16 mai 2021

 

                               Religion animiste et représentation du monde  

 

Introduction  

Une bande dessinée originale d’Alessandro Pignocchi intitulée Petit traité d’écologie sauvage  propose en trois tomes une sorte de fable plutôt déconcertante. L’auteur imagine en effet un monde où toute l’humanité s’est convertie à la religion animiste des peuples d’Amazonie pour lesquels « les plantes et les animaux sont considérés comme des partenaires sociaux ordinaires »[i]. Pignocchi imagine ainsi un Donald Trump qui déserte les terrains de golf et les meetings pour se consacrer à l’observation des belettes. Un François Hollande qui fait arrêter son chauffeur, toutes affaires cessantes, pour faire une invocation à l’esprit du hérisson qui vient d’être écrasé involontairement. Enfin, un Vladimir Poutine qui annonce solennellement que le mariage avec des fruits et des plantes sera autorisé. On le constate aisément, cette bande dessinée nous place dans un univers complétement décalé et utopique.

Mais quel intérêt de proposer une telle fiction ? Est-ce seulement une fantaisie faite pour nous distraire ? Et que faut-il entendre précisément par animisme ? Qu’est-ce qu’une telle religion qui nous semble dépassée, désuète et même superstitieuse peut encore nous apprendre ?  L’animisme, avec sa représentation du monde si particulière, peut-elle vraiment nous apporter quelques utiles éclaircissements en ces temps de crise écologique ?

  1. Une définition de l’animisme selon l’anthropologue Philippe Descola.

Pour comprendre les enjeux de ce récit de politique-fiction très étrange que propose Alessandro Pignocchi, quelques précisions sont nécessaires. Ce dessinateur a été très influencé par un disciple de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Philippe Descola qui a notamment étudié les Achuar, un peuple animiste d’Amazonie.

  • Qu’est-ce que l’animisme ?

 « L’animisme est la propension à détecter chez les non humains – animés ou non animés, c’est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une âme si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux. » déclare Philippe Descola. Les animistes estiment ainsi que tous les êtres sur terre partagent une même intériorité constituée de pensées, de désirs, de volonté, de mémoire, etc. En conséquence de quoi demandes, prières et invocations diverses peuvent être adressées indifféremment à un humain, un animal ou à une plante. On peut trouver dans Le seigneur des anneaux, ce roman de Tolkien qui était féru d’histoire des religions et de mythologies, plusieurs illustrations de comportements animistes. A un moment par exemple, les hobbits traversent une forêt dense et dangereuse et ils se retrouvent à négocier et discuter avec des arbres pour trouver une issue favorable.   

  • Une religion dépassée ?

Pour nous de toute évidence, une telle manière de concevoir les choses semble naïve et même superstitieuse. Il est facile et légitime de pointer ici une illusion qui a pour nom anthropomorphisme – c’est-à-dire une propension à accorder à un être qui n’est pas humain une forme et des caractéristiques humaines, en l’occurrence une conscience et une pensée. On comprend d’ailleurs mieux ainsi pourquoi la religion animiste a eu un tel succès : imagine-t-on les hommes préhistoriques face à un monde dont la logique, faute d’avoir les explications scientifiques que nous détenons, leur échappent totalement ? Face à bien des événements terribles et terrifiants, ils font constamment l’expérience de leur ignorance et de leur impuissance et pourraient ainsi sombrer dans un vrai désespoir. Heureusement, le constat désespérant auquel arrive leur intelligence peut être compensé par une fabulation spontanée et protectrice qui les conduit à croire que le monde est peuplé d’êtres finalement semblables à nous auxquels on peut s’adresser. L’animisme donne ainsi le sentiment d’avoir quelque pouvoir et contrôle sur l’ordre des choses. C’est pour nous une conception erronée mais dont on comprend qu’elle ait été indispensable à une période.

  • Animisme versus naturalisme

Descola souligne aussi que l’animisme prend l’exact contrepied de notre conception de la nature qui s’est imposée avec l’avènement de la science moderne au XVIIéme siècle. En effet, du point de vue de ce qu’il nomme le « naturalisme, nous estimons spontanément qu’il y a discontinuité entre nous, humains, qui sommes des êtres pensants pourvus d’une culture et tous les autres êtres qui forment ce que l’on nomme « la nature » : à savoir animaux, végétaux et minéraux qui n’ont pas la riche intériorité qui est la nôtre. Ensuite notre vision naturaliste nous invite à penser qu’il y a une  vraie continuité entre tous les corps organiques et inorganiques  alors que le second caractère qui définit l’animisme, précise Descola, est que chaque être est différent physiquement et « compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles »[ii].

Pour Philippe Descola, le concept de « nature » tel que nous le connaissons est une construction théorique assez récente. C’est une notion artificielle et même source de grands problèmes dont il fait la critique notamment dans son ouvrage Par-delà nature et culture. Le naturalisme en effet est la représentation qui porte et justifie l’exploitation technologique et économique violente par les humains, seuls êtres vivants censées être pourvus d’une culture et d’une intériorité, des ressources de notre planète terre réduite à une nature matérielle dont on se croit autorisé de faire ce que l’on veut. Les crises écologiques et sanitaires actuelles manifestent l’insuffisance et même la nocivité de cette vision du monde.

  • Un animisme restauré ?

L’intérêt de la religion animiste qui prend en égale considération l’ensemble des êtres vivants est de proposer une représentation alternative du monde et de permettre ainsi de prendre de la distance avec notre conception naturaliste. Il est vrai que des pratiques chamaniques, animistes et même magiques reviennent cycliquement à la mode souvent de façon confuse mais elles peuvent aussi influencer toute une pensée rationnelle et critique qui, sans y adhérer naïvement, y trouvent une source d’inspiration pour envisager de nouveaux modes d’existence humaine plus en harmonie avec une biosphère dans laquelle nous sommes des acteurs parmi tant d’autres. C’est ainsi que Descola déclare que son séjour chez les Achuar fut pour lui une vraie révélation. Il écrit : « Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c’étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c’étaient leurs beaux-frères (…) Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m’a bouleversé : ce que j’ai d’abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d’être au monde, qui se combinait avec des savoirs faire techniques, agronomiques, botaniques, éthologiques très élaborés. » [iii]  

  1. Les leçons qu’on peut tirer de la religion animiste.

 

  • Diversité des religions

De l’examen de la religion animiste, on peut tirer quelques leçons. Tout d’abord, son existence sur tous les continents nous rappelle que la religion peut prendre des formes très diverses. Comme le totémisme et même le bouddhisme, la religion animiste se développe en effet sans la notion de Dieu transcendant. Le philosophe Auguste Comte souligne d’ailleurs que l’animisme – qu’il nomme fétichisme – est une des premières formes de religion dont la spécificité est aussi de chercher à appréhender le réel sans tenter de s’en détacher ni de le fuir dans un au-delà. La religion animiste reste les pieds sur terre et donne le goût de l’observation du monde d’ici-bas qui est le seul. Pour Auguste Comte, c’est déjà un premier pas, certes maladroit, vers le savoir : mieux vaut se tromper sur le monde que d’en inventer un autre. Bon antidote en tout cas au naturalisme dont nous avons parlé qui s’est épanoui logiquement  à l’ombre d’un monothéisme qui dévalorise la vie sur terre en estimant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.

  • Un autre rapport au monde des vivants

Philippe Descola souligne aussi que les pratiques techniques et politiques dépendent de la représentation que l’on se fait du rapport entre humains et non humains. Quand on estime que les non humains sont des êtres inférieurs dont on peut faire ce que l’on veut, les sols, les plantes et les animaux d’élevage sont traités de façon frontale avec brutalité et en bloc. L’évolution de la céréaliculture et de l’élevage industriel est accablante à cet égard. Mais dès qu’on estime que les non humains sont à prendre en considération, des pratiques alternatives plus respectueuses des sols, des animaux et des plantes sont présentes comme dans la permaculture ou dans des formes d’élevage traditionnel en Mélanésie. Enfin, la sagesse des indiens Achuar qui limitent volontairement leur production quand ils cultivent la terre, pour ne pas l’épuiser mais aussi parce qu’ils ne cherchent pas la croissance et le profit à tout prix, fait aussi contraste face notre démesure productiviste irresponsable.

Conclusion

Après sa découverte des travaux de Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, l’auteur de la bande dessinée Petit traité d’écologie sauvage, est allé à son tour vivre quelques temps chez des indiens Jivaros animistes. Puis il a participé à la Z.A.D de notre Dame des Landes où il a développé toute une réflexion politique et écologique en s’appuyant sur le recul instructif que confère l’étude de civilisations différentes. Les bandes dessinées qu’il produit sont ainsi des sortes de manifeste écologique et humoristique salué par la critique.                             Sur la quatrième de couverture pour présenter une de ces trois B.D. on peut lire :

«  Des mésanges punks qui se mêlent de politique. Des hommes politiques plus animistes que des indiens d’Amazonie. Un anthropologue Jivaro qui tente de sauver ce qui reste de la culture occidentale. Voici quelques habitants de ce monde nouveau où le concept de « nature » a disparu, et où le pouvoir n’exerce plus aucun attrait. Après la lecture de ce livre, vous ne regarderez plus jamais les mésanges et les hommes politiques de la même façon »[iv]. On espère qu’après l’écoute de cette émission, ce sera aussi un peu le cas !

 

Didier Guilliomet

 

Références musicales de l’émission.  

Magma : « Soleil d’Ork » dans l’album Udu Wudu

Chant traditionnel de rituel animiste d’Amazonie

Chant d’oiseaux

[i] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture.

[ii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iv] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture

 

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L'Instant Philo : Roi des animaux

Le roi des animaux

Le roi des animaux                                         L’instant Philo,  émission du dimanche 21 mars 2020

  1. Quels sont les prétendants à la couronne ?
  • Le lion

Dans la fable intitulée LE LION S' EN ALLANT EN GUERRE, Jean De La Fontaine s’appuie sur le thème classique du lion, roi des animaux :

« Le Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il tint conseil de guerre, envoya ses Prévôts,
            Fit avertir les Animaux :
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :
            L'Éléphant devait sur son dos
            Porter l'attirail nécessaire,
            Et combattre à son ordinaire ;
            L'Ours s'apprêter pour les assauts ;
Le Renard ménager de secrètes pratiques ;
Et le Singe, amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez, dit quelqu'un, les Ânes qui sont lourds,
Et les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
Point du tout, dit le Roi ? Je les veux employer.
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Âne effraiera les gens, nous servant de trompette;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier. »

La Fontaine se plaît à montrer l’habileté du félin souverain à tirer le meilleur parti des autres animaux, ses vassaux. Façon indirecte de donner une leçon politique qu’il formule ainsi :

« Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
            Et connaît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens. »

  • Les autres prétendants au titre

De nos jours, avec une morale et un style bien différents, les studios Walt Disney ont produit Le Roi lion. Cependant, force est de constater que pour le titre de « roi des animaux », il y a eu au cours de l’histoire bien d’autres prétendants. Le roi des animaux désigne, en effet, l'animal sauvage qui est placé, dans la dimension symbolique d'une culture, au sommet ou au-dessus de la faune connue. C’est habituellement l’animal réputé le plus fort – qu’il soit prédateur ou non. Dans certaines régions d’Afrique, ce fut ainsi pendant un temps l’éléphant - roi plein de sagesse qui se caractérise par sa force tranquille car il n’utilise la violence qu’avec grande parcimonie. Au royaume du Dahomey, le léopard a hérité du titre honorifique. Les souverains de cette contrée prenaient le nom de ce félin. Il y a quelques années encore, dans une autre région d’Afrique, le « léopard de Kinshasa » désignait le président Mobutu et ce dernier portait toujours une toque en peau de léopard – symbole de puissance.

Sous d’autres latitudes, de façon plus surprenante, le Cerf est désigné comme le roi des forêts. Dans le film d’animation japonais : Princesse Mononoké de Miyazaki, il est même question du Dieu-Cerf, faiseur de montagne et esprit de la forêt dans un contexte médiéval explicitement animiste. Il est vrai que ce cervidé géant a de quoi surprendre et fasciner grâce à son aspect mi-animal-mi arbre avec ses bois majestueux qui lui font comme un ramage sur la tête.    

Enfin, on l’a bien oublié mais l’Ours brun au moyen-âge était vu comme le roi des animaux, notamment en Europe. Le prénom celte du roi Arthur signifie d’ailleurs l’ours.  Ce grand mammifère des forêts et des montagnes n’est détrôné par le lion qu’autour du XIIe, siècle de Richard Cœur de Lion - sous l’influence de L’église qui voit dans ce grand fauve un symbole chrétien et dans la fascination pour l’Ours, une réminiscence du paganisme. Michel Pastoureau a publié un ouvrage intitulé : L’ours, histoire d’un roi déchu qui décrit fort bien la vénération que cet animal a pu susciter.

  • Questionnement

La liste pourrait être allongée … Mais, quelle idée – me dira-t-on - de prendre pour thème de réflexion l’expression « le roi des animaux » ? La formule n’est-elle pas un peu naïve ? Un peu confuse aussi ? Pourquoi pas une reine ? Comme les figures invoquées pour tenir ce statut sont toujours des êtres qui se caractérisent par leur puissance et leur force, estimerait-on un peu vite qu’une figure féminine est par principe exclue ? Ensuite, parler du roi des animaux, c’est user d’une métaphore politique conservatrice et assez dépassée puisqu’il y est question d’un régime monarchique traditionnel. C’est considérer aussi qu’il y aurait un peuple animal qui forme un tout - ce qui n’est pas du tout évident. Enfin, dans cette communauté des animaux, on suppose la présence d’une hiérarchie qui ferait que certains, par nature, pourraient accéder à la royauté par la seule appartenance à une espèce. Cela fait penser à l’expression beaucoup moins sympathique de « race des seigneurs » et à d’autres fadaises idéologiques qu’on entend trop souvent. Autant d’éléments qui pourraient inciter à en rester à une attitude de déconstruction et de méfiance face à cette expression.                                           

Mais, à vrai dire, il y a une autre piste à explorer.  

La formule semble en effet nous replonger dans un monde d’antan où les ours peuplaient l’Europe, où les rugissements des lions hantaient les savanes africaines, où les tigres du Bengale et de Chine terrorisaient mais fascinaient aussi les habitants. User de cette métaphore du « roi des animaux » renvoie ainsi, non sans une certaine nostalgie, à tout un univers symbolique qui fait partie, dans une large mesure, d’un passé révolu ainsi qu’à un imaginaire souvent lié aux contes de notre enfance. Que s’est-il donc passé pour que tout cet univers d’une grande puissance suggestive, à la fois terrible et merveilleux, s’évanouisse du monde réel ? ... Sans doute, l’arrivée d’un nouveau prétendant au trône a changé la donne …  

  1. Un nouveau prétendant au titre : l’homme
  • Le symbole de Tarzan

Nous venons d’entendre le générique de Tarzan, une série américaine des années 60 où le roi de la jungle, cet enfant sauvage élevé par les singes, ce super-héros blanc vivant en Afrique imaginé par Edgard Rice Burroughs, pousse son fameux cri. Les grands prédateurs et les animaux puissants – lion, crocodile, guépard, hippopotame et éléphant - réagissent tout de suite à l’appel de leur souverain. Juste avant que le générique ne s’achève, on voit Tarzan, se battre triomphalement contre un lion, spectaculaire numéro de dompteur et surtout symbole de la souveraineté complète de l’homme sur tous les autres animaux. A la même époque, une autre série qui se passe en Afrique – Daktari – mettait en scène un lion bien inoffensif, Clarence, qui se comportait comme un animal de compagnie et avait, de surcroît la particularité de loucher – façon de ridiculiser gentiment l’ancien seigneur des savanes.

     2) L’homme : roi des animaux ?

L’homme serait-il devenu le nouveau roi des animaux ? L’espèce humaine est certes celle qui domine largement toutes les autres espèces animales. L’éléphant a été domestiqué. Lion, ours brun et tigre ont été dressés. L’ours polaire, pendant longtemps maître incontesté des régions arctiques, a appris à se méfier des hommes, même s’il reste un animal sauvage. Avec le développement des techniques modernes fondées sur la science, l’humain a acquis une puissance de feu qu’aucune autre espèce actuellement ne peut égaler. Il est devenu le prédateur numéro 1.

  • Parler de « roi des animaux » suppose une distinction entre humains et animaux.                

Mais l’expression « roi des animaux » suppose, on l’a dit, une hiérarchie parmi les bêtes sauvages que l’on regarde, à vrai dire, à distance. D’un côté, il y a la société des hommes avec ses lois, ses rois et la culture. De l’autre, l’ensemble des animaux dans la nature sauvage. Et on use de l’expression de « roi des animaux » pour rendre hommage à ces bêtes puissantes qu’on admire, qu’on craint et même qu’on vénère au point parfois de les diviniser. L’expression suppose donc une distinction entre humains et animaux. Tarzan est certes « le roi des animaux de la jungle » mais c’est parce qu’il est un personnage hybride qu’il peut avoir ce statut. Il est présenté comme un enfant sauvage élevé par les singes qui a bien du mal d’ailleurs avec la civilisation. D’ailleurs, il marque son territoire dans la jungle par un cri quasiment bestial.

  • Roi des animaux ou colonisateur sans scrupules ?

L’expression le roi des animaux suppose donc une répartition de royaumes bien distincts,  pourvus chacun d’une certaine autonomie dans lesquels on trouve des habitants, de part et d’autre, bien différents. Mais lorsque l’homme tente de s’emparer du titre de roi des animaux, tout l’espace terrestre a tendance à s’unifier. L’ensemble des terres anthropisées, qu’on nomme en géographie l’écoumène, s’agrandit et  le territoire laissé aux animaux se réduit comme peau de chagrin. Par exemple avec la dévastation de la forêt amazonienne, se rejoue actuellement en grande partie pour les animaux ce qui s’est déjà passé naguère quand les conquistadors sont arrivés aux Amériques : une exploitation et une expropriation extrêmement violentes au nom du profit. L’homme ne règne pas sur le peuple des animaux comme le monarque prudent et sage dont parle la Fontaine mais il l’exploite plutôt comme un colonisateur sans états d’âme. Plutôt qu’un bon roi,  l’homme devient un despote sans pitié pour les animaux, voire leur exterminateur. On passe ainsi brutalement du conte pour enfant et d’un riche imaginaire des temps anciens à un cauchemar bien contemporain. Les temps ont changé.

  • Un roi déchu définitivement ?

Le royaume des animaux a été en grande partie dévasté par l’homme. Aucun animal sauvage ne peut plus prétendre au titre de roi. Aussi quand on veut mettre en scène, un animal qui fascine encore par sa puissance et sa sauvagerie, on part du côté de la science-fiction ou du fantastique avec par exemple les dinosaures de Jurassic Park ou la créature extra-terrestre du film de Ridley Scott : Alien. L’ours polaire qui effrayait et fascinait par sa puissance fait maintenant pitié quand on le voit amaigri sur une banquise qui part en lambeaux. Le roi déchu des régions arctiques finit même par se réfugier près des habitations humaines dont il fait les poubelles.

            Conclusion. 

Mais l’espèce qui est la calamité pour la plupart des espèces animales sauvages et domestiques est aussi celle qui peut prendre conscience de ce qu’elle fait. Avec cette prise de conscience, des solutions et des changements de mentalité et d’attitude peuvent émerger. Une nouvelle responsabilité de terrien peut se développer. « Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve » déclare le poète Hölderlin. C’est pourquoi il ne faut sans doute pas opposer position humaniste et convictions écologistes et animalistes. Reste que le rapport aux non humains dans la biosphère terrestre doit s’envisager autrement que du côté de l’exploitation aveugle.  N’est-il pas nécessaire à cet égard de changer de métaphore et de modèle de gouvernance ? Ni roi des animaux, ni tyran exterminateur, l’humain par ses capacités extraordinaires à inventer des solutions et des remèdes, a peut-être vocation à devenir le berger bienveillant des êtres vivants.  

Didier Guilliomet

Références musicales 

Générique. Van Der Graaf Generator : « When she comes » dans l’album World Record, 1976

Morceau de la fin. Van Der Graaf Generator : « Earlybird » dans l’album Alt, 2012

Virgule musicale. La Chica avec la chanson « La loba ».

 

En cours de lecture

L'Instant Philo : Avec qui parle-t'on vraiment ?

Avec qui parle-t'on vraiment ?

L’instant philo.           Avec qui parle-t-on vraiment ?          Texte de l’émission du 18/04/2021

Introduction

Discussions et échanges ont beau être au rendez-vous dans une journée, à la fin il est fréquent que le sentiment de n’avoir vraiment parlé qu’à bien peu de monde - voire même à personne, soit bien présent. Force est de constater qu’avoir un vrai dialogue où sont échangées des choses importantes grâce à une écoute réciproque de qualité n’est pas si courant. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi avons-nous trop souvent l’impression qu’en dépit des nombreuses paroles qui ont été prononcées, bien peu de choses, en vérité, se sont dites ?  

  1. Parler pour ne rien dire ?
  • Vacuité du propos et sophistique

Plusieurs explications peuvent être avancées. Il y a tout d’abord des conversations superficielles. Ce sont des bavardages peu consistants dans lesquels on peut se complaire, bien qu’ils ne disent rien du réel.

Il existe aussi une rhétorique dont la force persuasive est, aux yeux de certains, un instrument de pouvoir. Dans l’antiquité grecque, les sophistes faisaient ainsi profession d’apprendre à parler de tout et à devenir capable de prendre l’ascendant sur les autres. Les philosophes ont toujours bataillé contre ces communicants sans vergogne qui privilégient la forme séduisante du discours à la profondeur de son contenu, la formule qui accroche  – la punchline ! – à la vérité du propos.

Plus proche de nous, Henri Bergson a forgé une expression pour désigner l’individu adepte de ce genre de discours, c’est l’homo loquax qu’il présente ainsi :

« Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses. Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai.»[1]

Ces discoureurs qui se paient de mots et brassent du vide, en usant d’une langue de bois adaptable à toutes les situations peuvent être heureusement identifiés et épinglés. L’humoriste Raymond Devos dans un sketch datant de 1979 s’amuse ainsi à imiter l’allocution politique d’un tel homo loquax :

https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk, de 1mn43 et 2mn 32.

  • La fonction socialisante du langage

Ajoutons que certaines discussions socialement importantes, on le sait, manquent cruellement de contenu : il s’agit d’échanger quelques mots aimables et polis avec des voisins, des personnes dans la rue ou des collègues. On parle de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps – et ce n’est pas inutile, encore moins stupide. On parle alors certes pour ne rien dire de bien profond mais on ne parle pas pour ne rien faire. Dans la conversation ordinaire en effet, on prend contact, on fait connaissance, on s’apprivoise, on devient plus familier : on maîtrise mieux notre entourage : c’est rassurant et humain. « Conversation signifie conservation » remarquait Bergson, en jouant sur les mots. Quelqu’un avec qui on échange quelques paroles banales, n’est plus cet inconnu chez qui reste toujours une part de dangereux mystère. Les individus peu loquaces ou ceux qui ne causent à personne et ne disent même pas « bonjour ! » sont mal vus.  Ils suscitent la méfiance, font l’objet de médisance, nourrissent bien des spéculations. Ils ne bénéficient guère de la solidarité du groupe en cas de difficultés car on estime, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas fait l’effort de dire ces quelques mots qui sont les « Sésame ouvre-toi ! » de la sociabilité minimale.  

Il est donc important de prendre le temps d’établir le contact avec les autres. Les linguistiques placent tous ces discours pauvres en contenu mais indispensables aux bonnes relations sociales dans la fonction phatique du langage. Il existe en effet des expressions qui n’ont pas de sens en elles-mêmes dont la fonction est de créer l’espace d’un échange futur de paroles. Ainsi en est-il des questions comme « ça va ? » ou la formule introductive de nos conversations téléphoniques « Allo ? » Nous ne parlons pas alors vraiment pour dire quelque chose mais plutôt pour nous assurer qu’il y a bien un interlocuteur qui va nous écouter. Dans bien des cas, on constate amèrement qu’un tel interlocuteur manque à l’appel : voix de répondeur automatique 

  • Une pollution communicationnelle : intox et publicité.

Nos téléphones, censés être des instruments de communication, nous font vivre ainsi quelques cuisantes déconvenues. Une modernisation des administrations à marche forcée plus soucieuse des économies budgétaires que de la qualité du service rendu aux citoyens explique cela en partie. La multiplication indécente des démarchages publicitaires, qu’aucune législation n’a permis de contenir depuis que la téléphonie a été privatisée, a transformé aussi nos téléphones, quand ils sonnent sans arrêt, en repoussoirs ou en nuisances sonores. Lorsqu’on prend un appel, on pense accueillir dans l’intimité de son foyer la réconfortante parole d’un proche, d’un parent ou d’un ami, la déception est grande quand on subit les salamalecs et boniments d’un employé exploité d’une plateforme commerciale. Dans certains quartiers de nos cités envahis de panneaux publicitaires comme à l’intérieur de nos maisons, le discours de la consommation et la pollution communicationnelle se font intrusifs. Dans cette sollicitation intempestive de notre attention - vrai problème de société - reste-t-il beaucoup de place pour une vraie intimité ? Pour ces discours désintéressés  qui nous nourrissent davantage ?  

Erico, un poète slameur du Havre, exprime bien l’exacerbation que fait naître ce déferlement d’intox dans la téléphonie mais aussi sur tous les écrans qui captent nos regards. Ecoutons-le déclamer son poème « Stop à l’intox » !  

« Cette avalanche d’infos

qui nous arrive plein pot

et qui nous tombe dessus

par des télévisions qui happent

et que nous lâchent pas la grappe :

on a pas le dessus …

 

Les quantités de journaux, de revues

et tout ce qu’on vient mettre

dans notre boîte aux lettres

pour nous dire : « t’as vu ?

ce qu’on vend-là, dépêche-toi

y’en a bientôt plus … »

 

Les mails sur internet qu’on nous déverse

quitte à tomber à la renverse

Et tous ces appels téléphoniques

qui prospectent

de façon ironique :

je trouve ça infect …

 

Et les spams, les SMS

qu’on nous balance

et nous déverse

  • A toute vitesse –

pour qu’on dépense

      et qu’on se presse

      à toutes les caisses.

 

Et puis les pubs qui envahissent nos têtes

sur tous les prospectus

plus ou moins malhonnêtes ,

tout ça nous pompe et nous suce en fait :

presque jusqu’à la moëlle ! ….

Et ça sent le gasoil ! …

 

Alors, je ne dis pas : « marche arrière

Mais devant ce flot continuel,

J’édifie quelques barrières

pour ne garder que l’essentiel …

et par périodes même contre ce flux d’infos intox

qui m’choppent : je dis carrément : Stop ! »

Eric Levéel, La vie qui me va, éd. Edilivre, 2018.

  1. A qui parle-ton vraiment ?

Alors avec qui parle-t-on vraiment ? Quand on nous laisse tranquille, c’est avec ceux dont on sait qu’ils nous écoutent et nous répondent, sans chercher à nous vendre quoi que ce soit. Toutefois même dans ces conditions, il y a parfois des blocages, des inhibitions et des malentendus. Cela tient sans doute en partie à notre manière de nous adresser aux autres.

  • Déplacement et mauvaise adresse

Le philosophe Nietzsche portait grande attention à la question : « Qui parle ? » L’identification du locuteur lui semble centrale pour comprendre ce qui se dit. Les psychanalystes ont, quant à eux, estimé qu’il est souvent utile de se demander : « à qui nous adresse-t-on vraiment quand on prend la parole ? » Ce que nous disons parle autant de nous que de la personne à laquelle nous destinons notre discours qui peut être, en effet, une déclaration d’amour, une prière ou un reproche. Notre message peut être explicite. Il peut être aussi crypté. Car ce qui se dit quand on parle peut être inconsciemment adressé à un autre destinataire. Dans la colère par exemple, la foudre des reproches tombe parfois sur un autre que le coupable supposé. Ce changement de cible qu’on juge habituellement « déplacé » quand on en est la victime, explique que nous puissions avoir le mauvais rôle de l’exutoire ou du paratonnerre. Les psychanalystes nomment « déplacement » cette manière d’adresser un discours avec sa charge affective à quelqu’un à qui il n’est pas destiné.

Il y a une autre façon pour la parole de ne pas atteindre directement son destinataire. C’est lorsque ce dernier ne peut recevoir ce qui lui est dit. Le discours amoureux, par exemple, peut échouer et être d’une triste inefficacité quand il n’est pas accueilli par la personne aimée. L’amoureux dépité éprouve alors le sentiment d’une impuissance du langage, comme si  les mots flamboyants devenaient subitement ternes. Absence de feed back.

  • Sublimation et paroles : la littérature

Il arrive toutefois que ces mots qui prennent forme sans arriver à leur but continuent de faire sens, et fassent même parfois œuvre.  Nos discours peuvent aller au-delà du dessein qui les a fait naître et s’adresser à d’autres qu’à la personne qui les a inspirés. Ces discours ne se perdent pas dans le silence mais, par sublimation - cette autre opération dont parle Freud qui consiste à détourner une pulsion de sa destination de jouissance première pour l’investir dans une autre activité – ils finissent par parler à d’autres destinataires. Bien des œuvres littéraires cachent ainsi des déclarations d’amour qui ne sont jamais arrivées à destination. « Savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime » déclarait ainsi Roland Barthes, l’auteur du très émouvant Fragments du discours amoureux. Et l’écrivain Jules Roy a publié dans sa vieillesse un roman intitulé : Un après-guerre amoureux. Cette fiction s’est inspirée des lettres qu’il a envoyées inlassablement, pendant des années, toujours plein d’espoir, à une femme qui lui a préféré Albert Camus puis un riche américain et ne lui a jamais répondu.

  • Dialogue et théorie de la réception

Le lecteur serait ainsi parfois une sorte de destinataire par effraction. Celui qui prend la plume et laisse ses écrits vivre leur vie, notamment dans la réception du public, accepte que sa parole change de sens et soit saisie par de parfaits inconnus, parfois des siècles même après qu’il ait écrit. Ainsi, bien que nous ayons parfois du mal à parler avec nos contemporains, nous pouvons encore dialoguer avec ces écrivains morts depuis longtemps.

Conclusion

A côté de tous les obstacles qui se dressent dans nos échanges avec les autres, la psychanalyse et la littérature ouvrent donc un espace de paroles et de dialogue qui montre que nous ne manquons pas de ressources pour formuler ce qui tente parfois si difficilement de se frayer un chemin dans nos conversations habituelles et nos demandes d’amour. 

Références philosophiques et littéraires

Roland Barthes : Fragments du discours amoureux

Henri Bergson : La pensée et le mouvant

Sigmund Freud : Introduction à la psychanalyse

Eric Levéel : La vie qui me va

Friedrich Nietzsche : Par-delà bien et mal

Jules Roy : Un après-guerre amoureux

Références musicales et audiophoniques 

  • Dalida et Alain Delon chantant en duo « Les paroles »
  • Raymond Devos et son sketch intitulé : « Parler pour ne rien dire »
  • Erico (Eric Levéel) déclamant son slam : « Stop à l’intox ! »
  • Une voix de répondeur téléphonique

[1] Dans le chapitre intitulé : « La position des problèmes.» in La pensée et le mouvant.