L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : Peut-on discuter sans se disputer ?

Peut-on discuter sans se disputer ?

« L’instant philo » du 31 mai 2020               

Thème : Peut-on discuter sans se disputer ? L’art du dialogue bien mené selon Blaise Pascal

L’état d’exception dans lequel le confinement nous a placé, a conduit, à tort ou à raison, à passer parfois sous silence certains sujets, à rendre plus difficile l’abord de certaines questions et à  reporter à plus tard des discussions dont on se disait qu’elles n’avaient pas trop leur place dans la situation.

Une certaine liberté de ton et de parole de nouveau à l’ordre du jour avec le déconfinement – ce dont on ne peut que se réjouir. Mais comment faire pour que les discussions qui vont pouvoir reprendre puissent être vraiment fécondes et intéressantes ? Peut-on éviter que nos discussions échouent sur les écueils habituels ? Je pense notamment à l’absence d’écoute réciproque, à la farouche susceptibilité qui nous fait craindre d’être contredit en public, à la vanité qui fait que nous désirons toujours avoir le dernier mot, et de façon plus neutre, à la difficulté que nous éprouvons à saisir ce que les autres veulent vraiment dire quand leurs idées ne sont pas du tout les nôtres.

Quand on est en désaccord, peut-on arriver à discuter sans se disputer ? Comment peut-on sortir des impasses dans lesquelles nous mènent habituellement les conversations du café du commerce ? La tentation, en effet, quand on constate une divergence profonde des points de vue consiste le plus souvent à rejeter péremptoirement le discours des autres.

  1. Une règle simple pour bien mener un dialogue

J’aimerais aujourd’hui réfléchir à l’attitude à adopter pour arriver à mieux dialoguer. Une des pensées de Blaise Pascal contient toute une réflexion sur l’art de la discussion dont on peut, je crois, s’inspirer avec bénéfice.  

               Pascal, en son temps, au dix-septième siècle, a défendu la théorie de Galilée pourtant condamné par l’Eglise. Il a  bataillé contre la pensée libertine, d’un côté et, de l’autre, contre l’influence en théologie des jésuites. Autant dire que Pascal avait tout intérêt à être rompu à un art de la conversation pleine de diplomatie, de finesse et de tact. D’où cette Pensée qui est la neuvième dans l’édition Brunschvig. Il écrit :

«  Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté, il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté pour où elle est fausse. Il se contente de cela car  il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés : or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé ; et cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir et de ce que naturellement, il ne peut se tromper dans le côté qu’il envisage. »

L’objectif de cette pensée de Pascal est clairement de proposer une méthode pour faciliter le dialogue et la recherche en commun de la vérité.

Tout d’abord, Pascal tient compte de la susceptibilité de tout interlocuteur. Il indique qu’il faut éviter blesser inutilement celui avec lequel on n’est pas d’accord. Le traiter d’ignorant avec mépris ou suggérer lourdement qu’il ne comprend vraiment rien est maladroit ! L’individu peut se braquer et ce serait normal. Mieux vaut souligner ce qui est pertinent dans son discours en précisant néanmoins que d’autres aspects n’ont pas été vus. « On ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé »

Il reste évidemment opportun de repousser l’interlocuteur malhonnête dans les cordes. Toutefois, quand on a à faire à un discutant sincère – ce qui arrive assez souvent tout de même - il faut, selon Pascal, tâcher de comprendre comment il prend les choses et ce qu’il saisit du réel. Pour Pascal, il est rare que quelqu’un qui s‘exprime avec conviction ne dise strictement rien. Rares sont ceux qui sont totalement « à côté de la plaque » - pour reprendre une expression familière -  dès lors qu’ils s’appuient sincèrement dans leur discours sur une vraie perception. Quand quelqu’un dit quelque chose avec sérieux, cela doit donc être pris avec sérieux. La plupart du temps, il y a quelque chose à en tirer car est mise en valeur une facette de la réalité qu’on est en train de discuter dont on n’a pas vu nécessairement toute l’importance.

A titre d’exemple, un professeur est parfois surpris des remarques et questions des élèves qui le conduisent à approfondir sa réflexion sur un point qu’il pensait bien maîtrisé. Etre savant ne signifie pas qu’on voit toujours distinctement tous les aspects d’une question et c’est pourquoi le dialogue avec des personnes moins avancées sur le chemin de la connaissance est tout de même instructif car cela conduit à renouveler, à enrichir et à consolider la saisie intellectuelle d’une réalité. Le dialogue en ce sens éclaire tous les interlocuteurs.

  1. Dialogue, vérité et erreur

On le voit l’éthique de la discussion pour Pascal repose sur une certaine conception de la vérité et de l’erreur.

L’erreur n’est pas une absence totale de savoir – ce n’est pas un vide complet ! Pascal en ce sens se rapproche d’un de ses contemporains philosophes : Spinoza qui définit l’erreur comme une vérité partielle. Celui qui se trompe et tient un discours sincère sur ce qu’il a saisi, ne dit pas rien mais il en dit à la fois trop et pas assez car il confond la partie d’une réalité qu’il bien vue avec la réalité entière. Se tromper, c’est avoir une vision unilatérale et tronquée des choses : on voit un aspect d’une réalité, une de ses parties et on croit qu’on l’a attrapé dans sa totalité. La vérité est, par opposition, le moment où notre pensée est en parfait accord avec la réalité – c’est-à-dire que nous avons fait, comme on dit, le tour de la question et perçu toutes les facettes qui permettent d’avoir une vision claire et distincte de la chose analysée. Rien ne nous échappe.

On le voit la vérité est un idéal qui n’est pas si facile à atteindre. Pascal rappelle que « naturellement l’homme ne peut tout voir ». C’est pourquoi il souligne l’importance et la nécessité d’une intelligence collective qui trouve justement à s’exercer dans le dialogue bien mené. Cette façon de chercher à plusieurs dans la discussion à se comprendre et à mieux comprendre la réalité, est donc tout à fait indispensable. Notre compréhension des choses doit beaucoup à cette capacité de mener un dialogue. C’est cette capacité qui est en oeuvre dans les colloques scientifiques, dans les débats publics, dans les délibérations politiques mais aussi dans les discussions privées entre proches, même parfois dans les conversations du café du commerce qui n’est pas nécessairement un lieu de perdition.  

Je propose enfin d’écouter un morceau du répertoire de la soul musique : « Killing me softy with this song” chanté par Roberta Flack.

Références

Musicales :

Roberta Flack : “Killing me softy with this song”, (1973)                                                                       Henri Salvador : « Mais non ! Mais non ! » (1965)

Philosophiques

Blaise Pascal : Pensées, éd. Brunschvig. Pensée 9.                                                                              Spinoza, L’éthique, Deuxième partie : De la nature et de l’origine de l’âme, Propositions XXXIV et XXXV, trad. Charles Appuhn, éd. Garnier Frères, 1965

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L'instant Philo : Désir et lassitude

Désir et lassitude

Illustration : L'ennui, un tableau de Gaston de la Touche  

Texte de l'émission : 

Désir et lassitude                              « L’instant philo »                        Emission du 3 mai 2020

Elle s’invite de temps en temps, sans qu’on l’ait sollicité, dans nos occupations professionnelles ou privées, dans les familles, parmi les amis, entre les amants, au sein même des relations les plus intenses et les plus émouvantes. Et, sans crier gare, elle s’installe parfois durablement et commence son impitoyable travail de sape. Elle peut ainsi déposer sa couche de poussière et de rouille sur le métal des nouveautés les plus passionnantes. Elle finit par émousser la lame du désir qui nous faisait trancher ces vieilles habitudes qui nous empêchent d’avancer. Elle neutralise nos volontés de changer, nous paralyse, et tente de nous placer dans une vision déprimante des choses. Elle met du gris sur les couleurs de l’existence et rend fade tout ce qui mettait du piment dans notre vie. Bref, elle transforme le désir en ennui,  le passionnant en désolant, nos amours en tristes cohabitations. Pourtant son nom est plutôt doux et caressant : elle s’appelle la lassitude.

Peut-être est-elle le ver dans la pomme du désir qui nous condamne ici-bas à l’ennui et à la déception – bref au malheur. Telle est, en tout cas, l’hypothèse qui peut paraître bien séduisante d’un certain pessimisme que nous aimerions examiner et critiquer.  Car cette représentation des choses aussi lucide puisse-t-elle paraître se révèlera peut-être à l’analyse réductrice et ignorante du rapport bien plus complexe que le désir entretient avec la lassitude et l’ennui.

  1. La logique du désir aux yeux des pessimistes

Puisque nous avons le projet de critiquer la doctrine pessimiste, il est important d’examiner ses arguments. Une définition du désir par le philosophe Leibniz, qui est né en 1646 et est mort en 1716  est bien utile pour commencer notre analyse. Elle est tirée des Nouveaux essais sur l’entendement humain. « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »

Tout d’abord, le désir est présenté par Leibniz comme une « inquiétude ». Le terme ici n’est pas à prendre au sens psychologique qui renvoie à la crainte, au stress et à l’anxiété. Il faut le prendre au sens étymologique. L’inquiétude est littéralement l’absence de quiétude, de tranquillité ou de repos. Désirer c’est donc être agité intérieurement par quelques mouvements de l’âme et être conduit ainsi à intervenir sur le monde qui nous entoure. L’homme qui désire n’est pas du côté du calme plat qui définit parfois des périodes de l’existence où l’on dit alors qu’on est « tranquilles ». Leibniz nous rappelle donc que le désir est principe d’action et producteur de liens sociaux et affectifs.   

Tout à l’opposé, la lassitude est ce qui nous pousse souvent à interrompre une activité et, parfois, à sortir d’une relation. Elle est très proche de l’antonyme du désir – à savoir l’aversion qui peut prendre la forme du dépit, de la haine, du dégoût, parfois de l’indifférence.  Cette nature de la lassitude si contraire au désir peut finir par le miner de l’intérieur – comme le ver dans le fruit.

On comprend dès lors mieux la doctrine des pessimistes. Car la lassitude qui accompagne tous nos engouements comme son ombre maléfique,  semble bien vouer le désir à un perpétuel et très répétitif échec. Arthur Schopenhauer, qui est le grand représentant du pessimisme philosophique au XIX siècle peut ainsi écrire dans Le monde comme volonté et représentation : «  Sans nous lasser, nous courrons de désir en désir ; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu’elle promettait ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d’une erreur honteuse ; nous continuons à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes[i] et nous voilà à poursuivre de nouveaux désirs. »

Pour comprendre ce constat désabusé de Schopenhauer, il faut revenir à la définition de Leibniz : « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »  Le désir y est présenté comme une frustration potentielle. Leibniz reprend l’idée de Platon qui présente le désir comme un manque, c’est-à-dire comme l’absence plus ou moins douloureuse et obsédante d’une réalité dont nous imaginons que la présence serait capable de nous procurer une grande satisfaction. Ce caractère négatif du désir le rapproche de l’aspect destructeur de la lassitude et de la dimension insupportable de cet ennui que la lassitude produit en nous, quand elle finit par éteindre le feu sacré de la passion. Désir, lassitude et ennui produisent tous trois de l’insatisfaction.

On comprend dès lors pourquoi Schopenhauer met l’accent sur un cercle vicieux qui produit le malheur de notre condition.  L’inquiétude douloureuse du désir nous conduit en effet à rechercher laborieusement une satisfaction qui, une fois atteinte est rapidement minée par la lassitude. Cette dernière nous laisse, comme seul os à ronger, un mortel ennui qui donne rapidement envie de retrouver la morsure amère du désir.  Le pessimisme se plaît à mettre en avant cette logique infernale qui fait de nous des machines désirantes qui produisent essentiellement de la déception à répétition et du malheur en boucle.

  1. Critique du pessimisme

Indéniablement la vision pessimiste attrape quelque chose du réel. C’est pourquoi il est difficile d’y rester insensible. Toutefois, plusieurs arguments peuvent lui être opposés. C’est encore une fois Leibniz qui va nous servir de fil conducteur. Il écrit en effet ceci dans son ouvrage intitulé,  Principes de la nature et de la grâce fondé en raison : «  Notre véritable bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister en une jouissance complète où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections »

C’est dire la nécessité pour Leibniz d’être réaliste. Où a-t-on déjà vu d’ailleurs une satisfaction parfaite et durable sur terre ? Ce prétendu idéal n’est rien d’autre finalement  qu’une sorte d’état végétatif de jouissance béate.  Le véritable bonheur est d’être en mouvement. Il  consiste, précise Leibniz «  en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. »

De ces considérations, on peut tirer quelques  leçons. D’abord si le pessimisme insiste sur l’impossibilité de combler le manque du désir, c’est parce qu’il fantasme finalement sur une jouissance qui serait totale et définitive. Le pessimisme est finalement un idéalisme inversé. Mettre tant l’accent de façon excessive sur le négatif et la douleur du désir montre qu’on cultivait un espoir insensé dans la positivité d’un bonheur statique. Le pessimiste est un naïf et la résistance que le réel lui oppose ne le rend pas plus sage. Au contraire, il tombe dans l’aigreur et reste aveugle. Il ne voit pas, par exemple qu’il peut y avoir une vraie jubilation à désirer. Il semble même ignorer que le bonheur humain, loin d’avoir pour effet de nous rassasier définitivement, ouvre plutôt l’appétit de vivre, donne de nouvelles envies et nous fait comprendre que le désir permet l’exploration de nouvelles possibilités.

Le pessimisme est donc une conception réductrice du désir. C’est aussi une posture facile qui s’appuie sur le préjugé selon lequel la lucidité  doit toujours être du côté de la désillusion et du désespoir. Pourquoi faudrait-il toujours habiller la lucidité avec les vêtements austères des penseurs à la triste figure ? La lucidité ne devrait-elle pas plutôt suivre les pas d’une vérité plus complexe, qui échappe aux hommes qui ont la prétention de tout faire entrer dans leur mélancolique système ?

Pour Nietzsche, un discours philosophique doit être jugé, non seulement dans sa cohérence interne mais aussi en examinant celui qui le tient. « Qui parle ? » est une question qu’il faut savoir se poser. Dans Le gai savoir, il écrit ainsi : «  Chez l’un, ce sont ses manques et ses imperfections qui se mettent à philosopher, chez un autre ses richesses et ses forces. »  

On voit bien alors de quel côté souffreteux se trouve Schopenhauer. Et de quel côté plein de vitalité se situe Leibniz. Il y a ainsi des philosophies pleines de sève qui savent affirmer la positivité du désir, son aspect aventurier ainsi que la contribution qu’il apporte à un bonheur dynamique, bien réel et perfectible. Ce sont des philosophies pour lesquelles ennui et lassitude ont également une valeur humaine indépassable. Les deux, en effet, nous évitent de rester fixer sur une jouissance tel un nourrisson accroché au sein de sa mère. Ces deux dispositions affectives permettent ainsi un renouvellement enrichissant de nos existences. Elles nous signalent aussi de temps en temps les impasses dans lesquelles notre désir peut s’égarer.   

Conclusion

La lassitude ne détruit pas le désir, ni ne conduit à minimiser, comme le font les esprits chagrins, les satisfactions du passé. La lassitude permet comme le sentiment de satiété, d’éprouver de façon spontanée les limites de la jouissance qu’un objet peut nous procurer et elle nous prépare à de nouvelles découvertes.     

En somme, désir et lassitude peuvent former un couple harmonieux. D’ailleurs, s’il est courant de se lasser de bien des choses, rares sont ceux qui se lassent totalement de désirer. Enfin, face aux déconvenues de la vie, aux déceptions qu’on ne peut éviter et au froid pessimisme qui nous menace, il faut tâcher de réaffirmer la force de la vitalité et cultiver ce courage des oiseaux dont Dominique A sait très bien chanter les louanges.                        

[i]  Les Danaïdes dans la mythologie grecque sont les filles du roi Danaos qui ont été condamnées aux enfers  à remplir pour toujours un tonneau percé.

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L'Instant Philo : La Distraction

L'Instant Philo : La Distraction

VivaCulture      L’instant philo       Emission du 5 avril 2020        Thème : La distraction

Un résumé par Léa Beauchamps, élève de classe préparatoire ECS de septembre 2019 à juin 2021au lycée François 1er du Havre de cette émission consacrée au thème de la distraction

Dans le contexte actuel, avec la pandémie mondiale, la distraction nous permet de nous détourner de la situation stressante du confinement. En effet, nous avons besoin de nous distraire ou encore d’être distrait. La distraction peut apparaitre sous deux formes : l’une est active et en ce sens la distraction consiste à se distraire c’est-à-dire à se changer les idées, à se divertir. L’autre est à la forme passive : la distraction consiste alors à être distrait. Ces deux formes sont très distinctes :

  • Dans un premier temps, être distrait c’est être amusé, être divertie par d’autres personnes ou par un évènement drôle.
  • Dans un autre sens, être distrait c’est un état d’inattention au présent. Ce qui signifie que l’on a été happé par une pensée qui nous rend absent temporairement à ce qui se passe. On peut donc légitimement se poser la question :

Où sommes-nous donc quand nous sommes distraits de cette façon ? Plusieurs réponses : nous sommes dans nos pensées, nos souvenirs, dans nos rêves. Dans tous les cas nous sommes ailleurs.

Cette dernière forme de distraction nous montre que nous sommes capables de nous téléporter en une autre dimension du réel (mais aussi sans doute une autre dimension du temps). Nous sommes donc dotés d’une capacité qui nous permet d’être ailleurs, de nous évader du présent, en bref d’être distrait.

Que pouvons- nous apprendre cet état singulier de distraction ?

Premièrement si nous pouvons nous absenter de cette façon c’est sans doute pour mieux nous rendre présent à ce qui est absent de nos perceptions des choses extérieures, c’est-à-dire pour mieux percevoir nos états d’âme, nos idées, nos souvenirs ou encore nos projets. Pour résumer, la distraction nous permet de mieux explorer nos pensées. Toutes ses réalités internes peuvent, en effet, tant nous occuper que cela nous empêche de nous préoccuper de ce qui nous entoure. C’est pourquoi notre attention peut se détacher du présent pour se tourner vers le domaine de l’intériorité. Être distrait ce n‘est donc pas du tout se retrouver dans un état d’abrutissement ou de vide complet dans lequel la grande fatigue nous place parfois. Prenons l’exemple de la distraction de Socrate. Ce dernier explique qu’un « démon », de temps en temps, le mettait en arrêt complet. Pour les grecs de l’antiquité, un démon (daemon) est un être supérieur qui n’est pas nécessairement diabolique mais une sorte d’ange gardien dont la fonction est de guider plus que de pervertir. Dans le Banquet de Platon on retrouve une description rapide où Socrate suspend toute attention à ce qui l’entoure pour se plonger dans ses pensées. Dans ce passage il y a une mise entre parenthèse du monde extérieur qui rend possible une bonne exploration du riche contenu de notre intériorité. Cette intériorité est constituée de nos idées mais aussi de nos sentiments, nos décisions et les représentations de notre imagination. Par conséquent, on peut donc conclure qu’il y a un lien très fort entre la distraction et l’imagination qui est la faculté de rendre présent (notamment sous forme d’image) ce qui est absent dans ce qui nous entoure. L’imagination nous rend donc aussi absent au présent puisqu’elle nous transporte dans une autre dimension du monde. De même, nous pouvons faire défiler en nous l’image d’une chose absente mais qui a existé, il s’agit du souvenir. La mémoire est en ce sens une sorte d’imagination reproductrice. Être distrait consiste donc à explorer notre pensée grâce à l’imagination afin de percevoir tout un monde qui a disparu ou qui n’est pas encore apparu, voire même tout un monde qui n’existera jamais. La distraction nous enseigne donc qu’il y a bien plus de choses dans notre intériorité que nous le croyons.

 

Références musicale de cette émission.

Jacques Higelin : « Tiens j’ai dit : « Tiens » », chanson tirée de l’album : Crabouif  (1971)

Supertramp : “Dreamer” une chanson tirée de l’album : Crime of the century (1974)