L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : Avec qui parle-t'on vraiment ?

Avec qui parle-t'on vraiment ?

L’instant philo.           Avec qui parle-t-on vraiment ?          Texte de l’émission du 18/04/2021

Introduction

Discussions et échanges ont beau être au rendez-vous dans une journée, à la fin il est fréquent que le sentiment de n’avoir vraiment parlé qu’à bien peu de monde - voire même à personne, soit bien présent. Force est de constater qu’avoir un vrai dialogue où sont échangées des choses importantes grâce à une écoute réciproque de qualité n’est pas si courant. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi avons-nous trop souvent l’impression qu’en dépit des nombreuses paroles qui ont été prononcées, bien peu de choses, en vérité, se sont dites ?  

  1. Parler pour ne rien dire ?
  • Vacuité du propos et sophistique

Plusieurs explications peuvent être avancées. Il y a tout d’abord des conversations superficielles. Ce sont des bavardages peu consistants dans lesquels on peut se complaire, bien qu’ils ne disent rien du réel.

Il existe aussi une rhétorique dont la force persuasive est, aux yeux de certains, un instrument de pouvoir. Dans l’antiquité grecque, les sophistes faisaient ainsi profession d’apprendre à parler de tout et à devenir capable de prendre l’ascendant sur les autres. Les philosophes ont toujours bataillé contre ces communicants sans vergogne qui privilégient la forme séduisante du discours à la profondeur de son contenu, la formule qui accroche  – la punchline ! – à la vérité du propos.

Plus proche de nous, Henri Bergson a forgé une expression pour désigner l’individu adepte de ce genre de discours, c’est l’homo loquax qu’il présente ainsi :

« Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses. Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai.»[1]

Ces discoureurs qui se paient de mots et brassent du vide, en usant d’une langue de bois adaptable à toutes les situations peuvent être heureusement identifiés et épinglés. L’humoriste Raymond Devos dans un sketch datant de 1979 s’amuse ainsi à imiter l’allocution politique d’un tel homo loquax :

https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk, de 1mn43 et 2mn 32.

  • La fonction socialisante du langage

Ajoutons que certaines discussions socialement importantes, on le sait, manquent cruellement de contenu : il s’agit d’échanger quelques mots aimables et polis avec des voisins, des personnes dans la rue ou des collègues. On parle de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps – et ce n’est pas inutile, encore moins stupide. On parle alors certes pour ne rien dire de bien profond mais on ne parle pas pour ne rien faire. Dans la conversation ordinaire en effet, on prend contact, on fait connaissance, on s’apprivoise, on devient plus familier : on maîtrise mieux notre entourage : c’est rassurant et humain. « Conversation signifie conservation » remarquait Bergson, en jouant sur les mots. Quelqu’un avec qui on échange quelques paroles banales, n’est plus cet inconnu chez qui reste toujours une part de dangereux mystère. Les individus peu loquaces ou ceux qui ne causent à personne et ne disent même pas « bonjour ! » sont mal vus.  Ils suscitent la méfiance, font l’objet de médisance, nourrissent bien des spéculations. Ils ne bénéficient guère de la solidarité du groupe en cas de difficultés car on estime, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas fait l’effort de dire ces quelques mots qui sont les « Sésame ouvre-toi ! » de la sociabilité minimale.  

Il est donc important de prendre le temps d’établir le contact avec les autres. Les linguistiques placent tous ces discours pauvres en contenu mais indispensables aux bonnes relations sociales dans la fonction phatique du langage. Il existe en effet des expressions qui n’ont pas de sens en elles-mêmes dont la fonction est de créer l’espace d’un échange futur de paroles. Ainsi en est-il des questions comme « ça va ? » ou la formule introductive de nos conversations téléphoniques « Allo ? » Nous ne parlons pas alors vraiment pour dire quelque chose mais plutôt pour nous assurer qu’il y a bien un interlocuteur qui va nous écouter. Dans bien des cas, on constate amèrement qu’un tel interlocuteur manque à l’appel : voix de répondeur automatique 

  • Une pollution communicationnelle : intox et publicité.

Nos téléphones, censés être des instruments de communication, nous font vivre ainsi quelques cuisantes déconvenues. Une modernisation des administrations à marche forcée plus soucieuse des économies budgétaires que de la qualité du service rendu aux citoyens explique cela en partie. La multiplication indécente des démarchages publicitaires, qu’aucune législation n’a permis de contenir depuis que la téléphonie a été privatisée, a transformé aussi nos téléphones, quand ils sonnent sans arrêt, en repoussoirs ou en nuisances sonores. Lorsqu’on prend un appel, on pense accueillir dans l’intimité de son foyer la réconfortante parole d’un proche, d’un parent ou d’un ami, la déception est grande quand on subit les salamalecs et boniments d’un employé exploité d’une plateforme commerciale. Dans certains quartiers de nos cités envahis de panneaux publicitaires comme à l’intérieur de nos maisons, le discours de la consommation et la pollution communicationnelle se font intrusifs. Dans cette sollicitation intempestive de notre attention - vrai problème de société - reste-t-il beaucoup de place pour une vraie intimité ? Pour ces discours désintéressés  qui nous nourrissent davantage ?  

Erico, un poète slameur du Havre, exprime bien l’exacerbation que fait naître ce déferlement d’intox dans la téléphonie mais aussi sur tous les écrans qui captent nos regards. Ecoutons-le déclamer son poème « Stop à l’intox » !  

« Cette avalanche d’infos

qui nous arrive plein pot

et qui nous tombe dessus

par des télévisions qui happent

et que nous lâchent pas la grappe :

on a pas le dessus …

 

Les quantités de journaux, de revues

et tout ce qu’on vient mettre

dans notre boîte aux lettres

pour nous dire : « t’as vu ?

ce qu’on vend-là, dépêche-toi

y’en a bientôt plus … »

 

Les mails sur internet qu’on nous déverse

quitte à tomber à la renverse

Et tous ces appels téléphoniques

qui prospectent

de façon ironique :

je trouve ça infect …

 

Et les spams, les SMS

qu’on nous balance

et nous déverse

  • A toute vitesse –

pour qu’on dépense

      et qu’on se presse

      à toutes les caisses.

 

Et puis les pubs qui envahissent nos têtes

sur tous les prospectus

plus ou moins malhonnêtes ,

tout ça nous pompe et nous suce en fait :

presque jusqu’à la moëlle ! ….

Et ça sent le gasoil ! …

 

Alors, je ne dis pas : « marche arrière

Mais devant ce flot continuel,

J’édifie quelques barrières

pour ne garder que l’essentiel …

et par périodes même contre ce flux d’infos intox

qui m’choppent : je dis carrément : Stop ! »

Eric Levéel, La vie qui me va, éd. Edilivre, 2018.

  1. A qui parle-ton vraiment ?

Alors avec qui parle-t-on vraiment ? Quand on nous laisse tranquille, c’est avec ceux dont on sait qu’ils nous écoutent et nous répondent, sans chercher à nous vendre quoi que ce soit. Toutefois même dans ces conditions, il y a parfois des blocages, des inhibitions et des malentendus. Cela tient sans doute en partie à notre manière de nous adresser aux autres.

  • Déplacement et mauvaise adresse

Le philosophe Nietzsche portait grande attention à la question : « Qui parle ? » L’identification du locuteur lui semble centrale pour comprendre ce qui se dit. Les psychanalystes ont, quant à eux, estimé qu’il est souvent utile de se demander : « à qui nous adresse-t-on vraiment quand on prend la parole ? » Ce que nous disons parle autant de nous que de la personne à laquelle nous destinons notre discours qui peut être, en effet, une déclaration d’amour, une prière ou un reproche. Notre message peut être explicite. Il peut être aussi crypté. Car ce qui se dit quand on parle peut être inconsciemment adressé à un autre destinataire. Dans la colère par exemple, la foudre des reproches tombe parfois sur un autre que le coupable supposé. Ce changement de cible qu’on juge habituellement « déplacé » quand on en est la victime, explique que nous puissions avoir le mauvais rôle de l’exutoire ou du paratonnerre. Les psychanalystes nomment « déplacement » cette manière d’adresser un discours avec sa charge affective à quelqu’un à qui il n’est pas destiné.

Il y a une autre façon pour la parole de ne pas atteindre directement son destinataire. C’est lorsque ce dernier ne peut recevoir ce qui lui est dit. Le discours amoureux, par exemple, peut échouer et être d’une triste inefficacité quand il n’est pas accueilli par la personne aimée. L’amoureux dépité éprouve alors le sentiment d’une impuissance du langage, comme si  les mots flamboyants devenaient subitement ternes. Absence de feed back.

  • Sublimation et paroles : la littérature

Il arrive toutefois que ces mots qui prennent forme sans arriver à leur but continuent de faire sens, et fassent même parfois œuvre.  Nos discours peuvent aller au-delà du dessein qui les a fait naître et s’adresser à d’autres qu’à la personne qui les a inspirés. Ces discours ne se perdent pas dans le silence mais, par sublimation - cette autre opération dont parle Freud qui consiste à détourner une pulsion de sa destination de jouissance première pour l’investir dans une autre activité – ils finissent par parler à d’autres destinataires. Bien des œuvres littéraires cachent ainsi des déclarations d’amour qui ne sont jamais arrivées à destination. « Savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime » déclarait ainsi Roland Barthes, l’auteur du très émouvant Fragments du discours amoureux. Et l’écrivain Jules Roy a publié dans sa vieillesse un roman intitulé : Un après-guerre amoureux. Cette fiction s’est inspirée des lettres qu’il a envoyées inlassablement, pendant des années, toujours plein d’espoir, à une femme qui lui a préféré Albert Camus puis un riche américain et ne lui a jamais répondu.

  • Dialogue et théorie de la réception

Le lecteur serait ainsi parfois une sorte de destinataire par effraction. Celui qui prend la plume et laisse ses écrits vivre leur vie, notamment dans la réception du public, accepte que sa parole change de sens et soit saisie par de parfaits inconnus, parfois des siècles même après qu’il ait écrit. Ainsi, bien que nous ayons parfois du mal à parler avec nos contemporains, nous pouvons encore dialoguer avec ces écrivains morts depuis longtemps.

Conclusion

A côté de tous les obstacles qui se dressent dans nos échanges avec les autres, la psychanalyse et la littérature ouvrent donc un espace de paroles et de dialogue qui montre que nous ne manquons pas de ressources pour formuler ce qui tente parfois si difficilement de se frayer un chemin dans nos conversations habituelles et nos demandes d’amour. 

Références philosophiques et littéraires

Roland Barthes : Fragments du discours amoureux

Henri Bergson : La pensée et le mouvant

Sigmund Freud : Introduction à la psychanalyse

Eric Levéel : La vie qui me va

Friedrich Nietzsche : Par-delà bien et mal

Jules Roy : Un après-guerre amoureux

Références musicales et audiophoniques 

  • Dalida et Alain Delon chantant en duo « Les paroles »
  • Raymond Devos et son sketch intitulé : « Parler pour ne rien dire »
  • Erico (Eric Levéel) déclamant son slam : « Stop à l’intox ! »
  • Une voix de répondeur téléphonique

[1] Dans le chapitre intitulé : « La position des problèmes.» in La pensée et le mouvant.

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L'Instant Philo : La prise de conscience

La prise de conscience

L’instant philo.                                       Emission du dimanche 21 février 2021

                                        La prise de conscience

Le succès un peu inattendu de la série d’Arte « En thérapie » dont l’essentiel se passe dans un cabinet de psychanalyste montre l’intérêt que nous portons actuellement aux exercices d’introspection. Selon Freud, la méthode d’association libre des idées permet l’analyse des aspects inconscients de notre subjectivité. Cette prise de conscience nous ouvre de nouvelles marges de manœuvre et nous fait mieux comprendre les désirs qui nous structurent en profondeur. Mieux connaître de façon sensible, les ressorts parfois cachés de notre personnalité permet d’agir, notamment dans nos relations avec les autres de façon plus éclairée. On peut éviter de la sorte scénario répétitifs et blocages. La prise de conscience nous libère ainsi de l’emprise de l’inconscient.  

Bonne nouvelle sans doute que cet engouement pour une œuvre de fiction qui met en avant un travail de retour sur soi, sans en dissimuler les difficultés et les ratés ! L’agitation parfois superficielle du consumérisme et le miroir aux alouettes de la société de spectacle nous détournent souvent de ce qui se passe en nous. Et notre conscience peut sortir d’elle-même sans pour autant devenir plus lucide sur le monde qui l’entoure, se tenant ainsi comme en suspens loin de tout, avec en plus parfois, l’illusion d’être dans la normalité. La prise de conscience ne devient-elle pas dans ces conditions indispensable pour appréhender réalité extérieure et intériorité sur quoi notre perception habituelle des choses nous renseigne souvent si mal ? 

  1. L’inconscient dans tous ses états.

Selon Aristote, pour comprendre le bien, il faut saisir ce qu’est le mal. Pour bien cerner la vérité, il est important de méditer sur son antonyme : l’erreur. Ainsi pour prendre toute la mesure de la question : « qu’est-ce qu’être vraiment conscient ? », il faut se demander : « qu’est-ce qu’être inconscient ? »

Quand on dit d’une personne qu’elle est inconsciente, cela peut signifier trois choses différentes. Nous avons déjà évoqué le sens psychanalytique Mais être dans un sommeil profond ou encore dans le coma, c’est aussi « être inconscient ». S’évanouir, c’est faire l’expérience d’un écran qui s’éteint subitement ; mieux c’est ne plus rien percevoir. Mais avec le monde extérieur qui s’éclipse, nous aussi, nous disparaissons. Tout s’arrête. Ceux devant lesquels nous nous sommes pâmés, ont devant eux un corps inerte et déserté par la personne qui y loge ordinairement.  La perte de conscience est un état finalement qui ressemble à la mort qui pour cela fascine, inquiète et effraie.  Quand ensuite on sort du coma, on constate que la réalité qui nous entoure reprend ses formes progressivement. On retrouve, mieux, on reconstitue le monde.  Pour autant, être éveillé ne signifie pas encore être parfaitement conscient. Nous pouvons être détournés en partie de ce qui nous entoure par des pensées qui nous renferment en nous-même. Le malheur trop souvent retire le goût d’observer le chatoiement du réel là où le bonheur pousse à découvrir et à embrasser le monde. « Le monde d’un homme heureux est un autre monde que celui du malheureux[i] » notait le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein.

Art et élargissement de la conscience selon Bergson

Même sans être spécialement distrait par les soucis ou par quelque tendance à la rêverie, notre perception opère plus ou moins une sélection dans ce qui se présente à elle en fonction des impératifs de l’action. Henri Bergson déclare ainsi dans son essai sur Le rire : « Vivre, consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. [ii]»

L’efficacité de notre action et de notre insertion dans le réel serait donc à ce prix : tout ce qui n’y contribue pas, est neutralisé, du moins placé au second plan. Notre vision du monde serait donc comparable à ce que laisse apparaître un projecteur qui n’illumine que ce qui intéresse notre action, en laissant tout le reste dans l’obscurité. Notre conscience ordinaire marcherait finalement toujours avec son double, l’inconscient qui la suit comme son ombre.  Toutefois, un élargissement de la perception, estime Bergson, est possible : « de loin en loin – écrit-il - par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. » De qui parle-t-il ? Des artistes grâce auxquels selon lui nous pouvons acquérir une conscience plus vaste du réel. Il déclare ainsi :           

« À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. »[iii]

Ainsi, les artistes sont ceux qui nous permettent une prise de conscience plus complète de la réalité et nous fait sortir du microcosme dans lequel nous confinent trop souvent le train ordinaire de nos activités et obligations.

  1. Conscience, inconscience au sens moral et politique

Lorsque nous n’apercevons le réel que par le petit trou de serrure de nos préoccupations quotidiennes, nous vivons dans un monde bien pauvre en comparaison de ce qui nous entoure et de ce que notre subjectivité est capable d’accueillir et de produire. Le bénéfice principal de cet intensification de la conscience par l’art et la culture est de pouvoir nous échapper d’une existence étriquée dont nous ne sommes jamais fiers, ni contents. Car une telle manière de vivre et peut produire médiocrité, bassesse et même immoralité.                                     

En effet, être inconscient au sens moral, c’est aussi être scandaleusement irréfléchi et irresponsable. La responsabilité est d’une façon générale, la capacité de répondre de ses actions et, tout particulièrement, de leurs conséquences prévisibles. Dans un sens mélioratif, elle est le fait d’assumer d’autant mieux ce que l’on a fait que cela a été fait de façon réfléchie et pesée. Responsabiliser une personne, c’est lui faire prendre conscience des effets nuisibles et de la gravité de ce qu’elle a fait. Cet éveil de la conscience ne passe pas par le travail analytique, ni par la médiation des œuvres d’art mais par le sentiment de culpabilité et les remords. Le sens moral est, en effet, parfois si mal aguerri qu’il a besoin de se nourrir d’émotion et de réflexion pour arriver à une prise de conscience salutaire. Travail important car la personne pleinement consciente de ses responsabilités est en morale comparable à ce que l’artiste est face au monde : un individu révélateur de potentialités humaines et créateur de relations plus riches.

            Bergson, dès les années trente, a compris que le développement technologique nous a dotés d’une puissance disproportionnée au regard de notre capacité d’en faire bon usage. Il appelait de ses voeux « un supplément d’âme »[iv], pensant que la mystique pourrait relever le défi lancé par la technique à l’humanité. Ce défi prend maintenant la figure d’une crise écologique majeure. Et c’est à la politique éclairée par une expertise scientifique et soucieuse d’un bien commun qui ne peut se limiter dorénavant ni aux frontières d’un pays, ni au court terme du profit des actionnaires, de proposer une vision d’avenir à la hauteur des enjeux actuels. Rien de plus inconscient que le rejet de la rationalité scientifique, que l’aveuglement face aux problèmes qui sont devant nous et qu’un retour au repli sur soi en temps de mondialisation. Si les conditions sont réunies, une vraie prise de conscience pourrait devenir une véritable reprise de confiance en l’avenir de l’humanité.

Mais il faudra que les politiques qui viennent soient comme les artistes décrits par Bergson : des êtres capables grâce à leur vision ainsi qu’à leur capacité d’anticipation, d’entrainer un profond changement du regard que nous portons sur l’organisation de notre monde. Notre perception des choses est, en effet, sûrement trop exclusivement centrée sur les activités et affaires humaines. Une prise de conscience qui élargirait nos perspectives et mettrait en lumière notre condition de terriens dont la responsabilité est de travailler à une coexistence intelligente avec les autres vivants, constituerait assurément une étape cruciale.

 

Tous les titres musicaux utilisés dans cette émission proviennent de l’album : The ideal Crash (1999) du groupe belge Deus

[i] Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus

[ii] Henri Bergson : Le rire

[iii] Henri Bergson : La pensée et le mouvant

[iv] Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion.

 

 

 

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L'Instant Philo : Mensonges et sincérité

Mensonges et sincérité

Mensonge et sincérité                                                                                                   L’instant philo                                                                     Emission du 13/12/2020

  1. Une confusion fréquente.

Quel est le contraire du mensonge ? La vérité ! Telle est la réponse spontanée qu’on obtient le plus souvent lorsqu’on pose la question.   

Pourtant, le dictionnaire nous indique clairement qu’il n’en est rien. Le terme opposé au mensonge est en effet la sincérité ou encore la franchise. La vérité se définit habituellement par l’accord de la pensée avec le réel. En clair, je suis dans le vrai lorsque ma représentation des choses correspond à ce qui existe. La sincérité elle, est un accord de notre discours avec notre pensée. On est franc quand on dit ce qu’on pense. Toutefois quand on dit ce qu’on pense, on peut être dans l’erreur qui est le contraire du vrai. Et si on est pris en flagrant délit de propagation involontaire de quelque chose de faux, on peut préciser qu’on ne cherchait pas à tromper les autres mais simplement qu’on se trompait. On était dans l’ignorance et non dans le désir de manipuler. On le voit : une chose est donc la sincérité, autre chose la vérité. Une chose est le mensonge, autre chose l’erreur. Vérité et erreur désignent la qualité d’un discours qui porte sur la connaissance du réel et relèvent d’un jugement scientifique. Mensonge et sincérité appellent plutôt un jugement moral. On condamne la tromperie et on fait l’éloge de la franchise. Nous avons donc affaire à deux couples de notions qui décrivent des réalités de nature différente. Cette confusion qui nous conduit à considérer la vérité comme l’opposé du mensonge semble donc clairement sans aucun fondement.

Pourtant, cette confusion est si courante qu’il y a de quoi s’interroger. D’autant que le langage ordinaire persiste et signe dans le brouillage des frontières. Le contraire de la vérité est en effet la fausseté mais cette dernière, comme on le sait, désigne autant le caractère de ce qui est erroné qu’une attitude hypocrite et manipulatrice qui manifeste bien une absence de sincérité. Quelqu’un à qui on ne fait pas confiance, on dit bien de lui qu’il est « faux »  Cette confusion persistante peut-elle nous apprendre quelque chose ? C’est ce que nous aimerions examiner. N’aurait-il pas, en effet, parfois quelque chose de faux dans la sincérité ? Et inversement, n’y aurait-il, dans certains cas, une profondeur et vraie humanité dans le mensonge ?

  1. L’ambivalence du mensonge et de la sincérité.

La morale commune considère habituellement que la sincérité est une qualité et le mensonge un défaut tout à fait détestable. Il y a de très bonnes raisons à cela. Encore faut-il faire bien attention à ce qu’une conception erronée de la franchise ne conduise pas à des discours irréfléchis. Etre sincère, c’est dire ce que l’on pense certes mais comme le soulignait Montaigne[i], en son temps : «  Il ne faut pas tout dire, car ce serait sottise. » On connaît tous des personnes qui disent tout ce qui leur passe en tête et c’est souvent pénible, parfois blessant, toujours un peu ridicule. La logorrhée, l’absence de retenue et de pudeur, voire une  agressivité du propos mal contrôlée montrent que la sincérité pour rester une qualité demande à être limitée et réfléchie. Elle ne consiste pas à dire tout ce que l’on pense mais plutôt à penser vraiment tout ce que l’on dit. Si on constate parfois avec honte que nos paroles ont dépassé notre pensée, c’est que la vraie sincérité ne doit pas être confondue avec ces discours que nos passions en général et, une spontanéité mal inspirée, en particulier, nous font tenir de façon dommageable.

Montaigne ajoutait : «  Il ne faut pas dire tout ce que l’on pense car ce serait sottise : mais ce que l’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » L’absence de sincérité est donc pour lui condamnable. Le philosophe Emmanuel Kant va également dans ce sens : «  La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même comme être moral (…) est le contraire de la véracité : le mensonge. [ii]» affirme-t-il. « Tu ne mentiras point ! » est présenté comme un impératif absolu. Un devoir moral inconditionnel. Cette position intransigeante ne manque pas de panache. Elle est d’ailleurs partagée par beaucoup. Cependant une telle posture morale pose problème. Dans certaines situations, il est préférable de mentir plutôt que de dire la vérité. Quand un individu poursuivi par des forces de l’ordre mal intentionnées dans une dictature impitoyable, se réfugie dans votre maison, faut-il avouer aux poursuivants par souci d’être sincère, qu’il s’est caché chez vous ? Kant estime c’est un devoir absolu en toute circonstance d’éviter le mensonge. Si on ne veut pas dénoncer la personne qui fuit les persécutions, il suffirait, estime-t-il, de refuser de répondre. On se doute bien que cette attitude silencieuse n’est pas protectrice car elle revient à signaler indirectement la présence du fuyard. Le mensonge semble alors la solution la plus acceptable moralement. La sincérité ne peut ainsi être un devoir absolu dans un monde où le mal et la violence sont bien présents. Il arrive en effet que deux impératifs moraux rentrent en conflit. C’est bien le cas dans la situation que nous venons de décrire. Et il faut savoir alors relativiser la valeur de la sincérité, faire passer avant elle le devoir supérieur de protéger une vie humaine et refuser ainsi d’être complice d’une persécution injuste. La sagesse pratique à laquelle il semble indispensable de faire appel ici consiste à éviter le pire et à faire au mieux. Elle s’oppose à l’intransigeance de la morale du devoir absolu qui croit que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Faire de ses principes moraux l’alpha et l’oméga de l’éthique sans tenir compte des situations concrètes parfois dramatiques qui se présentent à nous est même immoral. Vladimir Jankélévitch à la lumière des tragédies du XXème siècle, prend clairement partie sur cette question. Il déclare ainsi : «  Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vérité criminelle de la délation. Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité.[iii] »  

Valoriser la franchise et se méfier des menteurs n’exclut pas qu’il arrive, on vient de le voir, dans certains cas que la sincérité soit criminelle et le mensonge salutaire. Pour corriger alors ce qu’il peut y avoir de faux dans la franchise et faire apparaître ce qu’il y a de vrai humainement dans le mensonge, nous avons le remède d’une sensibilité morale avec, par exemple, ces scrupules[iv] qui nous avertissent de la complexité des situations et savent nous détourner des positions de principe qui sont souvent aveugles au tragique de l’existence.

  1. Au-delà de la sincérité et du mensonge : la lucidité et l’inconscient ?

Sincérité et mensonge, ont un rôle à tenir aussi dans la conscience de soi. On croît parfois que l’expression sincère de nos pensées permet d’accéder immédiatement à notre vérité personnelle. On fait de la spontanéité et de la franchise les moyens d’être authentiquement soi-même.  Se réaliser consisterait à suivre les indications qu’on peut tirer des états d’âme et pensées auxquelles notre conscience nous donne accès de façon privilégiée.

A vrai dire, force est de constater que la lucidité implique un travail sur soi qui la distingue de la simple sincérité. La sincérité dont on attend parfois qu’elle soit éclairante peut être finalement trompeuse. On constate, en effet, qu’on peut se raconter des histoires, se cacher des vérités et même se mentir à soi-même. C’est le cas dans la mauvaise foi. Mais aussi dans certaines formes de déni qui apparaissent quand quelque chose nous semblent insupportable ou encore incompatible avec l’idée qu’on se fait de soi-même et des relations que nous avons aux autres et, de façon générale ou encore avec la conception de ce qu’une personne humaine devrait être. Si la lucidité nous paraît si précieuse, c’est qu’elle réside dans le courage de voir les choses telles qu’elles sont. La sincérité ne permet pas toujours d’y arriver. La lucidité cherche ainsi à unir sincérité et vérité : elle est la force morale qui cherche à nous éclairer sur la réalité humaine et à dissiper tout cet imaginaire dans lequel nous nous complaisons, même quand cela est difficile.

Parmi les obstacles qui font parfois de la sincérité une ennemie de nos aspirations les plus profondes, il y a le fait aussi qu’une bonne partie de nos pensées nous échappent. Tout un versant de notre personnalité qui s’est construite pendant notre enfance où nous avons intériorisé un certain nombre de scénarios, de représentations et de sentiments, nous reste inconnue. C’est ce que Freud appelle l’inconscient. Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux que la sincérité qui s’appuie en toute confiance sur les informations incomplètes de la conscience, puisse être fallacieuse. On constate parfois, non sans regret, que certaines décisions prises en toute spontanéité ne correspondent finalement pas du tout à ce que nous désirons vraiment. Nous jouons parfois sur la grande scène du monde, sans nous en apercevoir, des personnages bien éloignés de notre vraie personnalité.

Seule la lucidité rend possible l’accès à une plus grande authenticité où l’on tente de ne plus se raconter d’histoire. Mais cela suppose efforts, retour sur soi, mise à distance de ces affects et de certaines représentations, patience et courage. Enfin, considération qui a toute son importance, ce serait se mentir que de croire qu’il existe une vérité personnelle posée une fois pour toute. Aussi quand on a le sentiment de s’être enfin trouvé, mieux vaut continuer à avancer et à chercher, si on ne désire pas se perdre.

Didier Guilliomet

Références musicales

Capitol K :  Pillow, City, God Ohm, morceaux tirés de l’Album : Island row (2005)

 

[i] Montaigne : Essais

[ii] Kant : La métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu.

[iii] Vladimir Jankélévitch : Traité des vertus. La sincérité.

[iv] Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Eric Douchin : Scrupules et conscience morale. Ed. de L’harmattan, 1995.

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L'Instant Philo : L'imprévisible

L'imprévisible

Texte de l'émission : 

L’imprévisible               « L’instant Philo »                  Emission du dimanche 24 janvier 2021

S’il y a quelques temps on nous avait annoncé qu’une épidémie mondiale changerait profondément les habitudes de tous les hommes sur terre, imposant un peu partout des confinements stricts, des couvre-feux et ralentissant l’ensemble des activités, nous aurions considéré qu’une telle affirmation relevait davantage d’un bon scénario de science-fiction ou d’anticipation – digne de la série Black Mirror – qu’à une prévision sérieuse de l’avenir proche. Mais l’improbable est devenu réel. L’histoire est pleine de ces coups de théâtre que personne n’avait vu arriver et qui changent durablement la donne. L’imprévisible laisse partout son empreinte sur les événements humains. Jusque dans nos existences individuelles, le hasard d’une bifurcation fait parfois tout changer, pour le meilleur comme pour le pire. L’imprévisible peut en effet constituer une véritable aubaine. Il est clair qu’une existence où tout serait prévu d’avance et sous contrôle aurait de quoi susciter l’ennui, voire même un certain effroi. Reste qu’en ce moment, l’imprévisibilité se fait oppressante : avec les incertitudes liées à l’épidémie, combien de projets restent lettre morte ? Comment planifier même dans un avenir proche ce que nous envisagions auparavant avec l’insouciance de ceux qui avaient pris l’habitude de compter sur la stabilité des choses ? Trop d’imprévu condamne à une certaine impuissance et nous arrime à un présent sans grande perspective de réjouissances. Sommes-nous donc condamnés à voir apparaître une bonne partie des événements dans nos existences comme des silhouettes étranges et fantomatiques qui surgissent de la brume sans qu’aucun indice, ni signe ne les aient annoncé? Une chose est certaine : ouvrir quelques pistes de réflexion sur cet imprévisible qui occupe actuellement une plus si grande place dans nos vies, semble bien utile.  

  1. Imprévisibilité, imprévoyance et responsabilité.

On surestime peut-être la puissance de l’imprévisibilité. Cela fait quelques années par exemple que les scientifiques estiment qu’une des menaces à prendre très au sérieux pour l’ensemble l’humanité, ce sont les épidémies. Quelques-unes ont déjà causé bien des ravages. Les zoonoses, ces infections qui se transmettent de l’animal à l’homme sont à l’origine de près de 75% des maladies émergentes. Après le S.R.A.S, la maladie de Creutzfeldt Jakob, le virus Ebola, l’apparition de la covid 19 n’est donc pas totalement surprenante. Avec du recul, on estime que bien des événements qui nous ont d’abord déconcerté étaient en partie prévisibles. Mais peut-être y-a-t-il une sorte d’illusion de l’après-coup qui nous fait estimer rétrospectivement plus conscients que nous l’étions ? Une chose est certaine : la cause déclenchante ainsi que l’aspect concret des événements prévus restent imprévisibles. Ces remarques nous conduit à nous demander : pourquoi, s’il était envisageable de prévoir une menace épidémique, n’avons-nous rien prévu pour amortir le choc – voire pour éviter la catastrophe dont nous savons qu’elle est liée à une expansion déraisonnable du territoire occupé par l’humain au nom du profit, qui nous place en promiscuité avec des animaux sauvages pouvant nous transmettre diverses maladies ?

On remarque d’abord que dans la formule : « pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » le verbe « prévoir » a deux sens différents. L’un désigne une connaissance qui trouve sa forme achevée dans  la prévision scientifique. Prévoir, c’est connaître de façon assurée le futur. Par exemple, tout le monde sait que quelques mois après la douceur et l‘abondance de l’été, l’hiver arrivera avec ses difficultés. Dans la célèbre fable de La Fontaine, « La cigale et la fourmi », la Cigale en fait l’expérience qui,                                      « ayant chanté tout l'été,
   Se trouva fort dépourvue
   Quand la bise fut venue. »                                     

Le second usage du verbe « prévoir » renvoie à l’attitude prudente découlant de la connaissance du futur qu’on nomme la prévoyance. L’attitude prévoyante consiste à préparer, en prévision d’une période de disette, des provisions. La fourmi de la fable applique à la lettre la formule du philosophe Auguste comte : « Science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action ». La cigale n’ignore pas qu’elle devrait travailler à préparer la période hivernale mais elle n’a pas le courage de passer à l’action et préfère danser tout l’été. La fourmi, qui n’est pas prêteuse, a beau jeu alors de dénoncer sa paresse et son inconséquence,                  « Que faisiez-vous au temps chaud ?
   Dit-elle à cette emprunteuse.
   Nuit et jour à tout venant
   Je chantais, ne vous déplaise.
   Vous chantiez ? j'en suis fort aise :
   Et bien ! Dansez maintenant. »

Au demeurant, la fourmi n’est pas si sage que cela. Elle oublie de considérer qu’une chose est évidemment prévisible : notre existence aura un terme. Notre mortalité nous rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de sécuriser notre avenir en accumulant des biens mais qu’il s’agit aussi de jouir au mieux du présent avant que la dernière heure arrive. La cigale est, sur ce point, plus prévoyante que sa trop sérieuse voisine.

 Enfin, la question : « Pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » est aussi un reproche plus particulièrement adressé à nos dirigeants. Cela peut être justifié. Mais cela peut aussi manifester notre tendance à réduire la sphère de l’imprévisible pour agrandir le champ de la responsabilité humaine. Nous aimons l’imprévisible quand il est synonyme d’aventure et d’ouverture. Parce que c’est fun ! Nous le détestons et parfois même nous rejetons son existence quand il apporte malheur. Quand les choses se mettent à dysfonctionner, nous faisons comme si tout ce qui arrive était la conséquence d’une intention humaine : «  tout cela a été planifié ! »  ou du moins, l’effet d’une négligence. « Ils savaient et ils n’ont rien fait ! » Nous sommes parfois, à tort ou à raison, des fourmis prêtes à culpabiliser les cigales qui nous gouvernent et à estimer que l’imprévisible n’est rien d’autre qu’une bien mauvaise excuse dont nous ne sommes pas du tout dupes. 

  1. Prévision scientifique, divination et imprévisibilité du futur.

Pour pouvoir mieux discerner ce qui relève d’une imprévoyance coupable et ce qui ressortit d’une réduction irrationnelle du domaine de l’imprévisible, il est nécessaire d’approfondir nos analyses. Prévoir signifie littéralement voir avant. Avant quoi ? Avant que cela n’arrive. Prévoir consiste à voir dès maintenant le futur comme s’il était déjà arrivé. Autant dire que la prévision semble dérégler la logique habituelle du temps. Saint Augustin dans Les confessions explique ainsi que prévoir, c’est rendre présent le futur. Il parle notamment des pratiques divinatoires qui consistent à lire dans les entrailles d’une bête ou encore des prophéties dans La Bible. Au demeurant, il est conscient que ces prédictions divinatoires sont diversement fiables car elles ne rendent pas du tout compte de l’enchainement de causes et d’effets qui conduit au futur qu’elles annoncent. Quand Œdipe dans la tragédie éponyme de Sophocle apprend la prophétie selon laquelle il va tuer son père et épouser sa mère, comment le destin va le mener à cet avenir reste totalement imprévisible à ses yeux. C’est pourquoi il sera amené à accomplir cette prophétie précisément en essayant de la déjouer. La prévision scientifique dont parle également Saint Augustin, est bien plus assurée car elle rend compte de l’enchaînement des causes qui aboutissent à un événement futur. Et il est vrai qu’en astrophysique, on peut calculer avec précision quand la comète de Halley reviendra près de la terre grâce à l’ensemble des paramètres que nous possédons pour connaître avec certitude sa trajectoire.

Pour autant, souligne Saint Augustin, on ne voit jamais le futur lui-même qui, par définition, n’est pas encore. « On voit ses signes ou ses causes qui font partie du présent et qu’on interprète » écrit A. Comte6Sponville dans son Dictionnaire philosophique (article « Prévision ». Le futur en tant que tel se caractérise donc par son  imprévisibilité : il nous reste invisible et nous n’en apercevons à travers le voile d’ignorance qui nous en sépare que ce que le présent nous en montre. Comme nous n’aimons guère ce qui échappe à la maîtrise de notre intelligence, une telle thèse nous semble difficile à saisir. Nous préférons habituellement peindre la nouveauté aux couleurs de l’ancien.

Conclusion

L’imprévisible est donc une réalité qui bouscule la maîtrise de nos emplois du temps, met en échec notre obsession de toujours trouver un responsable et nous conduit à questionner notre intelligence et notre rationalisation du monde. Mais, il ne faut pas, pour autant qu’il serve d’excuse au déni irrationnel de ce qui est prévisible. L’imprévisible ne doit pas occulter les devoirs qui découlent de certaines prévisions scientifiques inquiétantesTout n’est certes pas prévisible. Et la liberté humaine est habituellement désignée comme un des facteurs qui font qu’il y a de l’aléatoire et de la contingence dans l’histoire tant il est vrai que nos parcours de vie ne peuvent pas être calculés comme peuvent l’être les trajectoires des comètes. Mais ce que l’on prévoit scientifiquement du futur devrait nous inviter à des politiques prévoyantes et responsables. Ainsi face aux prévisions du G.I.E.C. sur le climat ou de l’O.M.S. sur les maladies émergentes, nous devrions être moins cigales irresponsables et hédonistes mais aussi moins fourmis qui accumulent biens et profits. La cigale compte sur les autres et sur sa bonne étoile. La fourmi pense que ce qu’elle a accumulé devrait lui permettre de toujours s’en sortir. Ce qui semble hélas probable, c’est que les intérêts égoïstes continuent d’aveugler sur les périls de notre époque. Après moi, le déluge ! C’est là qu’on se prend à rêver que l’humanité devienne positivement imprévisible et qu’elle use enfin de sa liberté et de son jugement pour s’attaquer aux défis écologiques et préparer un bel avenir aux générations futures.  

Référence musicale utilisée dans cette émission radio : les morceaux  « Vendetta » et « Investigation above a citizen beyond suspicion » dans l’album The director’s cut (2001) du groupe  Fantomas qui reprend à sa façon des musiques de film composées par Ennio Morricone.

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L'Instant Philo : Tolérance et laïcité

Tolérance et laïcité :

Illustration Tableau d'Edouard Débat-Ponsan qui décrit après la saint Barthélémy, la sortie de Catherine de Médicis à la porte du Louvre

Texte de l'émission

Tolérance et laïcité                                                                    

Les religions ont une face glorieuse : elles ont été civilisatrices, elles ont nourri l’esprit des hommes, inspiré des œuvres marquantes dans tous les domaines de l’art et ont permis de faire advenir de grandes choses dans l’histoire. Mais elles ont aussi une face obscure qui peut légitimement nous faire très peur.

Toutes les religions, sans exception, peuvent en effet sombrer dans le fanatisme et la violence. Les exemples ne manquent pas.  Si nous désirons avoir une description à charge de tout ce que le christianisme a pu inspirer comme actions violentes, obscurantistes et liberticides, la lecture du Traité sur la tolérance de Voltaire est édifiante. L’Islamisme – déformation intégriste et assez récente de l’Islam qui s’inspire notamment des écrits de Sayeb Qotb1 - impose dans certains pays des normes de comportement parfois assez délirantes et une morale sexiste et violente : les libertés et l’égalité sont évidemment malmenées. On sait également que partout dans le monde, des individus se réclamant de cette mouvance commettent des meurtres et des massacres. En France, dernièrement un professeur d’histoire-géographie et des fidèles dans une église catholique ont été tués dans des conditions d’une rare brutalité. A Kaboul en Afghanistan, des islamistes ont tiré à bout portant il y a une dizaine de jours de cela sur des étudiants qui avaient le tort d’aller s’instruire. Au Cameroun, au Tchad et au Nigéria, les fanatiques de Boko Haram – mouvement extrémiste dont le nom signifie «  l’éducation est péché » - ont fait déjà plus de 30 000 victimes depuis 2009 dans cette partie de l’Afrique. Il est clair aussi, dans un autre genre, qu’un film comme Kadosh d’Amos Gitaï montre que les formes intégristes du judaïsme n’ont rien à envier aux autres formes d’extrémisme religieux. Enfin, pour compléter ce rapide tour des horreurs humaines, on sait qu’en Birmanie actuellement les Rohingyas sont persécutés, peuple qui a le tort aux yeux des intégristes bouddhistes d’être différents et traditionnellement de confession musulmane.

 Inutile de multiplier à l’infini les exemples, on le voit les croyances religieuses peuvent faire peser des menaces très concrètes sur les libertés,  la paix civile, la justice et l’égalité entre citoyens. Tolérance et laïcité constituent les deux grandes réponses politiques à ces menaces. Elles sont toutes deux, des dispositifs qui cherchent à garantir une cohabitation pacifique d’individus ayant des options spirituelles différentes au sein d’une société libre et juste. Il paraît indispensable en ces temps troublés et confus de nous pencher sur leur sens profond et leur valeur irremplaçable.  

  1. Qu’est-ce que La tolérance ?                

 

  • Pourquoi la tolérance ? Rappel historique.

La nécessité de la tolérance se fait sentir lorsque plusieurs croyances – au moins deux – s’affirment et finissent par entrer en conflit au sein d’une société. En Europe, l’affichage de 95 thèses à Wittenberg le 31 octobre 1517 par un moine augustin nommé Martin Luther, point de départ du protestantisme, va conduire à des affrontements sanglants entre catholiques et protestants. L’édit de Nantes signé par Henri IV en 1598 est un édit de tolérance. Il visait à pacifier en France qui a connu les massacres de la Saint Barthélémy les relations extrêmement tendues entre catholiques et protestants. Avec l’édit de Versailles de 1787, autre « édit de tolérance », Louis XVI redonne aux Huguenots des droits et une protection qu’ils avaient perdus.  

  • Quelques éléments de définition

Tolérer, on le voit dans ces exemples, 1) c’est accepter toujours avec une certaine réticence finalement d’autres pratiques religieuses – souvent en conservant une religion officielle qui peut de nouveau vouloir s’imposer à tous comme le montre la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. 2) La tolérance est donc le fait du Prince : elle est accordée ou refusée selon son bon vouloir. Elle ne protège que temporairement. L’épée de Damoclès des persécutions pèse toujours sur les croyances minoritaires. 3) Enfin, il existe des versions différentes de la tolérance qui montrent qu’il s’agit d’un dispositif politique très conjoncturel. La tolérance est  restreinte quand elle accepte certaines options spirituelles et en rejettent d’autres. John Locke dans sa Lettre sur la tolérance qui est une réaction à la révocation de l’édit de Nantes, estime ainsi que la tolérance de l’église anglicane ne doit pas concernée les catholiques – qui font obédience à un autre chef d’Etat que le souverain de Grand Bretagne – ni les athées car, dit-il, on ne peut accorder foi à ceux qui n’ont pas foi en Dieu. Mais il existe aussi heureusement une tolérance au spectre plus large. Le philosophe Pierre Bayle estime ainsi qu’un Etat doit tolérer toutes les options au sujet de la religion, y compris l’athéisme.  On retiendra de toutes ces considérations que la tolérance cherche à permettre de façon conjoncturelle et parfois assez arbitraire une coexistence pacifique de différentes religions au sein d’une même société. La tolérance présente déjà l’immense avantage d’éviter bien des violences et des injustices mais cette réponse politique, on l’a vu, a ses fragilités et ses limites.

  1. Qu’est-ce que la laïcité ?                                 

 

1) Généralités

 La laïcité a également une fonction de pacification d’une société civile dans laquelle des religions différentes doivent cohabiter. Elle va dans la même direction que la tolérance. Et même plus loin car elle est un dispositif politique plus complet. Historiquement, la laïcité est un principe qui a pu s’incarner dans la constitution de divers pays, y compris ceux où les citoyens sont majoritairement musulmans – dans la Turquie de Kemal Ataturk ou en Syrie et en Irak avec le parti Baas.

  • La loi de 1905

En France, la laïcité est définie par la loi de 1905, dite loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont le premier article est le suivant : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » On remarque que le texte ne parle pas de liberté religieuse mais de « liberté de conscience ». Cette dernière vaut pour les croyances mais aussi pour les options philosophiques comme l’athéisme. La laïcité diffère ainsi de la forme restreinte de la tolérance.

  • La laïcité n’est pas l’athéisme

Enfin, conformément à l’idéal de la liberté de conscience, cet article précise que la laïcité « garantit le libre exercice des cultes » : elle ne les interdit pas. C’est un contresens de confondre laïcité et athéisme. Les états laïcs ne peuvent être assimilés, sans une grande mauvaise foi – c’est le moment de le dire ! – à ces Républiques socialistes soviétiques qui, à une époque ont imposé l’athéisme et persécuter les religions. La laïcité, au nom de la liberté de conscience, donne tout loisir de croire ou de ne pas croire aux citoyens à condition que ces derniers respectent la loi civile et lui accordent la priorité sur la loi religieuse dans l’espace public. Ni athéisme d’état, ni religion officielle.

  • Les libertés et les obligations de la société civile

Pour assurer la liberté de conscience », la république se doit de rester dans la neutralité face à la question religieuse. Cette neutralité de la part de l’Etat et de ses fonctionnaires ne s’applique pas toutefois à la société civile qui ne serait sinon plus libre. Les citoyens ont évidemment la liberté d’exprimer et d’affirmer leur attachement à telle ou telle conviction, qu’elle soit politique, religieuse ou philosophique, à condition que cela se fasse dans le strict respect de la loi civile et sans troubler l’ordre public. La République française garantit et protège la liberté de culte mais également la liberté d’expression de tous ceux qui estiment que la croyance religieuse est une illusion.

La séparation des Eglises et de l’Etat est donc un bon antidote contre le fanatisme religieux de tout poil. Avec la laïcité - et c’était déjà, en partie, le cas avec la tolérance - les religions se purgent en effet du désir de dominer et de s’imposer à tous et de régir les mœurs de toute une société. Les religions évitent ainsi de s’enfermer dans une mentalité plus obsédée par la maîtrise des êtres humains et des choses terrestres que par la spiritualité et le perfectionnement personnel. La séparation des Eglises et de l’Etat serait ainsi comme un divorce réussi - et même providentiel ! - où ceux qui ne faisaient pas bon ménage et s’empêchaient mutuellement de s’épanouir, trouvent, sans nuire à l’autre, enfin leur voie.

Didier Guilliomet

Références musicales :  

Jean-Sébastien Bach : Ich zu ruf die herr Jesu Christ                                                                                                      

Jan Dismas Zelenka : Les lamentations du prophète Jérémie 

Bibliographie indicative :  

John Locke : Lettre sur la tolérance (1686) et autres textes, trad. Jean Le Clerc. Flammarion, 1992.

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que la laïcité ? Ed. Vrin, 2007.

Paul Ricœur : «Tolérance, intolérance. Intolérable" in Lecture 1 : Autour du politique, seuil, 1990.

Spinoza : Traité de l’autorité politique, § 5, trad. par Madeleine Francès, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1954.