L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : La prise de conscience

La prise de conscience

L’instant philo.                                       Emission du dimanche 21 février 2021

                                        La prise de conscience

Le succès un peu inattendu de la série d’Arte « En thérapie » dont l’essentiel se passe dans un cabinet de psychanalyste montre l’intérêt que nous portons actuellement aux exercices d’introspection. Selon Freud, la méthode d’association libre des idées permet l’analyse des aspects inconscients de notre subjectivité. Cette prise de conscience nous ouvre de nouvelles marges de manœuvre et nous fait mieux comprendre les désirs qui nous structurent en profondeur. Mieux connaître de façon sensible, les ressorts parfois cachés de notre personnalité permet d’agir, notamment dans nos relations avec les autres de façon plus éclairée. On peut éviter de la sorte scénario répétitifs et blocages. La prise de conscience nous libère ainsi de l’emprise de l’inconscient.  

Bonne nouvelle sans doute que cet engouement pour une œuvre de fiction qui met en avant un travail de retour sur soi, sans en dissimuler les difficultés et les ratés ! L’agitation parfois superficielle du consumérisme et le miroir aux alouettes de la société de spectacle nous détournent souvent de ce qui se passe en nous. Et notre conscience peut sortir d’elle-même sans pour autant devenir plus lucide sur le monde qui l’entoure, se tenant ainsi comme en suspens loin de tout, avec en plus parfois, l’illusion d’être dans la normalité. La prise de conscience ne devient-elle pas dans ces conditions indispensable pour appréhender réalité extérieure et intériorité sur quoi notre perception habituelle des choses nous renseigne souvent si mal ? 

  1. L’inconscient dans tous ses états.

Selon Aristote, pour comprendre le bien, il faut saisir ce qu’est le mal. Pour bien cerner la vérité, il est important de méditer sur son antonyme : l’erreur. Ainsi pour prendre toute la mesure de la question : « qu’est-ce qu’être vraiment conscient ? », il faut se demander : « qu’est-ce qu’être inconscient ? »

Quand on dit d’une personne qu’elle est inconsciente, cela peut signifier trois choses différentes. Nous avons déjà évoqué le sens psychanalytique Mais être dans un sommeil profond ou encore dans le coma, c’est aussi « être inconscient ». S’évanouir, c’est faire l’expérience d’un écran qui s’éteint subitement ; mieux c’est ne plus rien percevoir. Mais avec le monde extérieur qui s’éclipse, nous aussi, nous disparaissons. Tout s’arrête. Ceux devant lesquels nous nous sommes pâmés, ont devant eux un corps inerte et déserté par la personne qui y loge ordinairement.  La perte de conscience est un état finalement qui ressemble à la mort qui pour cela fascine, inquiète et effraie.  Quand ensuite on sort du coma, on constate que la réalité qui nous entoure reprend ses formes progressivement. On retrouve, mieux, on reconstitue le monde.  Pour autant, être éveillé ne signifie pas encore être parfaitement conscient. Nous pouvons être détournés en partie de ce qui nous entoure par des pensées qui nous renferment en nous-même. Le malheur trop souvent retire le goût d’observer le chatoiement du réel là où le bonheur pousse à découvrir et à embrasser le monde. « Le monde d’un homme heureux est un autre monde que celui du malheureux[i] » notait le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein.

Art et élargissement de la conscience selon Bergson

Même sans être spécialement distrait par les soucis ou par quelque tendance à la rêverie, notre perception opère plus ou moins une sélection dans ce qui se présente à elle en fonction des impératifs de l’action. Henri Bergson déclare ainsi dans son essai sur Le rire : « Vivre, consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. [ii]»

L’efficacité de notre action et de notre insertion dans le réel serait donc à ce prix : tout ce qui n’y contribue pas, est neutralisé, du moins placé au second plan. Notre vision du monde serait donc comparable à ce que laisse apparaître un projecteur qui n’illumine que ce qui intéresse notre action, en laissant tout le reste dans l’obscurité. Notre conscience ordinaire marcherait finalement toujours avec son double, l’inconscient qui la suit comme son ombre.  Toutefois, un élargissement de la perception, estime Bergson, est possible : « de loin en loin – écrit-il - par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. » De qui parle-t-il ? Des artistes grâce auxquels selon lui nous pouvons acquérir une conscience plus vaste du réel. Il déclare ainsi :           

« À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. »[iii]

Ainsi, les artistes sont ceux qui nous permettent une prise de conscience plus complète de la réalité et nous fait sortir du microcosme dans lequel nous confinent trop souvent le train ordinaire de nos activités et obligations.

  1. Conscience, inconscience au sens moral et politique

Lorsque nous n’apercevons le réel que par le petit trou de serrure de nos préoccupations quotidiennes, nous vivons dans un monde bien pauvre en comparaison de ce qui nous entoure et de ce que notre subjectivité est capable d’accueillir et de produire. Le bénéfice principal de cet intensification de la conscience par l’art et la culture est de pouvoir nous échapper d’une existence étriquée dont nous ne sommes jamais fiers, ni contents. Car une telle manière de vivre et peut produire médiocrité, bassesse et même immoralité.                                     

En effet, être inconscient au sens moral, c’est aussi être scandaleusement irréfléchi et irresponsable. La responsabilité est d’une façon générale, la capacité de répondre de ses actions et, tout particulièrement, de leurs conséquences prévisibles. Dans un sens mélioratif, elle est le fait d’assumer d’autant mieux ce que l’on a fait que cela a été fait de façon réfléchie et pesée. Responsabiliser une personne, c’est lui faire prendre conscience des effets nuisibles et de la gravité de ce qu’elle a fait. Cet éveil de la conscience ne passe pas par le travail analytique, ni par la médiation des œuvres d’art mais par le sentiment de culpabilité et les remords. Le sens moral est, en effet, parfois si mal aguerri qu’il a besoin de se nourrir d’émotion et de réflexion pour arriver à une prise de conscience salutaire. Travail important car la personne pleinement consciente de ses responsabilités est en morale comparable à ce que l’artiste est face au monde : un individu révélateur de potentialités humaines et créateur de relations plus riches.

            Bergson, dès les années trente, a compris que le développement technologique nous a dotés d’une puissance disproportionnée au regard de notre capacité d’en faire bon usage. Il appelait de ses voeux « un supplément d’âme »[iv], pensant que la mystique pourrait relever le défi lancé par la technique à l’humanité. Ce défi prend maintenant la figure d’une crise écologique majeure. Et c’est à la politique éclairée par une expertise scientifique et soucieuse d’un bien commun qui ne peut se limiter dorénavant ni aux frontières d’un pays, ni au court terme du profit des actionnaires, de proposer une vision d’avenir à la hauteur des enjeux actuels. Rien de plus inconscient que le rejet de la rationalité scientifique, que l’aveuglement face aux problèmes qui sont devant nous et qu’un retour au repli sur soi en temps de mondialisation. Si les conditions sont réunies, une vraie prise de conscience pourrait devenir une véritable reprise de confiance en l’avenir de l’humanité.

Mais il faudra que les politiques qui viennent soient comme les artistes décrits par Bergson : des êtres capables grâce à leur vision ainsi qu’à leur capacité d’anticipation, d’entrainer un profond changement du regard que nous portons sur l’organisation de notre monde. Notre perception des choses est, en effet, sûrement trop exclusivement centrée sur les activités et affaires humaines. Une prise de conscience qui élargirait nos perspectives et mettrait en lumière notre condition de terriens dont la responsabilité est de travailler à une coexistence intelligente avec les autres vivants, constituerait assurément une étape cruciale.

 

Tous les titres musicaux utilisés dans cette émission proviennent de l’album : The ideal Crash (1999) du groupe belge Deus

[i] Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus

[ii] Henri Bergson : Le rire

[iii] Henri Bergson : La pensée et le mouvant

[iv] Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion.

 

 

 

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L'Instant Philo : Mensonges et sincérité

Mensonges et sincérité

Mensonge et sincérité                                                                                                   L’instant philo                                                                     Emission du 13/12/2020

  1. Une confusion fréquente.

Quel est le contraire du mensonge ? La vérité ! Telle est la réponse spontanée qu’on obtient le plus souvent lorsqu’on pose la question.   

Pourtant, le dictionnaire nous indique clairement qu’il n’en est rien. Le terme opposé au mensonge est en effet la sincérité ou encore la franchise. La vérité se définit habituellement par l’accord de la pensée avec le réel. En clair, je suis dans le vrai lorsque ma représentation des choses correspond à ce qui existe. La sincérité elle, est un accord de notre discours avec notre pensée. On est franc quand on dit ce qu’on pense. Toutefois quand on dit ce qu’on pense, on peut être dans l’erreur qui est le contraire du vrai. Et si on est pris en flagrant délit de propagation involontaire de quelque chose de faux, on peut préciser qu’on ne cherchait pas à tromper les autres mais simplement qu’on se trompait. On était dans l’ignorance et non dans le désir de manipuler. On le voit : une chose est donc la sincérité, autre chose la vérité. Une chose est le mensonge, autre chose l’erreur. Vérité et erreur désignent la qualité d’un discours qui porte sur la connaissance du réel et relèvent d’un jugement scientifique. Mensonge et sincérité appellent plutôt un jugement moral. On condamne la tromperie et on fait l’éloge de la franchise. Nous avons donc affaire à deux couples de notions qui décrivent des réalités de nature différente. Cette confusion qui nous conduit à considérer la vérité comme l’opposé du mensonge semble donc clairement sans aucun fondement.

Pourtant, cette confusion est si courante qu’il y a de quoi s’interroger. D’autant que le langage ordinaire persiste et signe dans le brouillage des frontières. Le contraire de la vérité est en effet la fausseté mais cette dernière, comme on le sait, désigne autant le caractère de ce qui est erroné qu’une attitude hypocrite et manipulatrice qui manifeste bien une absence de sincérité. Quelqu’un à qui on ne fait pas confiance, on dit bien de lui qu’il est « faux »  Cette confusion persistante peut-elle nous apprendre quelque chose ? C’est ce que nous aimerions examiner. N’aurait-il pas, en effet, parfois quelque chose de faux dans la sincérité ? Et inversement, n’y aurait-il, dans certains cas, une profondeur et vraie humanité dans le mensonge ?

  1. L’ambivalence du mensonge et de la sincérité.

La morale commune considère habituellement que la sincérité est une qualité et le mensonge un défaut tout à fait détestable. Il y a de très bonnes raisons à cela. Encore faut-il faire bien attention à ce qu’une conception erronée de la franchise ne conduise pas à des discours irréfléchis. Etre sincère, c’est dire ce que l’on pense certes mais comme le soulignait Montaigne[i], en son temps : «  Il ne faut pas tout dire, car ce serait sottise. » On connaît tous des personnes qui disent tout ce qui leur passe en tête et c’est souvent pénible, parfois blessant, toujours un peu ridicule. La logorrhée, l’absence de retenue et de pudeur, voire une  agressivité du propos mal contrôlée montrent que la sincérité pour rester une qualité demande à être limitée et réfléchie. Elle ne consiste pas à dire tout ce que l’on pense mais plutôt à penser vraiment tout ce que l’on dit. Si on constate parfois avec honte que nos paroles ont dépassé notre pensée, c’est que la vraie sincérité ne doit pas être confondue avec ces discours que nos passions en général et, une spontanéité mal inspirée, en particulier, nous font tenir de façon dommageable.

Montaigne ajoutait : «  Il ne faut pas dire tout ce que l’on pense car ce serait sottise : mais ce que l’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » L’absence de sincérité est donc pour lui condamnable. Le philosophe Emmanuel Kant va également dans ce sens : «  La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même comme être moral (…) est le contraire de la véracité : le mensonge. [ii]» affirme-t-il. « Tu ne mentiras point ! » est présenté comme un impératif absolu. Un devoir moral inconditionnel. Cette position intransigeante ne manque pas de panache. Elle est d’ailleurs partagée par beaucoup. Cependant une telle posture morale pose problème. Dans certaines situations, il est préférable de mentir plutôt que de dire la vérité. Quand un individu poursuivi par des forces de l’ordre mal intentionnées dans une dictature impitoyable, se réfugie dans votre maison, faut-il avouer aux poursuivants par souci d’être sincère, qu’il s’est caché chez vous ? Kant estime c’est un devoir absolu en toute circonstance d’éviter le mensonge. Si on ne veut pas dénoncer la personne qui fuit les persécutions, il suffirait, estime-t-il, de refuser de répondre. On se doute bien que cette attitude silencieuse n’est pas protectrice car elle revient à signaler indirectement la présence du fuyard. Le mensonge semble alors la solution la plus acceptable moralement. La sincérité ne peut ainsi être un devoir absolu dans un monde où le mal et la violence sont bien présents. Il arrive en effet que deux impératifs moraux rentrent en conflit. C’est bien le cas dans la situation que nous venons de décrire. Et il faut savoir alors relativiser la valeur de la sincérité, faire passer avant elle le devoir supérieur de protéger une vie humaine et refuser ainsi d’être complice d’une persécution injuste. La sagesse pratique à laquelle il semble indispensable de faire appel ici consiste à éviter le pire et à faire au mieux. Elle s’oppose à l’intransigeance de la morale du devoir absolu qui croit que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Faire de ses principes moraux l’alpha et l’oméga de l’éthique sans tenir compte des situations concrètes parfois dramatiques qui se présentent à nous est même immoral. Vladimir Jankélévitch à la lumière des tragédies du XXème siècle, prend clairement partie sur cette question. Il déclare ainsi : «  Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vérité criminelle de la délation. Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité.[iii] »  

Valoriser la franchise et se méfier des menteurs n’exclut pas qu’il arrive, on vient de le voir, dans certains cas que la sincérité soit criminelle et le mensonge salutaire. Pour corriger alors ce qu’il peut y avoir de faux dans la franchise et faire apparaître ce qu’il y a de vrai humainement dans le mensonge, nous avons le remède d’une sensibilité morale avec, par exemple, ces scrupules[iv] qui nous avertissent de la complexité des situations et savent nous détourner des positions de principe qui sont souvent aveugles au tragique de l’existence.

  1. Au-delà de la sincérité et du mensonge : la lucidité et l’inconscient ?

Sincérité et mensonge, ont un rôle à tenir aussi dans la conscience de soi. On croît parfois que l’expression sincère de nos pensées permet d’accéder immédiatement à notre vérité personnelle. On fait de la spontanéité et de la franchise les moyens d’être authentiquement soi-même.  Se réaliser consisterait à suivre les indications qu’on peut tirer des états d’âme et pensées auxquelles notre conscience nous donne accès de façon privilégiée.

A vrai dire, force est de constater que la lucidité implique un travail sur soi qui la distingue de la simple sincérité. La sincérité dont on attend parfois qu’elle soit éclairante peut être finalement trompeuse. On constate, en effet, qu’on peut se raconter des histoires, se cacher des vérités et même se mentir à soi-même. C’est le cas dans la mauvaise foi. Mais aussi dans certaines formes de déni qui apparaissent quand quelque chose nous semblent insupportable ou encore incompatible avec l’idée qu’on se fait de soi-même et des relations que nous avons aux autres et, de façon générale ou encore avec la conception de ce qu’une personne humaine devrait être. Si la lucidité nous paraît si précieuse, c’est qu’elle réside dans le courage de voir les choses telles qu’elles sont. La sincérité ne permet pas toujours d’y arriver. La lucidité cherche ainsi à unir sincérité et vérité : elle est la force morale qui cherche à nous éclairer sur la réalité humaine et à dissiper tout cet imaginaire dans lequel nous nous complaisons, même quand cela est difficile.

Parmi les obstacles qui font parfois de la sincérité une ennemie de nos aspirations les plus profondes, il y a le fait aussi qu’une bonne partie de nos pensées nous échappent. Tout un versant de notre personnalité qui s’est construite pendant notre enfance où nous avons intériorisé un certain nombre de scénarios, de représentations et de sentiments, nous reste inconnue. C’est ce que Freud appelle l’inconscient. Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux que la sincérité qui s’appuie en toute confiance sur les informations incomplètes de la conscience, puisse être fallacieuse. On constate parfois, non sans regret, que certaines décisions prises en toute spontanéité ne correspondent finalement pas du tout à ce que nous désirons vraiment. Nous jouons parfois sur la grande scène du monde, sans nous en apercevoir, des personnages bien éloignés de notre vraie personnalité.

Seule la lucidité rend possible l’accès à une plus grande authenticité où l’on tente de ne plus se raconter d’histoire. Mais cela suppose efforts, retour sur soi, mise à distance de ces affects et de certaines représentations, patience et courage. Enfin, considération qui a toute son importance, ce serait se mentir que de croire qu’il existe une vérité personnelle posée une fois pour toute. Aussi quand on a le sentiment de s’être enfin trouvé, mieux vaut continuer à avancer et à chercher, si on ne désire pas se perdre.

Didier Guilliomet

Références musicales

Capitol K :  Pillow, City, God Ohm, morceaux tirés de l’Album : Island row (2005)

 

[i] Montaigne : Essais

[ii] Kant : La métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu.

[iii] Vladimir Jankélévitch : Traité des vertus. La sincérité.

[iv] Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Eric Douchin : Scrupules et conscience morale. Ed. de L’harmattan, 1995.

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L'Instant Philo : L'imprévisible

L'imprévisible

Texte de l'émission : 

L’imprévisible               « L’instant Philo »                  Emission du dimanche 24 janvier 2021

S’il y a quelques temps on nous avait annoncé qu’une épidémie mondiale changerait profondément les habitudes de tous les hommes sur terre, imposant un peu partout des confinements stricts, des couvre-feux et ralentissant l’ensemble des activités, nous aurions considéré qu’une telle affirmation relevait davantage d’un bon scénario de science-fiction ou d’anticipation – digne de la série Black Mirror – qu’à une prévision sérieuse de l’avenir proche. Mais l’improbable est devenu réel. L’histoire est pleine de ces coups de théâtre que personne n’avait vu arriver et qui changent durablement la donne. L’imprévisible laisse partout son empreinte sur les événements humains. Jusque dans nos existences individuelles, le hasard d’une bifurcation fait parfois tout changer, pour le meilleur comme pour le pire. L’imprévisible peut en effet constituer une véritable aubaine. Il est clair qu’une existence où tout serait prévu d’avance et sous contrôle aurait de quoi susciter l’ennui, voire même un certain effroi. Reste qu’en ce moment, l’imprévisibilité se fait oppressante : avec les incertitudes liées à l’épidémie, combien de projets restent lettre morte ? Comment planifier même dans un avenir proche ce que nous envisagions auparavant avec l’insouciance de ceux qui avaient pris l’habitude de compter sur la stabilité des choses ? Trop d’imprévu condamne à une certaine impuissance et nous arrime à un présent sans grande perspective de réjouissances. Sommes-nous donc condamnés à voir apparaître une bonne partie des événements dans nos existences comme des silhouettes étranges et fantomatiques qui surgissent de la brume sans qu’aucun indice, ni signe ne les aient annoncé? Une chose est certaine : ouvrir quelques pistes de réflexion sur cet imprévisible qui occupe actuellement une plus si grande place dans nos vies, semble bien utile.  

  1. Imprévisibilité, imprévoyance et responsabilité.

On surestime peut-être la puissance de l’imprévisibilité. Cela fait quelques années par exemple que les scientifiques estiment qu’une des menaces à prendre très au sérieux pour l’ensemble l’humanité, ce sont les épidémies. Quelques-unes ont déjà causé bien des ravages. Les zoonoses, ces infections qui se transmettent de l’animal à l’homme sont à l’origine de près de 75% des maladies émergentes. Après le S.R.A.S, la maladie de Creutzfeldt Jakob, le virus Ebola, l’apparition de la covid 19 n’est donc pas totalement surprenante. Avec du recul, on estime que bien des événements qui nous ont d’abord déconcerté étaient en partie prévisibles. Mais peut-être y-a-t-il une sorte d’illusion de l’après-coup qui nous fait estimer rétrospectivement plus conscients que nous l’étions ? Une chose est certaine : la cause déclenchante ainsi que l’aspect concret des événements prévus restent imprévisibles. Ces remarques nous conduit à nous demander : pourquoi, s’il était envisageable de prévoir une menace épidémique, n’avons-nous rien prévu pour amortir le choc – voire pour éviter la catastrophe dont nous savons qu’elle est liée à une expansion déraisonnable du territoire occupé par l’humain au nom du profit, qui nous place en promiscuité avec des animaux sauvages pouvant nous transmettre diverses maladies ?

On remarque d’abord que dans la formule : « pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » le verbe « prévoir » a deux sens différents. L’un désigne une connaissance qui trouve sa forme achevée dans  la prévision scientifique. Prévoir, c’est connaître de façon assurée le futur. Par exemple, tout le monde sait que quelques mois après la douceur et l‘abondance de l’été, l’hiver arrivera avec ses difficultés. Dans la célèbre fable de La Fontaine, « La cigale et la fourmi », la Cigale en fait l’expérience qui,                                      « ayant chanté tout l'été,
   Se trouva fort dépourvue
   Quand la bise fut venue. »                                     

Le second usage du verbe « prévoir » renvoie à l’attitude prudente découlant de la connaissance du futur qu’on nomme la prévoyance. L’attitude prévoyante consiste à préparer, en prévision d’une période de disette, des provisions. La fourmi de la fable applique à la lettre la formule du philosophe Auguste comte : « Science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action ». La cigale n’ignore pas qu’elle devrait travailler à préparer la période hivernale mais elle n’a pas le courage de passer à l’action et préfère danser tout l’été. La fourmi, qui n’est pas prêteuse, a beau jeu alors de dénoncer sa paresse et son inconséquence,                  « Que faisiez-vous au temps chaud ?
   Dit-elle à cette emprunteuse.
   Nuit et jour à tout venant
   Je chantais, ne vous déplaise.
   Vous chantiez ? j'en suis fort aise :
   Et bien ! Dansez maintenant. »

Au demeurant, la fourmi n’est pas si sage que cela. Elle oublie de considérer qu’une chose est évidemment prévisible : notre existence aura un terme. Notre mortalité nous rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de sécuriser notre avenir en accumulant des biens mais qu’il s’agit aussi de jouir au mieux du présent avant que la dernière heure arrive. La cigale est, sur ce point, plus prévoyante que sa trop sérieuse voisine.

 Enfin, la question : « Pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » est aussi un reproche plus particulièrement adressé à nos dirigeants. Cela peut être justifié. Mais cela peut aussi manifester notre tendance à réduire la sphère de l’imprévisible pour agrandir le champ de la responsabilité humaine. Nous aimons l’imprévisible quand il est synonyme d’aventure et d’ouverture. Parce que c’est fun ! Nous le détestons et parfois même nous rejetons son existence quand il apporte malheur. Quand les choses se mettent à dysfonctionner, nous faisons comme si tout ce qui arrive était la conséquence d’une intention humaine : «  tout cela a été planifié ! »  ou du moins, l’effet d’une négligence. « Ils savaient et ils n’ont rien fait ! » Nous sommes parfois, à tort ou à raison, des fourmis prêtes à culpabiliser les cigales qui nous gouvernent et à estimer que l’imprévisible n’est rien d’autre qu’une bien mauvaise excuse dont nous ne sommes pas du tout dupes. 

  1. Prévision scientifique, divination et imprévisibilité du futur.

Pour pouvoir mieux discerner ce qui relève d’une imprévoyance coupable et ce qui ressortit d’une réduction irrationnelle du domaine de l’imprévisible, il est nécessaire d’approfondir nos analyses. Prévoir signifie littéralement voir avant. Avant quoi ? Avant que cela n’arrive. Prévoir consiste à voir dès maintenant le futur comme s’il était déjà arrivé. Autant dire que la prévision semble dérégler la logique habituelle du temps. Saint Augustin dans Les confessions explique ainsi que prévoir, c’est rendre présent le futur. Il parle notamment des pratiques divinatoires qui consistent à lire dans les entrailles d’une bête ou encore des prophéties dans La Bible. Au demeurant, il est conscient que ces prédictions divinatoires sont diversement fiables car elles ne rendent pas du tout compte de l’enchainement de causes et d’effets qui conduit au futur qu’elles annoncent. Quand Œdipe dans la tragédie éponyme de Sophocle apprend la prophétie selon laquelle il va tuer son père et épouser sa mère, comment le destin va le mener à cet avenir reste totalement imprévisible à ses yeux. C’est pourquoi il sera amené à accomplir cette prophétie précisément en essayant de la déjouer. La prévision scientifique dont parle également Saint Augustin, est bien plus assurée car elle rend compte de l’enchaînement des causes qui aboutissent à un événement futur. Et il est vrai qu’en astrophysique, on peut calculer avec précision quand la comète de Halley reviendra près de la terre grâce à l’ensemble des paramètres que nous possédons pour connaître avec certitude sa trajectoire.

Pour autant, souligne Saint Augustin, on ne voit jamais le futur lui-même qui, par définition, n’est pas encore. « On voit ses signes ou ses causes qui font partie du présent et qu’on interprète » écrit A. Comte6Sponville dans son Dictionnaire philosophique (article « Prévision ». Le futur en tant que tel se caractérise donc par son  imprévisibilité : il nous reste invisible et nous n’en apercevons à travers le voile d’ignorance qui nous en sépare que ce que le présent nous en montre. Comme nous n’aimons guère ce qui échappe à la maîtrise de notre intelligence, une telle thèse nous semble difficile à saisir. Nous préférons habituellement peindre la nouveauté aux couleurs de l’ancien.

Conclusion

L’imprévisible est donc une réalité qui bouscule la maîtrise de nos emplois du temps, met en échec notre obsession de toujours trouver un responsable et nous conduit à questionner notre intelligence et notre rationalisation du monde. Mais, il ne faut pas, pour autant qu’il serve d’excuse au déni irrationnel de ce qui est prévisible. L’imprévisible ne doit pas occulter les devoirs qui découlent de certaines prévisions scientifiques inquiétantesTout n’est certes pas prévisible. Et la liberté humaine est habituellement désignée comme un des facteurs qui font qu’il y a de l’aléatoire et de la contingence dans l’histoire tant il est vrai que nos parcours de vie ne peuvent pas être calculés comme peuvent l’être les trajectoires des comètes. Mais ce que l’on prévoit scientifiquement du futur devrait nous inviter à des politiques prévoyantes et responsables. Ainsi face aux prévisions du G.I.E.C. sur le climat ou de l’O.M.S. sur les maladies émergentes, nous devrions être moins cigales irresponsables et hédonistes mais aussi moins fourmis qui accumulent biens et profits. La cigale compte sur les autres et sur sa bonne étoile. La fourmi pense que ce qu’elle a accumulé devrait lui permettre de toujours s’en sortir. Ce qui semble hélas probable, c’est que les intérêts égoïstes continuent d’aveugler sur les périls de notre époque. Après moi, le déluge ! C’est là qu’on se prend à rêver que l’humanité devienne positivement imprévisible et qu’elle use enfin de sa liberté et de son jugement pour s’attaquer aux défis écologiques et préparer un bel avenir aux générations futures.  

Référence musicale utilisée dans cette émission radio : les morceaux  « Vendetta » et « Investigation above a citizen beyond suspicion » dans l’album The director’s cut (2001) du groupe  Fantomas qui reprend à sa façon des musiques de film composées par Ennio Morricone.

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L'Instant Philo : Tolérance et laïcité

Tolérance et laïcité :

Illustration Tableau d'Edouard Débat-Ponsan qui décrit après la saint Barthélémy, la sortie de Catherine de Médicis à la porte du Louvre

Texte de l'émission

Tolérance et laïcité                                                                    

Les religions ont une face glorieuse : elles ont été civilisatrices, elles ont nourri l’esprit des hommes, inspiré des œuvres marquantes dans tous les domaines de l’art et ont permis de faire advenir de grandes choses dans l’histoire. Mais elles ont aussi une face obscure qui peut légitimement nous faire très peur.

Toutes les religions, sans exception, peuvent en effet sombrer dans le fanatisme et la violence. Les exemples ne manquent pas.  Si nous désirons avoir une description à charge de tout ce que le christianisme a pu inspirer comme actions violentes, obscurantistes et liberticides, la lecture du Traité sur la tolérance de Voltaire est édifiante. L’Islamisme – déformation intégriste et assez récente de l’Islam qui s’inspire notamment des écrits de Sayeb Qotb1 - impose dans certains pays des normes de comportement parfois assez délirantes et une morale sexiste et violente : les libertés et l’égalité sont évidemment malmenées. On sait également que partout dans le monde, des individus se réclamant de cette mouvance commettent des meurtres et des massacres. En France, dernièrement un professeur d’histoire-géographie et des fidèles dans une église catholique ont été tués dans des conditions d’une rare brutalité. A Kaboul en Afghanistan, des islamistes ont tiré à bout portant il y a une dizaine de jours de cela sur des étudiants qui avaient le tort d’aller s’instruire. Au Cameroun, au Tchad et au Nigéria, les fanatiques de Boko Haram – mouvement extrémiste dont le nom signifie «  l’éducation est péché » - ont fait déjà plus de 30 000 victimes depuis 2009 dans cette partie de l’Afrique. Il est clair aussi, dans un autre genre, qu’un film comme Kadosh d’Amos Gitaï montre que les formes intégristes du judaïsme n’ont rien à envier aux autres formes d’extrémisme religieux. Enfin, pour compléter ce rapide tour des horreurs humaines, on sait qu’en Birmanie actuellement les Rohingyas sont persécutés, peuple qui a le tort aux yeux des intégristes bouddhistes d’être différents et traditionnellement de confession musulmane.

 Inutile de multiplier à l’infini les exemples, on le voit les croyances religieuses peuvent faire peser des menaces très concrètes sur les libertés,  la paix civile, la justice et l’égalité entre citoyens. Tolérance et laïcité constituent les deux grandes réponses politiques à ces menaces. Elles sont toutes deux, des dispositifs qui cherchent à garantir une cohabitation pacifique d’individus ayant des options spirituelles différentes au sein d’une société libre et juste. Il paraît indispensable en ces temps troublés et confus de nous pencher sur leur sens profond et leur valeur irremplaçable.  

  1. Qu’est-ce que La tolérance ?                

 

  • Pourquoi la tolérance ? Rappel historique.

La nécessité de la tolérance se fait sentir lorsque plusieurs croyances – au moins deux – s’affirment et finissent par entrer en conflit au sein d’une société. En Europe, l’affichage de 95 thèses à Wittenberg le 31 octobre 1517 par un moine augustin nommé Martin Luther, point de départ du protestantisme, va conduire à des affrontements sanglants entre catholiques et protestants. L’édit de Nantes signé par Henri IV en 1598 est un édit de tolérance. Il visait à pacifier en France qui a connu les massacres de la Saint Barthélémy les relations extrêmement tendues entre catholiques et protestants. Avec l’édit de Versailles de 1787, autre « édit de tolérance », Louis XVI redonne aux Huguenots des droits et une protection qu’ils avaient perdus.  

  • Quelques éléments de définition

Tolérer, on le voit dans ces exemples, 1) c’est accepter toujours avec une certaine réticence finalement d’autres pratiques religieuses – souvent en conservant une religion officielle qui peut de nouveau vouloir s’imposer à tous comme le montre la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. 2) La tolérance est donc le fait du Prince : elle est accordée ou refusée selon son bon vouloir. Elle ne protège que temporairement. L’épée de Damoclès des persécutions pèse toujours sur les croyances minoritaires. 3) Enfin, il existe des versions différentes de la tolérance qui montrent qu’il s’agit d’un dispositif politique très conjoncturel. La tolérance est  restreinte quand elle accepte certaines options spirituelles et en rejettent d’autres. John Locke dans sa Lettre sur la tolérance qui est une réaction à la révocation de l’édit de Nantes, estime ainsi que la tolérance de l’église anglicane ne doit pas concernée les catholiques – qui font obédience à un autre chef d’Etat que le souverain de Grand Bretagne – ni les athées car, dit-il, on ne peut accorder foi à ceux qui n’ont pas foi en Dieu. Mais il existe aussi heureusement une tolérance au spectre plus large. Le philosophe Pierre Bayle estime ainsi qu’un Etat doit tolérer toutes les options au sujet de la religion, y compris l’athéisme.  On retiendra de toutes ces considérations que la tolérance cherche à permettre de façon conjoncturelle et parfois assez arbitraire une coexistence pacifique de différentes religions au sein d’une même société. La tolérance présente déjà l’immense avantage d’éviter bien des violences et des injustices mais cette réponse politique, on l’a vu, a ses fragilités et ses limites.

  1. Qu’est-ce que la laïcité ?                                 

 

1) Généralités

 La laïcité a également une fonction de pacification d’une société civile dans laquelle des religions différentes doivent cohabiter. Elle va dans la même direction que la tolérance. Et même plus loin car elle est un dispositif politique plus complet. Historiquement, la laïcité est un principe qui a pu s’incarner dans la constitution de divers pays, y compris ceux où les citoyens sont majoritairement musulmans – dans la Turquie de Kemal Ataturk ou en Syrie et en Irak avec le parti Baas.

  • La loi de 1905

En France, la laïcité est définie par la loi de 1905, dite loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont le premier article est le suivant : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » On remarque que le texte ne parle pas de liberté religieuse mais de « liberté de conscience ». Cette dernière vaut pour les croyances mais aussi pour les options philosophiques comme l’athéisme. La laïcité diffère ainsi de la forme restreinte de la tolérance.

  • La laïcité n’est pas l’athéisme

Enfin, conformément à l’idéal de la liberté de conscience, cet article précise que la laïcité « garantit le libre exercice des cultes » : elle ne les interdit pas. C’est un contresens de confondre laïcité et athéisme. Les états laïcs ne peuvent être assimilés, sans une grande mauvaise foi – c’est le moment de le dire ! – à ces Républiques socialistes soviétiques qui, à une époque ont imposé l’athéisme et persécuter les religions. La laïcité, au nom de la liberté de conscience, donne tout loisir de croire ou de ne pas croire aux citoyens à condition que ces derniers respectent la loi civile et lui accordent la priorité sur la loi religieuse dans l’espace public. Ni athéisme d’état, ni religion officielle.

  • Les libertés et les obligations de la société civile

Pour assurer la liberté de conscience », la république se doit de rester dans la neutralité face à la question religieuse. Cette neutralité de la part de l’Etat et de ses fonctionnaires ne s’applique pas toutefois à la société civile qui ne serait sinon plus libre. Les citoyens ont évidemment la liberté d’exprimer et d’affirmer leur attachement à telle ou telle conviction, qu’elle soit politique, religieuse ou philosophique, à condition que cela se fasse dans le strict respect de la loi civile et sans troubler l’ordre public. La République française garantit et protège la liberté de culte mais également la liberté d’expression de tous ceux qui estiment que la croyance religieuse est une illusion.

La séparation des Eglises et de l’Etat est donc un bon antidote contre le fanatisme religieux de tout poil. Avec la laïcité - et c’était déjà, en partie, le cas avec la tolérance - les religions se purgent en effet du désir de dominer et de s’imposer à tous et de régir les mœurs de toute une société. Les religions évitent ainsi de s’enfermer dans une mentalité plus obsédée par la maîtrise des êtres humains et des choses terrestres que par la spiritualité et le perfectionnement personnel. La séparation des Eglises et de l’Etat serait ainsi comme un divorce réussi - et même providentiel ! - où ceux qui ne faisaient pas bon ménage et s’empêchaient mutuellement de s’épanouir, trouvent, sans nuire à l’autre, enfin leur voie.

Didier Guilliomet

Références musicales :  

Jean-Sébastien Bach : Ich zu ruf die herr Jesu Christ                                                                                                      

Jan Dismas Zelenka : Les lamentations du prophète Jérémie 

Bibliographie indicative :  

John Locke : Lettre sur la tolérance (1686) et autres textes, trad. Jean Le Clerc. Flammarion, 1992.

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que la laïcité ? Ed. Vrin, 2007.

Paul Ricœur : «Tolérance, intolérance. Intolérable" in Lecture 1 : Autour du politique, seuil, 1990.

Spinoza : Traité de l’autorité politique, § 5, trad. par Madeleine Francès, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1954.

En cours de lecture

L'Instant Philo : La recherche du bonheur

La recherche du bonheur

La recherche du bonheur     « L’instant philo », émission du dimanche 18 octobre 2020

 « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous vers ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté (ne) fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »[i]                                                           

Cet extrait tiré des Pensées de Pascal souligne diverses choses de façon frappante. Tout d’abord, la recherche du bonheur est la chose au monde la mieux partagée. Personne n’échappe au désir d’être heureux – même les gens les plus désespérés. Ensuite, cette recherche peut prendre des figures très différentes et même paradoxales : carrière militaire, vie de libertinage, vocation religieuse et même suicide. Cet aspect mortifère de la recherche du bonheur que Pascal se plaît à souligner tient à sa croyance religieuse : toute vraie satisfaction nous échappe sur terre qui est la vallée des larmes pour les humains marqués par le péché originel. Le vrai bonheur est en Dieu dans l’au-delà : quiconque croit pouvoir l’atteindre ici-bas se condamne à une grande déception, voire au désespoir.

Si on écarte cet acte de foi bien pessimiste dont l’examen rationnel d’une question ne peut se satisfaire, ce que l’on peut retenir dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une formule unique du bonheur, ni, par conséquent, de chemin tout tracé pour y arriver. La recherche du bonheur est une affaire éminemment subjective et personnelle. Emmanuel Kant note dans La Critique de la Raison Pratique : "Ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine que chacun éprouve ; bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment"

Toute démarche pour accéder au bonheur est donc une vraie aventure singulière qui demande à chacun de bien savoir ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il peut en fonction de la situation concrète dans laquelle il est placé. D’où les hésitations multiples que nous avons sur la marche à suivre. Pourtant, personne visiblement ne renonce à ce bonheur mal défini dont la présence à l’horizon peut illuminer toute notre existence d’un soleil trompeur.  Quand on part à la recherche du bonheur, ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une entreprise finalement hasardeuse ?

  1. Une conception du bonheur bien propre à rendre malheureux.

Le chemin qui mène au bonheur n’est pas facile à trouver et, il est parsemé d’embûches et de chausse trappes. Il y a en effet des représentations du bonheur qui, si nous les prenons pour argent comptant, sont bien propres à  nous rendre malheureux, tant il est vrai que ce que nous avons en tête finit par avoir une grande influence sur ce que nous vivons.

Prenons, la définition du bonheur proposée par Emmanuel Kant : «  Le bonheur, écrit-il, est l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive selon ses souhaits et sa volonté. »

A première vue, cette conception du bonheur semble acceptable. Quand dans notre vie, tout se passe selon nos désirs, nous sommes effectivement heureux. Inversement, être malheureux, c’est souffrir de ce décalage parfois cruel entre ce que l’on désire de l’existence et ce qu’elle finit par nous offrir.

Force est de constater, toutefois, que Kant avance une représentation maximaliste du bonheur comme satisfaction totale tout le temps de tous nos désirs. Il accorde avec une certaine honnêteté que la conception du bonheur qu’il défend est un idéal de l’imagination. Mais il met la barre si haute que jamais nous ne serons en capacité de la franchir. Il est clair en effet que toutes nos aspirations ne peuvent pas être constamment exaucées. Kant nous condamne donc à ne penser au bonheur que sur le mode de ce que nous ne pourrons jamais atteindre de notre vivant. Il dévalue tout bonheur qui reste à hauteur de condition humaine. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette dépréciation des satisfactions terrestres le thème religieux déjà présent chez Pascal d’une existence ici-bas nécessairement entachée d’imperfection. Et le bonheur parfait dont Kant parle correspond finalement dans l’au-delà à l’état dans lequel celui qui le mérite moralement, est censé ne plus connaître ni frustration, ni contrariété mais pure et constante béatitude. Dieu pour le récompenser harmonise les aspirations subjectives de l’individu vertueux avec l’enchaînement objectif des événements qui lui adviennent.  En somme, la définition de bonheur proposée par Kant est celle du paradis ! Chasser la théologie de la philosophie et elle revient souvent par la petite fenêtre de la morale !

Pourtant plutôt qu’à cet austère amour de la vertu, on associe habituellement le bonheur sur terre plus facilement à une relation amoureuse épanouissante.

  1. L’aspect paradoxal de la recherche du bonheur

Une fois qu’on a distingué le bonheur du paradis, il faut faire attention à ne pas laisser notre désir d’être heureux nous conduire dans l’enfer de la jalousie et de l’envie. Nous désirons en effet être heureux parmi d’autres qui ont le même but. Aussi nous comparons-nous à eux et sommes tentés de jeter un regard sur ce qu’ils sont censés obtenir en terme de vraies et profondes satisfactions. Notre bonheur parait parfois bien pâle face à ce que nous percevons du leur ou à ce qu’ils veulent bien nous en montrer. Ainsi le bonheur des autres fait parfois notre propre malheur comme le malheur des uns peut faire le bonheur des autres. Il faut vraiment se méfier de cette représentation du bonheur tant préoccupé de ce que les autres sont censés vivre qu’elle éloigne de vivre selon sa propre subjectivité et ses propres goûts qui sont pourtant la condition même de toute vie vraiment satisfaisante. 

 «  Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Telle est la conception réaliste, je crois, que  Leibniz (1646-1716) propose.

Pour ce philosophe, le bonheur n’est pas un état durable mais un mouvement. Il n’est pas une plénitude statique dans lequel plus rien ne se passe mais un perfectionnement constant. Le bonheur est dynamique : il consiste « en un progrès continuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Tous ces caractères bien séduisants s’opposent clairement à la représentation statique que Kant se fait du souverain bien.                                                                           

Leibniz va encore plus loin. Le contentement d’avoir atteint un but ne peut à lui seul nourrir un vrai bonheur – il faut lui adjoindre la jubilation qu’il y a de percevoir d’autres horizons que l’on va pouvoir explorer. C’est dire que le bonheur n’est pas totale et définitive satisfaction du désir car ce serait ennui et abrutissement ! Il se nourrit plutôt de la satisfaction qu’il y a à désirer de nouvelles expériences enrichissantes.  Le bonheur est plus du côté de l’aventure que dans la sécurité de celui qui est à l’abri du besoin et de la morsure du désir. Le bonheur ne réside pas tant dans la destination finale que l’on cherche à atteindre que dans tout le voyage qui nous y conduit. La recherche du bonheur cache donc une ressource secrète : celui du bonheur de la recherche elle-même. Confucius a une belle formule pour présenter cela : «  Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir. »

Enfin, ce n’est pas parce qu’on a chassé les représentations pessimistes, maximalistes ou trop pleine de ressentiment et de jalousie qui ferment la porte à une satisfaction réelle, que le bonheur va se présenter nécessairement à nous. Il faut se souvenir que le bonheur est au sens étymologique « la bonne chance » ou « la bonne fortune » comme le mal –heur est « la mauvaise chance » et l’infortune. C’est dire que le hasard a son mot à dire en cette affaire où nous ne maîtrisons pas tout. On peut rechercher longtemps le bonheur sans qu’il se découvre complètement à nous, si la chance manque  de voir certains événements se réaliser et certaines rencontres se faire.

Dans l’art d’être heureux, il y a donc aussi une façon de savoir ouvrir les yeux sur ce que la vie nous propose. Un des obstacles importants au bonheur est bien cette incapacité à distinguer dans une situation les promesses qui s’y trouvent. Un mendiant peut être un Dieu. Une petite pierre aux contours irréguliers un diamant. Le silence entre deux personnes le début d’une belle partition. Aussi faut-il savoir se rendre disponible et attentif à ce qui se présente et à ce qui se prépare, si on désire être une femme heureuse ou … comme le chante William Sheller, un homme heureux.                                                                                                                                                                     

Références musicales :

Générique : Van Der Graff Generator, “When she comes”, dans l’album World record

Peter Hammil : “In the end” dans l’album Over

William Sheller : « Un homme heureux », version en public accessible sur You tube

 

[i] Blaise Pascal (1623-1662) : Pensées (181).