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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : Tolérance et laïcité

Tolérance et laïcité :

Illustration Tableau d'Edouard Débat-Ponsan qui décrit après la saint Barthélémy, la sortie de Catherine de Médicis à la porte du Louvre

Texte de l'émission

Tolérance et laïcité                                                                    

Les religions ont une face glorieuse : elles ont été civilisatrices, elles ont nourri l’esprit des hommes, inspiré des œuvres marquantes dans tous les domaines de l’art et ont permis de faire advenir de grandes choses dans l’histoire. Mais elles ont aussi une face obscure qui peut légitimement nous faire très peur.

Toutes les religions, sans exception, peuvent en effet sombrer dans le fanatisme et la violence. Les exemples ne manquent pas.  Si nous désirons avoir une description à charge de tout ce que le christianisme a pu inspirer comme actions violentes, obscurantistes et liberticides, la lecture du Traité sur la tolérance de Voltaire est édifiante. L’Islamisme – déformation intégriste et assez récente de l’Islam qui s’inspire notamment des écrits de Sayeb Qotb1 - impose dans certains pays des normes de comportement parfois assez délirantes et une morale sexiste et violente : les libertés et l’égalité sont évidemment malmenées. On sait également que partout dans le monde, des individus se réclamant de cette mouvance commettent des meurtres et des massacres. En France, dernièrement un professeur d’histoire-géographie et des fidèles dans une église catholique ont été tués dans des conditions d’une rare brutalité. A Kaboul en Afghanistan, des islamistes ont tiré à bout portant il y a une dizaine de jours de cela sur des étudiants qui avaient le tort d’aller s’instruire. Au Cameroun, au Tchad et au Nigéria, les fanatiques de Boko Haram – mouvement extrémiste dont le nom signifie «  l’éducation est péché » - ont fait déjà plus de 30 000 victimes depuis 2009 dans cette partie de l’Afrique. Il est clair aussi, dans un autre genre, qu’un film comme Kadosh d’Amos Gitaï montre que les formes intégristes du judaïsme n’ont rien à envier aux autres formes d’extrémisme religieux. Enfin, pour compléter ce rapide tour des horreurs humaines, on sait qu’en Birmanie actuellement les Rohingyas sont persécutés, peuple qui a le tort aux yeux des intégristes bouddhistes d’être différents et traditionnellement de confession musulmane.

 Inutile de multiplier à l’infini les exemples, on le voit les croyances religieuses peuvent faire peser des menaces très concrètes sur les libertés,  la paix civile, la justice et l’égalité entre citoyens. Tolérance et laïcité constituent les deux grandes réponses politiques à ces menaces. Elles sont toutes deux, des dispositifs qui cherchent à garantir une cohabitation pacifique d’individus ayant des options spirituelles différentes au sein d’une société libre et juste. Il paraît indispensable en ces temps troublés et confus de nous pencher sur leur sens profond et leur valeur irremplaçable.  

  1. Qu’est-ce que La tolérance ?                

 

  • Pourquoi la tolérance ? Rappel historique.

La nécessité de la tolérance se fait sentir lorsque plusieurs croyances – au moins deux – s’affirment et finissent par entrer en conflit au sein d’une société. En Europe, l’affichage de 95 thèses à Wittenberg le 31 octobre 1517 par un moine augustin nommé Martin Luther, point de départ du protestantisme, va conduire à des affrontements sanglants entre catholiques et protestants. L’édit de Nantes signé par Henri IV en 1598 est un édit de tolérance. Il visait à pacifier en France qui a connu les massacres de la Saint Barthélémy les relations extrêmement tendues entre catholiques et protestants. Avec l’édit de Versailles de 1787, autre « édit de tolérance », Louis XVI redonne aux Huguenots des droits et une protection qu’ils avaient perdus.  

  • Quelques éléments de définition

Tolérer, on le voit dans ces exemples, 1) c’est accepter toujours avec une certaine réticence finalement d’autres pratiques religieuses – souvent en conservant une religion officielle qui peut de nouveau vouloir s’imposer à tous comme le montre la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. 2) La tolérance est donc le fait du Prince : elle est accordée ou refusée selon son bon vouloir. Elle ne protège que temporairement. L’épée de Damoclès des persécutions pèse toujours sur les croyances minoritaires. 3) Enfin, il existe des versions différentes de la tolérance qui montrent qu’il s’agit d’un dispositif politique très conjoncturel. La tolérance est  restreinte quand elle accepte certaines options spirituelles et en rejettent d’autres. John Locke dans sa Lettre sur la tolérance qui est une réaction à la révocation de l’édit de Nantes, estime ainsi que la tolérance de l’église anglicane ne doit pas concernée les catholiques – qui font obédience à un autre chef d’Etat que le souverain de Grand Bretagne – ni les athées car, dit-il, on ne peut accorder foi à ceux qui n’ont pas foi en Dieu. Mais il existe aussi heureusement une tolérance au spectre plus large. Le philosophe Pierre Bayle estime ainsi qu’un Etat doit tolérer toutes les options au sujet de la religion, y compris l’athéisme.  On retiendra de toutes ces considérations que la tolérance cherche à permettre de façon conjoncturelle et parfois assez arbitraire une coexistence pacifique de différentes religions au sein d’une même société. La tolérance présente déjà l’immense avantage d’éviter bien des violences et des injustices mais cette réponse politique, on l’a vu, a ses fragilités et ses limites.

  1. Qu’est-ce que la laïcité ?                                 

 

1) Généralités

 La laïcité a également une fonction de pacification d’une société civile dans laquelle des religions différentes doivent cohabiter. Elle va dans la même direction que la tolérance. Et même plus loin car elle est un dispositif politique plus complet. Historiquement, la laïcité est un principe qui a pu s’incarner dans la constitution de divers pays, y compris ceux où les citoyens sont majoritairement musulmans – dans la Turquie de Kemal Ataturk ou en Syrie et en Irak avec le parti Baas.

  • La loi de 1905

En France, la laïcité est définie par la loi de 1905, dite loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont le premier article est le suivant : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » On remarque que le texte ne parle pas de liberté religieuse mais de « liberté de conscience ». Cette dernière vaut pour les croyances mais aussi pour les options philosophiques comme l’athéisme. La laïcité diffère ainsi de la forme restreinte de la tolérance.

  • La laïcité n’est pas l’athéisme

Enfin, conformément à l’idéal de la liberté de conscience, cet article précise que la laïcité « garantit le libre exercice des cultes » : elle ne les interdit pas. C’est un contresens de confondre laïcité et athéisme. Les états laïcs ne peuvent être assimilés, sans une grande mauvaise foi – c’est le moment de le dire ! – à ces Républiques socialistes soviétiques qui, à une époque ont imposé l’athéisme et persécuter les religions. La laïcité, au nom de la liberté de conscience, donne tout loisir de croire ou de ne pas croire aux citoyens à condition que ces derniers respectent la loi civile et lui accordent la priorité sur la loi religieuse dans l’espace public. Ni athéisme d’état, ni religion officielle.

  • Les libertés et les obligations de la société civile

Pour assurer la liberté de conscience », la république se doit de rester dans la neutralité face à la question religieuse. Cette neutralité de la part de l’Etat et de ses fonctionnaires ne s’applique pas toutefois à la société civile qui ne serait sinon plus libre. Les citoyens ont évidemment la liberté d’exprimer et d’affirmer leur attachement à telle ou telle conviction, qu’elle soit politique, religieuse ou philosophique, à condition que cela se fasse dans le strict respect de la loi civile et sans troubler l’ordre public. La République française garantit et protège la liberté de culte mais également la liberté d’expression de tous ceux qui estiment que la croyance religieuse est une illusion.

La séparation des Eglises et de l’Etat est donc un bon antidote contre le fanatisme religieux de tout poil. Avec la laïcité - et c’était déjà, en partie, le cas avec la tolérance - les religions se purgent en effet du désir de dominer et de s’imposer à tous et de régir les mœurs de toute une société. Les religions évitent ainsi de s’enfermer dans une mentalité plus obsédée par la maîtrise des êtres humains et des choses terrestres que par la spiritualité et le perfectionnement personnel. La séparation des Eglises et de l’Etat serait ainsi comme un divorce réussi - et même providentiel ! - où ceux qui ne faisaient pas bon ménage et s’empêchaient mutuellement de s’épanouir, trouvent, sans nuire à l’autre, enfin leur voie.

Didier Guilliomet

Références musicales :  

Jean-Sébastien Bach : Ich zu ruf die herr Jesu Christ                                                                                                      

Jan Dismas Zelenka : Les lamentations du prophète Jérémie 

Bibliographie indicative :  

John Locke : Lettre sur la tolérance (1686) et autres textes, trad. Jean Le Clerc. Flammarion, 1992.

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que la laïcité ? Ed. Vrin, 2007.

Paul Ricœur : «Tolérance, intolérance. Intolérable" in Lecture 1 : Autour du politique, seuil, 1990.

Spinoza : Traité de l’autorité politique, § 5, trad. par Madeleine Francès, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1954.

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L'Instant Philo : La recherche du bonheur

La recherche du bonheur

La recherche du bonheur     « L’instant philo », émission du dimanche 18 octobre 2020

 « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous vers ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté (ne) fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »[i]                                                           

Cet extrait tiré des Pensées de Pascal souligne diverses choses de façon frappante. Tout d’abord, la recherche du bonheur est la chose au monde la mieux partagée. Personne n’échappe au désir d’être heureux – même les gens les plus désespérés. Ensuite, cette recherche peut prendre des figures très différentes et même paradoxales : carrière militaire, vie de libertinage, vocation religieuse et même suicide. Cet aspect mortifère de la recherche du bonheur que Pascal se plaît à souligner tient à sa croyance religieuse : toute vraie satisfaction nous échappe sur terre qui est la vallée des larmes pour les humains marqués par le péché originel. Le vrai bonheur est en Dieu dans l’au-delà : quiconque croit pouvoir l’atteindre ici-bas se condamne à une grande déception, voire au désespoir.

Si on écarte cet acte de foi bien pessimiste dont l’examen rationnel d’une question ne peut se satisfaire, ce que l’on peut retenir dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une formule unique du bonheur, ni, par conséquent, de chemin tout tracé pour y arriver. La recherche du bonheur est une affaire éminemment subjective et personnelle. Emmanuel Kant note dans La Critique de la Raison Pratique : "Ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine que chacun éprouve ; bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment"

Toute démarche pour accéder au bonheur est donc une vraie aventure singulière qui demande à chacun de bien savoir ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il peut en fonction de la situation concrète dans laquelle il est placé. D’où les hésitations multiples que nous avons sur la marche à suivre. Pourtant, personne visiblement ne renonce à ce bonheur mal défini dont la présence à l’horizon peut illuminer toute notre existence d’un soleil trompeur.  Quand on part à la recherche du bonheur, ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une entreprise finalement hasardeuse ?

  1. Une conception du bonheur bien propre à rendre malheureux.

Le chemin qui mène au bonheur n’est pas facile à trouver et, il est parsemé d’embûches et de chausse trappes. Il y a en effet des représentations du bonheur qui, si nous les prenons pour argent comptant, sont bien propres à  nous rendre malheureux, tant il est vrai que ce que nous avons en tête finit par avoir une grande influence sur ce que nous vivons.

Prenons, la définition du bonheur proposée par Emmanuel Kant : «  Le bonheur, écrit-il, est l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive selon ses souhaits et sa volonté. »

A première vue, cette conception du bonheur semble acceptable. Quand dans notre vie, tout se passe selon nos désirs, nous sommes effectivement heureux. Inversement, être malheureux, c’est souffrir de ce décalage parfois cruel entre ce que l’on désire de l’existence et ce qu’elle finit par nous offrir.

Force est de constater, toutefois, que Kant avance une représentation maximaliste du bonheur comme satisfaction totale tout le temps de tous nos désirs. Il accorde avec une certaine honnêteté que la conception du bonheur qu’il défend est un idéal de l’imagination. Mais il met la barre si haute que jamais nous ne serons en capacité de la franchir. Il est clair en effet que toutes nos aspirations ne peuvent pas être constamment exaucées. Kant nous condamne donc à ne penser au bonheur que sur le mode de ce que nous ne pourrons jamais atteindre de notre vivant. Il dévalue tout bonheur qui reste à hauteur de condition humaine. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette dépréciation des satisfactions terrestres le thème religieux déjà présent chez Pascal d’une existence ici-bas nécessairement entachée d’imperfection. Et le bonheur parfait dont Kant parle correspond finalement dans l’au-delà à l’état dans lequel celui qui le mérite moralement, est censé ne plus connaître ni frustration, ni contrariété mais pure et constante béatitude. Dieu pour le récompenser harmonise les aspirations subjectives de l’individu vertueux avec l’enchaînement objectif des événements qui lui adviennent.  En somme, la définition de bonheur proposée par Kant est celle du paradis ! Chasser la théologie de la philosophie et elle revient souvent par la petite fenêtre de la morale !

Pourtant plutôt qu’à cet austère amour de la vertu, on associe habituellement le bonheur sur terre plus facilement à une relation amoureuse épanouissante.

  1. L’aspect paradoxal de la recherche du bonheur

Une fois qu’on a distingué le bonheur du paradis, il faut faire attention à ne pas laisser notre désir d’être heureux nous conduire dans l’enfer de la jalousie et de l’envie. Nous désirons en effet être heureux parmi d’autres qui ont le même but. Aussi nous comparons-nous à eux et sommes tentés de jeter un regard sur ce qu’ils sont censés obtenir en terme de vraies et profondes satisfactions. Notre bonheur parait parfois bien pâle face à ce que nous percevons du leur ou à ce qu’ils veulent bien nous en montrer. Ainsi le bonheur des autres fait parfois notre propre malheur comme le malheur des uns peut faire le bonheur des autres. Il faut vraiment se méfier de cette représentation du bonheur tant préoccupé de ce que les autres sont censés vivre qu’elle éloigne de vivre selon sa propre subjectivité et ses propres goûts qui sont pourtant la condition même de toute vie vraiment satisfaisante. 

 «  Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Telle est la conception réaliste, je crois, que  Leibniz (1646-1716) propose.

Pour ce philosophe, le bonheur n’est pas un état durable mais un mouvement. Il n’est pas une plénitude statique dans lequel plus rien ne se passe mais un perfectionnement constant. Le bonheur est dynamique : il consiste « en un progrès continuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Tous ces caractères bien séduisants s’opposent clairement à la représentation statique que Kant se fait du souverain bien.                                                                           

Leibniz va encore plus loin. Le contentement d’avoir atteint un but ne peut à lui seul nourrir un vrai bonheur – il faut lui adjoindre la jubilation qu’il y a de percevoir d’autres horizons que l’on va pouvoir explorer. C’est dire que le bonheur n’est pas totale et définitive satisfaction du désir car ce serait ennui et abrutissement ! Il se nourrit plutôt de la satisfaction qu’il y a à désirer de nouvelles expériences enrichissantes.  Le bonheur est plus du côté de l’aventure que dans la sécurité de celui qui est à l’abri du besoin et de la morsure du désir. Le bonheur ne réside pas tant dans la destination finale que l’on cherche à atteindre que dans tout le voyage qui nous y conduit. La recherche du bonheur cache donc une ressource secrète : celui du bonheur de la recherche elle-même. Confucius a une belle formule pour présenter cela : «  Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir. »

Enfin, ce n’est pas parce qu’on a chassé les représentations pessimistes, maximalistes ou trop pleine de ressentiment et de jalousie qui ferment la porte à une satisfaction réelle, que le bonheur va se présenter nécessairement à nous. Il faut se souvenir que le bonheur est au sens étymologique « la bonne chance » ou « la bonne fortune » comme le mal –heur est « la mauvaise chance » et l’infortune. C’est dire que le hasard a son mot à dire en cette affaire où nous ne maîtrisons pas tout. On peut rechercher longtemps le bonheur sans qu’il se découvre complètement à nous, si la chance manque  de voir certains événements se réaliser et certaines rencontres se faire.

Dans l’art d’être heureux, il y a donc aussi une façon de savoir ouvrir les yeux sur ce que la vie nous propose. Un des obstacles importants au bonheur est bien cette incapacité à distinguer dans une situation les promesses qui s’y trouvent. Un mendiant peut être un Dieu. Une petite pierre aux contours irréguliers un diamant. Le silence entre deux personnes le début d’une belle partition. Aussi faut-il savoir se rendre disponible et attentif à ce qui se présente et à ce qui se prépare, si on désire être une femme heureuse ou … comme le chante William Sheller, un homme heureux.                                                                                                                                                                     

Références musicales :

Générique : Van Der Graff Generator, “When she comes”, dans l’album World record

Peter Hammil : “In the end” dans l’album Over

William Sheller : « Un homme heureux », version en public accessible sur You tube

 

[i] Blaise Pascal (1623-1662) : Pensées (181).

 

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L'Instant Philo : Quelle définition de la nature pour une philosophie de l'écologie ?

L’instant Philo                                                                 Emission du 23 août 2020                                                                                  

                       Quelle définition de la nature pour une philosophie de l’écologie ?

Face à la crise écologique, la pensée contemporaine est confrontée à un vrai dilemme. D’un côté, elle voit bien que sous le nom de nature, les hommes dans la culture occidentale se sont forgé des représentations qui parlent souvent plus de ce qui les préoccupe que de l’univers dans lequel ils sont objectivement placés. Faut-il dès lors déconstruire cette notion de nature et l’abandonner comme le suggèrent certains auteurs ? Mais, d’un autre côté, comment lutter efficacement pour la préservation de la nature si on renonce à donner quelque crédit à cette expression ? Il faut espérer alors qu’au-delà de l’opposition entre la nature naïvement idéalisée des anciens et l’image que s’en font les modernes qui estiment que la nature est vouée jusqu’à l’épuisement à l’exploitation et à l’extraction de ses ressources, une autre représentation plus réaliste surgisse. Une représentation qui permettrait d’envisager un rapport plus équilibré entre les hommes et leur planète et qui détournerait  l’humanité de ses fantasmes de domination pour la replacer dans l’ensemble des vivants.

  1. Des raisons de renoncer à cette notion de nature

1) Une nature vulnérable ?

En projetant sur la nature, lors de la naissance de la science moderne, notre désir de toute puissance, nous avons déréglé toutes nos relations au monde. Certaines erreurs de jugement finissent, en effet, parfois par produire dans le réel des dysfonctionnements majeurs – surtout lorsqu’elles concernent les conditions de la vie sur terre. C’est pourquoi chez quelques penseurs de l’écologie, une représentation de la nature affaiblie et vulnérable que les hommes doivent soigner et protéger est apparue. Tout se passe comme si la mère nature protectrice des anciens s’était, sous les coups de boutoir de la modernité qui l’a fait tomber brutalement de son piédestal, transformée en une vieille femme fragile qu’il faut aider à avancer dans l’existence. Les visions les plus catastrophistes donnent même le sentiment inquiétant d’être au chevet d’une nature agonisante. Inversement, l’homme, aveuglé qu’il est par ses fantasmes d’espèce dominante, semble se transformer en prédateur impitoyable. Et même, d’une certaine façon, en parasite peu conscient visiblement d’épuiser la terre dont il se nourrit.

2) Anthropomorphisme et anthropocentrisme

Mais, quand nous concevons la nature à la manière d’une mère nourricière ou d’une personne diminuée et vulnérable nous cédons à l’anthropomorphisme - cette tendance à donner systématiquement une forme humaine à ce qui n’est pas humain. Et en même temps dans cette représentation, quand on considère l’être humain comme un enfant docile, comme un exploitant sans vergogne ou encore comme un infirmier au chevet d’une patiente, non seulement il est situé à l’extérieur de la nature mais on lui confie également alors un rôle central.

 

 

 

  1. Une doctrine alternative : Spinoza.

S’il y a bien un penseur qui permet de lutter contre le dualisme – la conception selon laquelle le monde est divisé en deux domaines distincts : la société humaine d’une part, et la nature matérielle, d’autre part  - et de batailler contre l’anthropocentrisme - cette tendance narcissique de l’humanité à se placer toujours au centre, c’est bien Spinoza. Ce philosophe du XVIIème siècle propose en effet une doctrine alternative à celle de Descartes dont il connaît très bien la pensée. Et Spinoza assurément est une des grandes sources d’inspiration des contemporains qui cherchent à renouveler la conception de la nature.   

Contre le dualisme tout d’abord, Spinoza pense la nature comme un grand tout dans lequel tout être vit, se développe et s’affirme. Deus sive nature. La formule latine peut être traduite ainsi : « Dieu et la nature c’est la même chose » – autrement dit ;  tout existe dans une unité irréfragable. La distinction par exemple entre corps et âme ne constitue pas, pour Spinoza, une différence de nature mais elle cache au contraire une vraie unité. Il estime en effet que l’âme n’est rien d’autre que l’idée du corps.[i]

Cette unité profonde du réel a pour conséquence non seulement de récuser toute différence de nature entre les humains et les autres existants mais aussi de repousser avec force tout anthropocentrisme.

«  L’homme n’est pas un empire dans un empire » rappelle Spinoza[ii]. Il n’existe qu’une réalité : la nature dont l’humanité fait partie intégrante. Aussi faut-il dénoncer comme faux tout récit qui placerait l’homme au centre de la création et qui exalterait son pouvoir et sa domination sur une nature qui lui serait complétement soumise. S’il reste pertinent et utile pour Spinoza de parler de législations politiques et de lois morales, il ne faut toutefois jamais oublier que ces réalités humaines relèvent comme toutes choses « des lois et règles universelles de la nature ».                                                                                                                                                 

Enfin, Spinoza dans son œuvre principale L’éthique met l’accent sur une physique du corps[iii] ainsi que sur une vision dynamique du vivant défini comme un conatus. Ce terme latin de conatus désigne l’effort que font tous les vivants pour persévérer dans leur être[iv]. Spinoza n’adhère donc pas à la représentation d’une nature réduite à de la matière inerte mais il fait déjà un pas, en son temps, vers une démarche scientifique que, plus tard, un savant comme Lamarck appellera la biologie qui désigne littéralement la science du vivant[v]

  1. Position contemporaine du problème.

Actuellement, nombreux sont les penseurs de Bruno Latour[vi] à Philippe Descola[vii] en passant par Baptiste Morizot[viii] à suivre la voie ouverte par Spinoza d’une philosophie du vivant qui fait tomber la frontière entre culture et nature. Catherine et Raphaël Larrère dans un essai publié en 2018 : Penser et agir avec la nature propose une bonne synthèse de l’état de la question. J’aimerais lire deux extraits particulièrement éclairants de leur ouvrage. Le premier passage  montre que la vision actuelle de la notion de nature peut s’inspirer également de la pensée de Jean Jacques Rousseau. Voici l’extrait :

«  A partir du moment où l’on comprend que nature et société ne sont pas étanches, une autre interprétation est envisageable qui lie au contraire les rapports à la nature et les rapports entre les hommes. Elle peut se réclamer (…) de Rousseau. Critique des rapports de domination entre les hommes, celui-ci prend bien soin de ne jamais présenter le rapport des hommes à la nature comme un rapport de domination. Au début de son ouvrage Emile ou de l’éducation, il reproche aux hommes leur tendance à « forcer » la terre à se plier à leurs désirs. » Dans son roman épistolaire : Julie ou la nouvelle Héloïse, « La maxime du jardin de Julie –  – «  la nature a tout fait mais sous ma direction » - est celle du pilotage, d’une collaboration, pas d’une domination. Dès lors, l’idée avancée au début du Contrat social selon laquelle un homme qui en opprime un autre ne peut être libre, est transposable aux rapports à la nature : comment pourrions-nous être libres dans une nature dominée ? »  

Conclusion :

Enfin, l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère se terminent sur ces lignes  qui soulignent l’importance de l’écologie politique : « C’est au sein du dualisme occidental, celui de la nature et de la société, qu’ont d’abord été formulés les problèmes de philosophie environnementale. Tant qu’elle est restée prisonnière du dualisme, celle-ci s’est enfermée dans le conflit entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire. Sortir de ce conflit, ce n’est pas opter pour l’une ou l’autre philosophie, ni tenter une impossible synthèse mais bien élaborer une philosophie de l’action : comprendre l’agir environnemental comme un agir politique. »

Assurément une des actions importantes de cette philosophie consiste à enseigner à l’humain à se replacer comme un vivant parmi tous les autres au sein de la biosphère dans le respect des écosystèmes et de la biodiversité. En somme, il faut inviter l’homme à « se décentrer » comme le chante fort bien Dominique A que nous allons maintenant écouter.

 

 

 

 

 

Références musicales de l’émission.                                                                                                                                                       Virgules musicales 1 et 2 extraites de l’album de Charles Mingus : The clown (1957)                                     Morceau final : Dominique A : « Se décentrer » tiré de l’album : Toute latitude (2018)

[i] Spinoza : Ethique, Deuxième partie, proposition XIII.

[ii] Spinoza : Ethique, troisième partie, préface.

[iii] Spinoza, Ethique, deuxième partie, proposition XIII, scolie.

[iv] Spinoza, Ethique, troisième partie, proposition VI à IX.

[v] Jean-Baptiste de Lamarck : Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802.

[vi] Bruno Latour : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? 2017

[vii] Philippe Descola : Par-delà nature et culture, 2005

[viii] Baptiste Morizot : Manières d’être vivant, 2020.

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L'Instant Philo : Pitié pour les animaux

« L’instant philo », émission du 20/09/2020                                       Pitié pour les animaux !                                

Introduction

On a appris dernièrement, non sans une certaine stupéfaction, que depuis 50 ans près des trois quart des animaux sauvages ont disparu de notre planète. Le chiffre vient d’être fourni par le W.W.F., l’association australienne qui se préoccupe de la protection de la vie sauvage. Face à une telle hécatombe, on finit par parler d’une sixième extinction massive des espèces animales dont la particularité est d’être causée par une des espèces présentes sur terre : l’espèce humaine avec sa pétulante activité économique, son essor technologique, et sa démographie galopante.

Les animaux d’élevage ne sont pas en meilleure situation, même s’ils ne sont pas menacés de disparition : élevage en batterie des poulets qui, devenus fous, finissent si leur bec n’est pas sectionné  par s’entretuer ou s’entredévorer, ferme gigantesque où bovins et porcs sont immobilisés et abrutis par des médicaments dans un univers concentrationnaire : les exemples de traitements cruels sont multiples. Heureusement, pourrait-on se dire, les animaux de compagnie, eux, ont au moins une vie agréable mais c’est oublier estime la philosophe Elisabeth de Fontenay, spécialiste de la question de l’animal, que «  la cruauté envers les bêtes est (…) une violence banale, quotidienne, légale : celle des atrocités non passibles de sanctions. »[i]

Alors, même s’il existe quelques législations - en France, par exemple la loi de 1978 contre les actes de cruauté à l’égard des animaux - force est de constater que l’animal reste en droit un bien meuble, une chose qui appartient à un propriétaire humain qui peut en faire presque tout ce qu’il veut. Son statut juridique n’est pas vraiment protecteur. Par ailleurs, force est de constater que notre morale concerne principalement les relations entre humains. L’impératif : « tu ne tueras point ! » par exemple, ne s’est jamais appliqué aux animaux de façon spécifique : tout au cours de l’histoire, ils ont pu être ainsi chassés, sacrifiés et mangés.

Alors face à cette insuffisance du droit et à l’habituelle limitation de nos devoirs moraux au cercle des humains, n’est-il pas souhaitable de cultiver cette pitié à l’égard des animaux qui seul, peut-être, peut nous conduire à mieux les protéger. En tout cas, rester indifférent aux traitements cruels infligés aux animaux et au recul spectaculaire de la biodiversité sur terre, semble difficile et peu souhaitable.

  1. Sens d’une pitié éprouvée pour les animaux selon Rousseau.

La sensibilité joue un rôle indéniable dans le développement de notre personnalité morale, même si on sent bien qu’elle peut aussi nous égarer. La pitié éprouvée pour les animaux est un bon exemple de l’ambivalence et l’ambiguïté de ce qu’on peut nommer des sentiments moraux.

Pour Jean-Jacques Rousseau, la pitié  est un élément constitutif de la psychologie morale. Et il estime que « la force de la pitié naturelle » est telle que les mœurs les plus dépravés ont encore peine à la détruire. Comment définit-il la pitié ? En  l’homme naturellement « il y a – écrit-il -  un principe qui tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par la répugnance innée à voir souffrir son semblable. »

Quel rapport, me direz-vous, avec les animaux ? C’est que l’homme est ému non seulement par la souffrance de ces congénères mais aussi par celle des animaux qui lui ressemblent de quelque façon. Le sentiment de pitié déborde ainsi le cadre de l’humanité et s’étend aussi sur les animaux comme les chiens, les vaches ou les singes dont on sait percevoir les émotions et les ressentis. Pour Rousseau, la pitié constitue donc un frein naturel à la dureté de l’égoïsme, aux excès et aux cruautés dans lesquels l’homme pourrait tomber notamment dans son commerce avec les bêtes. 

  1. La pitié, la modestie et l’humilité

Cette pitié révèle également, de façon sensible, aux yeux de notre philosophe, une sorte de connivence tacite entre différentes espèces animales. Rousseau se fait ainsi l’écho des réflexions de Montaigne qui déclarait dans Les Essais.

 «  … quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essaient à montrer l’étroite ressemblance de nous aux animaux et combien ils partagent nos plus grands privilèges : et avec combien de vraisemblance on nous les associe : certes j’en rabats beaucoup de notre présomption : et me démets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres créatures. » 

Pour Montaigne, la première leçon qu’on tire de la pitié éprouvée pour ces animaux semblables à nous est de modestie. On croit communément qu’on se met en position de supériorité par rapport à celui sur lequel on s’apitoie – et cela conduit à penser ordinairement qu’il vaut mieux faire envie que pitié ! Pourtant, la pitié à l’égard des animaux est une façon de nous faire tomber de notre prétendue supériorité qui nous fait croire que les animaux sont si différents de nous.

Montaigne va encore plus loin que Rousseau dans la complicité entre les vivants. Il estime en effet qu’il y a  « un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. » Et il ajoute :

« Nous devons la justice aux hommes et la grâce et la bienveillance aux autres créatures, qui peuvent la recevoir.»

C’est dire que la pitié, quand on se laisse porter par elle, nous invite à un accueil plein d’humanité des vivants non humains. Elle est ainsi leçon d’humilité. L’humilité, en effet, qu’il faut distinguer de la modestie, est un terme formé à partir de « humus » qui, en latin, signifie la terre. Force est de constater que la pitié pour les animaux, manifestation du sentiment de connivence à l’égard de l’ensemble des êtres naturels, nous replace dans notre condition de simple terrien. Elle nous ramène sur terre. Elle nous rappelle que nous sommes enracinés sur cette planète dans une biosphère en compagnie de tous ces vivants avec lesquels nous partageons une origine commune. Les animaux qui nous apitoie nous ressemblent mais, nous aussi, nous leur ressemblons : c’est ainsi que la pitié nous renvoie à notre animalité, à notre corporéité et à notre mortalité.

  1. Quelles sont les limites de ce sentiment moral très particulier ?

La  pitié envers la souffrance animale présente toutefois un gros défaut : celui d’exclure de notre attention les animaux qui ne nous ressemblent pas. Bernard de Mandeville dans La fable des abeilles le constate. Il écrit :  « je ne m’étonne pas que les hommes aient si peu de pitié pour ces créatures imparfaites que sont les écrevisses, les huîtres, les coques et tous les poissons en général. Ils sont muets, leur conformation intérieure comme leur forme extérieure sont très différentes des nôtres, leur expression nous est inintelligible : aussi n’est-il pas étrange que leur douleur n’affecte pas notre entendement puisqu’elle ne peut l’atteindre. »      

La pitié ne suffit donc pas à protéger l’ensemble des animaux : elle doit donc être complétée par une réflexion générale dans laquelle même ces animaux qui nous laissent indifférents finissent par être pris en considération.    

        Un autre inconvénient majeur de la pitié est d’être un état affectif auquel s’oppose une autre tendance peu sympathique en l’homme : le goût de la cruauté qui se déchaîne parfois face à l’être le plus incapable de se défendre – au point qu’Elisabeth de Fontenay estime que « la cruauté envers les animaux est la chose du monde la plus partagée et la plus déniée ». La pitié a-t-elle la force de contrebalancer le penchant, chez l’homme, à la cruauté et à la domination ?

Enfin, autre difficulté, la pitié, comme toute manifestation de la sensibilité, peut sombrer dans  l’irrationalité et même, pour ce qui la concerne, dans une certaine mièvrerie. Elle fait alors écran aux vrais problèmes de justice qui se présentent. Assurément, faut-il s’en méfier dans certains cas, car elle peut nous détourner des devoirs qui nous incombent et des tâches politiques à effectuer. Pour éviter cela, sans doute est-il nécessaire à la manière de Victor Hugo de conjuguer défense des animaux, souci de l’égalité et vision politique générale.

  1. Victor Hugo et la défense des animaux

L’exemple de Victor Hugo, montre en effet qu’on peut être sensible à la souffrance animale et, en même temps, un homme profondément épris de justice, de progrès social et de solidarité avec les misérables.

Défenseur de la révolution française et de la République, Victor Hugo fustigent aussi les pratiques cruelles à l’égard des animaux. Le poème intitulé sobrement : « Paris, juillet 1838 » décrit un charretier qui s’acharne sur un cheval qui croule sous son fardeau : la violence sur les chevaux très nombreux à Paris était un vrai problème au milieu du XIXème siècle car leurs propriétaires étaient parfois sans aucun scrupule, ni pitié. Une autre poésie La chouette pourfend ces pratiques de sorcellerie barbares qui conduisent à clouer les oiseaux de Minerve, parfois encore vivants, les ailes ouvertes, sur des portes. Victor Hugo révolté face à ces actes de cruauté qui restaient alors courants est allé jusqu’à déclarer :       « L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà… ».

Cette saine indignation est à l'origine de la loi Grammont de juillet 1850, première loi adoptée à l’assemblée nationale qui concerne la protection des animaux dont voici le texte : "Seront punis d'une amende de cinq à quinze francs, et pourront l'être d'un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours appliquée en cas de récidive".

Victor Hugo montre ainsi que la présence en l’homme de cette pitié pour les animaux n’étouffe pas l’engagement contre les injustices dans les sociétés humaines, que cette compassion a bien toujours une valeur régulatrice qui peut contenir le goût humain, trop humain pour la cruauté, enfin que ce sentiment finit par produire des avancées législatives et des changements de mentalité. Les mœurs ont, en effet, bien évolué : nous sommes choqués actuellement par ces actes de barbarie relatés par la presse, pratiqués par un déséquilibré sur des chevaux en Normandie alors qu’au dix-neuvième siècle, les équarisseurs dépeçaient, sans précaution, les chevaux qui avaient fait leur temps, dans les rues mêmes de Paris !

Conclusion

Pour conclure, sans doute est-il utile de rappeler que l’espèce humaine est aussi une espèce animale sur laquelle on pourrait bien un jour finir par s’apitoyer tant il est vrai que malgré ses atouts, elle est en train absurdement de vider la planète de ces autres animaux qui assurent en grande partie sa survie et garantissent à tout le moins de vivre, non dans un sinistre désert de bitume et de béton mais dans un monde chatoyant dans sa biodiversité. Une telle irresponsabilité humaine fait pitié ! Mais, il est vrai, que ce n’est pas au sens où l’on déclare : pitié pour les animaux !

[i] Elisabeth de Fontenay : Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Livre de poche, 2013.

Références musicales :

Pink Floyd : - “Seamus the dog”  dans l’album live Ummagumma

Pink Floyd : “Pigs” dans l’album Animals

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L'Instant Philo : La Nature : Fantasme ou Réalité ?

L’instant philo.             La nature : fantasme ou réalité ?            Emission du 26 juillet 2020

Quand on veut aborder philosophiquement la notion de « nature », on se heurte rapidement à quelques obstacles sérieux. Car il faut d’abord en donner une définition générale – ce qui n’est pas du tout évident. Et au demeurant, quand on a réussi à le faire, on s’aperçoit rapidement que ça ne suffit pas. En effet, diverses représentations de la nature se glissent subrepticement dans nos pensées et se disputent la préséance. Si on veut vraiment tâcher d’y voir clair, il s’avère alors indispensable d’examiner de façon critique ces représentations souvent imaginaires qui nous influencent beaucoup plus qu’on ne le pense. A tel point d’ailleurs qu’on peut même finir par se demander si la notion de nature correspondrait vraiment à une réalité tout à fait identifiable. La nature ne serait-elle pas finalement une sorte de concept fourre-tout dans lequel bien des fantasmes de l’humanité ont trouvé refuge?                                                            

  1. Analyse générale.
  2. Définition générale

L’humanité a créé des objets techniques, des législations, des langues ou encore des œuvres d’art qui n’auraient jamais pu voir le jour sans elle. Mais les animaux sauvages, les  plantes, les montagnes, les continents ainsi que l’ensemble des planètes et des galaxies  n’ont jamais eu besoin des hommes pour apparaitre, pour mener leur bonhomme de chemin et parfois disparaître.[i] On voit par ces considérations simples que la nature désigne habituellement tout ce qui existe indépendamment des productions intentionnelles de l’homme : la nature se distingue alors de l’artifice et de la culture. Elle se caractérise également par son aspect englobant. La terre et l’univers dans lesquelles nous vivons existaient bien avant nous et seront encore présents quand toute trace de notre espèce se sera effacée. Enfin, la nature a sa propre logique : les lois naturelles ne se confondent pas avec les lois humaines.

  • Valeur de cette notion ?

Reste que l’homme détient la faculté de pouvoir transformer en profondeur son milieu de vie. Et si beaucoup de personnes actuellement se rassemblent sous l’étendard de la « protection de la nature » - comme en témoigne ce qu’on a appelé « la vague verte » aux dernières élections municipales en France – c’est précisément parce que la modalité actuelle des interventions humaines sur son environnement finit par créer de graves problèmes. Ces derniers ont pour noms : pollution dévastatrice, changement climatique, et sixième extinction massive des espèces animales. Face à cela, le remède le plus souvent avancé consisterait à rééquilibrer la balance, à rompre avec une exploitation violente des ressources sur terre et à redonner plus de place à des logiques respectueuses de notre environnement. La conjoncture actuelle nous invite à adhérer spontanément, on le constate, à une représentation positive de la nature. Pourtant, il existe des représentations concurrentes beaucoup plus critiques qui ont leur cohérence et dont l’examen va nous conduite à approfondir la réflexion.

Le poète Charles Baudelaire montre ainsi avec brio qu’on peut être très sceptique au sujet de certaines représentations trop élogieuses de la nature. Voici ce qu’il écrit en1855 à un de ces collègues :                        « Mon cher Desnoyers,                Vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la nature, n’est-ce pas ? Sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, — le soleil, sans doute ? Maisvous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est          rebelle à cette singulière religion nouvelle qui aura toujours, ce me semble, pour tout être    spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l'âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la nature florissante et rajeunie quelque chose d’affligeant de dur, de cruel — un je ne sais quoi qui frise l’impudence. »

Le jugement de Baudelaire, on le voit, est d’une ironie mordante et il se moque, non sans quelques bonnes raisons, d’une « nature » sur laquelle certains s’extasient jusqu’à sombrer dans le ridicule !  Sur la nature, comme sur bien d’autres choses, on se raconte des histoires : l’idée qu’on s’en fait est bien souvent passée dans le creuset de l’imaginaire qui sait si bien donner forme aux fantasmes humains. Plus qu’une réalité objective, la nature semble ainsi être dans bien des cas, un miroir sur lequel l’homme projette ses préoccupations et ses aspirations profondes – parfois, il faut le dire, bien naïves.                                                   

  1. Deux représentations opposées de la nature

Les rapports réels de l’homme avec la nature prennent appui principalement sur deux représentations fantasmatiques qu’il s’agit maintenant de présenter maintenant à gros traits                                                                                                                                                                                       

1) Une nature protectrice. On songe tout d’abord à la figure de la mère Nature, protectrice et englobante à laquelle les hommes ont cru pouvoir longtemps faire confiance. Souvent, comme le souligne Baudelaire, cette idéalisation de la nature va avec une sacralisation. Les religions animistes qui voyaient des forces pourvues d’intentionnalité auxquelles on pouvait adresser des prières un peu partout - dans les forêts, les étendues d’eau et les phénomènes météorologiques - ont proposé ainsi des fables rassurantes et indispensables pour l’équilibre de l’humanité primitive. Cette dernière est restée en effet très longtemps bien impuissante face aux phénomènes naturels les plus inquiétants, tant qu’une connaissance suffisante des lois de la physique et une maîtrise techniques n’étaient pas acquise[ii].  

  • Science moderne, désacralisation, domination technique, exploitation économique.

Quand la rationalité, la science et les technologies se sont développées, la vision animiste de la nature a été progressivement repoussée comme pure fabulation et superstition. On le voit dans l’antiquité chez Epicure[iii] chez bien des penseurs présocratiques et des philosophes, qui rejettent en chœur l’idée d’une nature pourvue de pouvoirs extraordinaires. Il est vrai toutefois que ces penseurs continuent de penser globalement que la nature reste un bon guide en morale. C’est bien plus tard, en gros au XVII siècle, que la science moderne va rompre définitivement avec toute représentation encore méliorative et imposer le modèle d’une nature nettoyée de toute trace des idées de l’âge préscientifique. Descartes écrit ainsi dans Le monde ou traité de la lumière : « sachez donc, premièrement, que par nature, je n’entends point quelque déesse, ou quelque sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour désigner la matière même. »[iv]                                                                                                                

Descartes réduit ainsi la nature à cette matière inerte que la physique et la mécanique permettent de parfaitement appréhender et que l’humanité, grâce à la technique, peut modeler selon son bon plaisir. Grâce à la science moderne, les hommes pourront devenir selon Descartes « comme maîtres et possesseurs de la nature »[v]. La suite lui a donné, en grande partie, raison. Mais, en désirant rompre de façon certes légitime avec une vision préscientifique qui attribue trop de pouvoir à la nature, on est tombé dans une vision pauvre, dévitalisée et simplement mécanique de la nature : cette dernière devient une sorte de pâte à modeler dans les mains froides et puissantes d’une technique et, très vite, d’un système économique qui vont, tous les deux devenir, de vraies menaces pour la plupart des vivants sur terre. Cette représentation fictive d’un monde censé être divisée en une nature matérielle et une humanité toute puissante a, en effet, préparé le terrain à un scénario d’exploitation sans précédent de la biosphère par les humains. C’est ainsi que le philosophe et universitaire américain Jason W. Moore[vi] estime qu’en réalité, «  Le capitalisme n’est pas une société qui exploite la nature » mais bien plutôt une manière violente de régir un monde fondée sur la croyance tout à fait idéologique en une séparation pratique et intellectuelle d’une société humaine d’une part et d’une nature matérielle d’autre part.

Conclusion                                                     

Les deux représentations opposées de la nature que nous avons examinées continuent de parler à beaucoup de personnes, même si elles sont évidemment fausses, car elles entrent encore en résonance avec des aspirations toujours présentes dans l’âme humaine. Le désir de se rassurer s’incarne ainsi dans la vision préscientifique et le désir de domination joue tout son rôle dans la représentation mortifère que les modernes se font de la nature. Dans la prochaine émission de l’été – celle du dimanche 23 août - nous nous demanderons comment la pensée contemporaine, consciente des nouveaux défis écologiques à relever, envisage de façon très critique et bien plus réaliste la notion de nature.  

Références musicales :                                                                                                                                                           Virgules musicales 1 et 3 extraites de l’album des jazzmen : Archie Shepp et Haran Parlan : Goin’ Home      Virgule musicale 2 : extrait de la chanson : « Ma maison à la cambrousse » du Très véritable groupe Machin

[i] Voir sur cette distinction Aristote : La physique, livre II.

[ii] Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion, notamment sur la fabulation au chap. II.

[iii] Epicure : Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès et Lettre à Ménécée.

[iv] Descartes, le monde ou traité de la lumière, un des essais qui devaient prolonger Le discours de la méthode. Il a été publié à titre posthume, Descartes craignant la censure car il s’y déclare en accord avec diverses thèses de Galilée qui ont été officiellement condamnées par L’église catholique.

[v] Descartes, Le discours de la méthode, sixième partie.

[vi] Sous la direction de Jason W. Moore : Anthropocene or capitalocene ? Nature, history and crisis of capitalism (2016).