L'Instant Philo

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En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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L'Instant Philo : Religion animiste et représentation du monde

Religion animiste et représentation du monde

Illustration : MasqueYupik, tribu inuit animiste (Musée du quai Branly) 

Texte de l'émission : 

L’instant philo.                                                                                            Emission du 16 mai 2021

 

                               Religion animiste et représentation du monde  

 

Introduction  

Une bande dessinée originale d’Alessandro Pignocchi intitulée Petit traité d’écologie sauvage  propose en trois tomes une sorte de fable plutôt déconcertante. L’auteur imagine en effet un monde où toute l’humanité s’est convertie à la religion animiste des peuples d’Amazonie pour lesquels « les plantes et les animaux sont considérés comme des partenaires sociaux ordinaires »[i]. Pignocchi imagine ainsi un Donald Trump qui déserte les terrains de golf et les meetings pour se consacrer à l’observation des belettes. Un François Hollande qui fait arrêter son chauffeur, toutes affaires cessantes, pour faire une invocation à l’esprit du hérisson qui vient d’être écrasé involontairement. Enfin, un Vladimir Poutine qui annonce solennellement que le mariage avec des fruits et des plantes sera autorisé. On le constate aisément, cette bande dessinée nous place dans un univers complétement décalé et utopique.

Mais quel intérêt de proposer une telle fiction ? Est-ce seulement une fantaisie faite pour nous distraire ? Et que faut-il entendre précisément par animisme ? Qu’est-ce qu’une telle religion qui nous semble dépassée, désuète et même superstitieuse peut encore nous apprendre ?  L’animisme, avec sa représentation du monde si particulière, peut-elle vraiment nous apporter quelques utiles éclaircissements en ces temps de crise écologique ?

  1. Une définition de l’animisme selon l’anthropologue Philippe Descola.

Pour comprendre les enjeux de ce récit de politique-fiction très étrange que propose Alessandro Pignocchi, quelques précisions sont nécessaires. Ce dessinateur a été très influencé par un disciple de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Philippe Descola qui a notamment étudié les Achuar, un peuple animiste d’Amazonie.

  • Qu’est-ce que l’animisme ?

 « L’animisme est la propension à détecter chez les non humains – animés ou non animés, c’est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une âme si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux. » déclare Philippe Descola. Les animistes estiment ainsi que tous les êtres sur terre partagent une même intériorité constituée de pensées, de désirs, de volonté, de mémoire, etc. En conséquence de quoi demandes, prières et invocations diverses peuvent être adressées indifféremment à un humain, un animal ou à une plante. On peut trouver dans Le seigneur des anneaux, ce roman de Tolkien qui était féru d’histoire des religions et de mythologies, plusieurs illustrations de comportements animistes. A un moment par exemple, les hobbits traversent une forêt dense et dangereuse et ils se retrouvent à négocier et discuter avec des arbres pour trouver une issue favorable.   

  • Une religion dépassée ?

Pour nous de toute évidence, une telle manière de concevoir les choses semble naïve et même superstitieuse. Il est facile et légitime de pointer ici une illusion qui a pour nom anthropomorphisme – c’est-à-dire une propension à accorder à un être qui n’est pas humain une forme et des caractéristiques humaines, en l’occurrence une conscience et une pensée. On comprend d’ailleurs mieux ainsi pourquoi la religion animiste a eu un tel succès : imagine-t-on les hommes préhistoriques face à un monde dont la logique, faute d’avoir les explications scientifiques que nous détenons, leur échappent totalement ? Face à bien des événements terribles et terrifiants, ils font constamment l’expérience de leur ignorance et de leur impuissance et pourraient ainsi sombrer dans un vrai désespoir. Heureusement, le constat désespérant auquel arrive leur intelligence peut être compensé par une fabulation spontanée et protectrice qui les conduit à croire que le monde est peuplé d’êtres finalement semblables à nous auxquels on peut s’adresser. L’animisme donne ainsi le sentiment d’avoir quelque pouvoir et contrôle sur l’ordre des choses. C’est pour nous une conception erronée mais dont on comprend qu’elle ait été indispensable à une période.

  • Animisme versus naturalisme

Descola souligne aussi que l’animisme prend l’exact contrepied de notre conception de la nature qui s’est imposée avec l’avènement de la science moderne au XVIIéme siècle. En effet, du point de vue de ce qu’il nomme le « naturalisme, nous estimons spontanément qu’il y a discontinuité entre nous, humains, qui sommes des êtres pensants pourvus d’une culture et tous les autres êtres qui forment ce que l’on nomme « la nature » : à savoir animaux, végétaux et minéraux qui n’ont pas la riche intériorité qui est la nôtre. Ensuite notre vision naturaliste nous invite à penser qu’il y a une  vraie continuité entre tous les corps organiques et inorganiques  alors que le second caractère qui définit l’animisme, précise Descola, est que chaque être est différent physiquement et « compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles »[ii].

Pour Philippe Descola, le concept de « nature » tel que nous le connaissons est une construction théorique assez récente. C’est une notion artificielle et même source de grands problèmes dont il fait la critique notamment dans son ouvrage Par-delà nature et culture. Le naturalisme en effet est la représentation qui porte et justifie l’exploitation technologique et économique violente par les humains, seuls êtres vivants censées être pourvus d’une culture et d’une intériorité, des ressources de notre planète terre réduite à une nature matérielle dont on se croit autorisé de faire ce que l’on veut. Les crises écologiques et sanitaires actuelles manifestent l’insuffisance et même la nocivité de cette vision du monde.

  • Un animisme restauré ?

L’intérêt de la religion animiste qui prend en égale considération l’ensemble des êtres vivants est de proposer une représentation alternative du monde et de permettre ainsi de prendre de la distance avec notre conception naturaliste. Il est vrai que des pratiques chamaniques, animistes et même magiques reviennent cycliquement à la mode souvent de façon confuse mais elles peuvent aussi influencer toute une pensée rationnelle et critique qui, sans y adhérer naïvement, y trouvent une source d’inspiration pour envisager de nouveaux modes d’existence humaine plus en harmonie avec une biosphère dans laquelle nous sommes des acteurs parmi tant d’autres. C’est ainsi que Descola déclare que son séjour chez les Achuar fut pour lui une vraie révélation. Il écrit : « Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c’étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c’étaient leurs beaux-frères (…) Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m’a bouleversé : ce que j’ai d’abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d’être au monde, qui se combinait avec des savoirs faire techniques, agronomiques, botaniques, éthologiques très élaborés. » [iii]  

  1. Les leçons qu’on peut tirer de la religion animiste.

 

  • Diversité des religions

De l’examen de la religion animiste, on peut tirer quelques leçons. Tout d’abord, son existence sur tous les continents nous rappelle que la religion peut prendre des formes très diverses. Comme le totémisme et même le bouddhisme, la religion animiste se développe en effet sans la notion de Dieu transcendant. Le philosophe Auguste Comte souligne d’ailleurs que l’animisme – qu’il nomme fétichisme – est une des premières formes de religion dont la spécificité est aussi de chercher à appréhender le réel sans tenter de s’en détacher ni de le fuir dans un au-delà. La religion animiste reste les pieds sur terre et donne le goût de l’observation du monde d’ici-bas qui est le seul. Pour Auguste Comte, c’est déjà un premier pas, certes maladroit, vers le savoir : mieux vaut se tromper sur le monde que d’en inventer un autre. Bon antidote en tout cas au naturalisme dont nous avons parlé qui s’est épanoui logiquement  à l’ombre d’un monothéisme qui dévalorise la vie sur terre en estimant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.

  • Un autre rapport au monde des vivants

Philippe Descola souligne aussi que les pratiques techniques et politiques dépendent de la représentation que l’on se fait du rapport entre humains et non humains. Quand on estime que les non humains sont des êtres inférieurs dont on peut faire ce que l’on veut, les sols, les plantes et les animaux d’élevage sont traités de façon frontale avec brutalité et en bloc. L’évolution de la céréaliculture et de l’élevage industriel est accablante à cet égard. Mais dès qu’on estime que les non humains sont à prendre en considération, des pratiques alternatives plus respectueuses des sols, des animaux et des plantes sont présentes comme dans la permaculture ou dans des formes d’élevage traditionnel en Mélanésie. Enfin, la sagesse des indiens Achuar qui limitent volontairement leur production quand ils cultivent la terre, pour ne pas l’épuiser mais aussi parce qu’ils ne cherchent pas la croissance et le profit à tout prix, fait aussi contraste face notre démesure productiviste irresponsable.

Conclusion

Après sa découverte des travaux de Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, l’auteur de la bande dessinée Petit traité d’écologie sauvage, est allé à son tour vivre quelques temps chez des indiens Jivaros animistes. Puis il a participé à la Z.A.D de notre Dame des Landes où il a développé toute une réflexion politique et écologique en s’appuyant sur le recul instructif que confère l’étude de civilisations différentes. Les bandes dessinées qu’il produit sont ainsi des sortes de manifeste écologique et humoristique salué par la critique.                             Sur la quatrième de couverture pour présenter une de ces trois B.D. on peut lire :

«  Des mésanges punks qui se mêlent de politique. Des hommes politiques plus animistes que des indiens d’Amazonie. Un anthropologue Jivaro qui tente de sauver ce qui reste de la culture occidentale. Voici quelques habitants de ce monde nouveau où le concept de « nature » a disparu, et où le pouvoir n’exerce plus aucun attrait. Après la lecture de ce livre, vous ne regarderez plus jamais les mésanges et les hommes politiques de la même façon »[iv]. On espère qu’après l’écoute de cette émission, ce sera aussi un peu le cas !

 

Didier Guilliomet

 

Références musicales de l’émission.  

Magma : « Soleil d’Ork » dans l’album Udu Wudu

Chant traditionnel de rituel animiste d’Amazonie

Chant d’oiseaux

[i] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture.

[ii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iv] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture

 

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L'Instant Philo : Roi des animaux

Le roi des animaux

Le roi des animaux                                         L’instant Philo,  émission du dimanche 21 mars 2020

  1. Quels sont les prétendants à la couronne ?
  • Le lion

Dans la fable intitulée LE LION S' EN ALLANT EN GUERRE, Jean De La Fontaine s’appuie sur le thème classique du lion, roi des animaux :

« Le Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il tint conseil de guerre, envoya ses Prévôts,
            Fit avertir les Animaux :
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :
            L'Éléphant devait sur son dos
            Porter l'attirail nécessaire,
            Et combattre à son ordinaire ;
            L'Ours s'apprêter pour les assauts ;
Le Renard ménager de secrètes pratiques ;
Et le Singe, amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez, dit quelqu'un, les Ânes qui sont lourds,
Et les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
Point du tout, dit le Roi ? Je les veux employer.
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Âne effraiera les gens, nous servant de trompette;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier. »

La Fontaine se plaît à montrer l’habileté du félin souverain à tirer le meilleur parti des autres animaux, ses vassaux. Façon indirecte de donner une leçon politique qu’il formule ainsi :

« Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
            Et connaît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens. »

  • Les autres prétendants au titre

De nos jours, avec une morale et un style bien différents, les studios Walt Disney ont produit Le Roi lion. Cependant, force est de constater que pour le titre de « roi des animaux », il y a eu au cours de l’histoire bien d’autres prétendants. Le roi des animaux désigne, en effet, l'animal sauvage qui est placé, dans la dimension symbolique d'une culture, au sommet ou au-dessus de la faune connue. C’est habituellement l’animal réputé le plus fort – qu’il soit prédateur ou non. Dans certaines régions d’Afrique, ce fut ainsi pendant un temps l’éléphant - roi plein de sagesse qui se caractérise par sa force tranquille car il n’utilise la violence qu’avec grande parcimonie. Au royaume du Dahomey, le léopard a hérité du titre honorifique. Les souverains de cette contrée prenaient le nom de ce félin. Il y a quelques années encore, dans une autre région d’Afrique, le « léopard de Kinshasa » désignait le président Mobutu et ce dernier portait toujours une toque en peau de léopard – symbole de puissance.

Sous d’autres latitudes, de façon plus surprenante, le Cerf est désigné comme le roi des forêts. Dans le film d’animation japonais : Princesse Mononoké de Miyazaki, il est même question du Dieu-Cerf, faiseur de montagne et esprit de la forêt dans un contexte médiéval explicitement animiste. Il est vrai que ce cervidé géant a de quoi surprendre et fasciner grâce à son aspect mi-animal-mi arbre avec ses bois majestueux qui lui font comme un ramage sur la tête.    

Enfin, on l’a bien oublié mais l’Ours brun au moyen-âge était vu comme le roi des animaux, notamment en Europe. Le prénom celte du roi Arthur signifie d’ailleurs l’ours.  Ce grand mammifère des forêts et des montagnes n’est détrôné par le lion qu’autour du XIIe, siècle de Richard Cœur de Lion - sous l’influence de L’église qui voit dans ce grand fauve un symbole chrétien et dans la fascination pour l’Ours, une réminiscence du paganisme. Michel Pastoureau a publié un ouvrage intitulé : L’ours, histoire d’un roi déchu qui décrit fort bien la vénération que cet animal a pu susciter.

  • Questionnement

La liste pourrait être allongée … Mais, quelle idée – me dira-t-on - de prendre pour thème de réflexion l’expression « le roi des animaux » ? La formule n’est-elle pas un peu naïve ? Un peu confuse aussi ? Pourquoi pas une reine ? Comme les figures invoquées pour tenir ce statut sont toujours des êtres qui se caractérisent par leur puissance et leur force, estimerait-on un peu vite qu’une figure féminine est par principe exclue ? Ensuite, parler du roi des animaux, c’est user d’une métaphore politique conservatrice et assez dépassée puisqu’il y est question d’un régime monarchique traditionnel. C’est considérer aussi qu’il y aurait un peuple animal qui forme un tout - ce qui n’est pas du tout évident. Enfin, dans cette communauté des animaux, on suppose la présence d’une hiérarchie qui ferait que certains, par nature, pourraient accéder à la royauté par la seule appartenance à une espèce. Cela fait penser à l’expression beaucoup moins sympathique de « race des seigneurs » et à d’autres fadaises idéologiques qu’on entend trop souvent. Autant d’éléments qui pourraient inciter à en rester à une attitude de déconstruction et de méfiance face à cette expression.                                           

Mais, à vrai dire, il y a une autre piste à explorer.  

La formule semble en effet nous replonger dans un monde d’antan où les ours peuplaient l’Europe, où les rugissements des lions hantaient les savanes africaines, où les tigres du Bengale et de Chine terrorisaient mais fascinaient aussi les habitants. User de cette métaphore du « roi des animaux » renvoie ainsi, non sans une certaine nostalgie, à tout un univers symbolique qui fait partie, dans une large mesure, d’un passé révolu ainsi qu’à un imaginaire souvent lié aux contes de notre enfance. Que s’est-il donc passé pour que tout cet univers d’une grande puissance suggestive, à la fois terrible et merveilleux, s’évanouisse du monde réel ? ... Sans doute, l’arrivée d’un nouveau prétendant au trône a changé la donne …  

  1. Un nouveau prétendant au titre : l’homme
  • Le symbole de Tarzan

Nous venons d’entendre le générique de Tarzan, une série américaine des années 60 où le roi de la jungle, cet enfant sauvage élevé par les singes, ce super-héros blanc vivant en Afrique imaginé par Edgard Rice Burroughs, pousse son fameux cri. Les grands prédateurs et les animaux puissants – lion, crocodile, guépard, hippopotame et éléphant - réagissent tout de suite à l’appel de leur souverain. Juste avant que le générique ne s’achève, on voit Tarzan, se battre triomphalement contre un lion, spectaculaire numéro de dompteur et surtout symbole de la souveraineté complète de l’homme sur tous les autres animaux. A la même époque, une autre série qui se passe en Afrique – Daktari – mettait en scène un lion bien inoffensif, Clarence, qui se comportait comme un animal de compagnie et avait, de surcroît la particularité de loucher – façon de ridiculiser gentiment l’ancien seigneur des savanes.

     2) L’homme : roi des animaux ?

L’homme serait-il devenu le nouveau roi des animaux ? L’espèce humaine est certes celle qui domine largement toutes les autres espèces animales. L’éléphant a été domestiqué. Lion, ours brun et tigre ont été dressés. L’ours polaire, pendant longtemps maître incontesté des régions arctiques, a appris à se méfier des hommes, même s’il reste un animal sauvage. Avec le développement des techniques modernes fondées sur la science, l’humain a acquis une puissance de feu qu’aucune autre espèce actuellement ne peut égaler. Il est devenu le prédateur numéro 1.

  • Parler de « roi des animaux » suppose une distinction entre humains et animaux.                

Mais l’expression « roi des animaux » suppose, on l’a dit, une hiérarchie parmi les bêtes sauvages que l’on regarde, à vrai dire, à distance. D’un côté, il y a la société des hommes avec ses lois, ses rois et la culture. De l’autre, l’ensemble des animaux dans la nature sauvage. Et on use de l’expression de « roi des animaux » pour rendre hommage à ces bêtes puissantes qu’on admire, qu’on craint et même qu’on vénère au point parfois de les diviniser. L’expression suppose donc une distinction entre humains et animaux. Tarzan est certes « le roi des animaux de la jungle » mais c’est parce qu’il est un personnage hybride qu’il peut avoir ce statut. Il est présenté comme un enfant sauvage élevé par les singes qui a bien du mal d’ailleurs avec la civilisation. D’ailleurs, il marque son territoire dans la jungle par un cri quasiment bestial.

  • Roi des animaux ou colonisateur sans scrupules ?

L’expression le roi des animaux suppose donc une répartition de royaumes bien distincts,  pourvus chacun d’une certaine autonomie dans lesquels on trouve des habitants, de part et d’autre, bien différents. Mais lorsque l’homme tente de s’emparer du titre de roi des animaux, tout l’espace terrestre a tendance à s’unifier. L’ensemble des terres anthropisées, qu’on nomme en géographie l’écoumène, s’agrandit et  le territoire laissé aux animaux se réduit comme peau de chagrin. Par exemple avec la dévastation de la forêt amazonienne, se rejoue actuellement en grande partie pour les animaux ce qui s’est déjà passé naguère quand les conquistadors sont arrivés aux Amériques : une exploitation et une expropriation extrêmement violentes au nom du profit. L’homme ne règne pas sur le peuple des animaux comme le monarque prudent et sage dont parle la Fontaine mais il l’exploite plutôt comme un colonisateur sans états d’âme. Plutôt qu’un bon roi,  l’homme devient un despote sans pitié pour les animaux, voire leur exterminateur. On passe ainsi brutalement du conte pour enfant et d’un riche imaginaire des temps anciens à un cauchemar bien contemporain. Les temps ont changé.

  • Un roi déchu définitivement ?

Le royaume des animaux a été en grande partie dévasté par l’homme. Aucun animal sauvage ne peut plus prétendre au titre de roi. Aussi quand on veut mettre en scène, un animal qui fascine encore par sa puissance et sa sauvagerie, on part du côté de la science-fiction ou du fantastique avec par exemple les dinosaures de Jurassic Park ou la créature extra-terrestre du film de Ridley Scott : Alien. L’ours polaire qui effrayait et fascinait par sa puissance fait maintenant pitié quand on le voit amaigri sur une banquise qui part en lambeaux. Le roi déchu des régions arctiques finit même par se réfugier près des habitations humaines dont il fait les poubelles.

            Conclusion. 

Mais l’espèce qui est la calamité pour la plupart des espèces animales sauvages et domestiques est aussi celle qui peut prendre conscience de ce qu’elle fait. Avec cette prise de conscience, des solutions et des changements de mentalité et d’attitude peuvent émerger. Une nouvelle responsabilité de terrien peut se développer. « Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve » déclare le poète Hölderlin. C’est pourquoi il ne faut sans doute pas opposer position humaniste et convictions écologistes et animalistes. Reste que le rapport aux non humains dans la biosphère terrestre doit s’envisager autrement que du côté de l’exploitation aveugle.  N’est-il pas nécessaire à cet égard de changer de métaphore et de modèle de gouvernance ? Ni roi des animaux, ni tyran exterminateur, l’humain par ses capacités extraordinaires à inventer des solutions et des remèdes, a peut-être vocation à devenir le berger bienveillant des êtres vivants.  

Didier Guilliomet

Références musicales 

Générique. Van Der Graaf Generator : « When she comes » dans l’album World Record, 1976

Morceau de la fin. Van Der Graaf Generator : « Earlybird » dans l’album Alt, 2012

Virgule musicale. La Chica avec la chanson « La loba ».

 

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L'Instant Philo : Avec qui parle-t'on vraiment ?

Avec qui parle-t'on vraiment ?

L’instant philo.           Avec qui parle-t-on vraiment ?          Texte de l’émission du 18/04/2021

Introduction

Discussions et échanges ont beau être au rendez-vous dans une journée, à la fin il est fréquent que le sentiment de n’avoir vraiment parlé qu’à bien peu de monde - voire même à personne, soit bien présent. Force est de constater qu’avoir un vrai dialogue où sont échangées des choses importantes grâce à une écoute réciproque de qualité n’est pas si courant. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi avons-nous trop souvent l’impression qu’en dépit des nombreuses paroles qui ont été prononcées, bien peu de choses, en vérité, se sont dites ?  

  1. Parler pour ne rien dire ?
  • Vacuité du propos et sophistique

Plusieurs explications peuvent être avancées. Il y a tout d’abord des conversations superficielles. Ce sont des bavardages peu consistants dans lesquels on peut se complaire, bien qu’ils ne disent rien du réel.

Il existe aussi une rhétorique dont la force persuasive est, aux yeux de certains, un instrument de pouvoir. Dans l’antiquité grecque, les sophistes faisaient ainsi profession d’apprendre à parler de tout et à devenir capable de prendre l’ascendant sur les autres. Les philosophes ont toujours bataillé contre ces communicants sans vergogne qui privilégient la forme séduisante du discours à la profondeur de son contenu, la formule qui accroche  – la punchline ! – à la vérité du propos.

Plus proche de nous, Henri Bergson a forgé une expression pour désigner l’individu adepte de ce genre de discours, c’est l’homo loquax qu’il présente ainsi :

« Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses. Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai.»[1]

Ces discoureurs qui se paient de mots et brassent du vide, en usant d’une langue de bois adaptable à toutes les situations peuvent être heureusement identifiés et épinglés. L’humoriste Raymond Devos dans un sketch datant de 1979 s’amuse ainsi à imiter l’allocution politique d’un tel homo loquax :

https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk, de 1mn43 et 2mn 32.

  • La fonction socialisante du langage

Ajoutons que certaines discussions socialement importantes, on le sait, manquent cruellement de contenu : il s’agit d’échanger quelques mots aimables et polis avec des voisins, des personnes dans la rue ou des collègues. On parle de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps – et ce n’est pas inutile, encore moins stupide. On parle alors certes pour ne rien dire de bien profond mais on ne parle pas pour ne rien faire. Dans la conversation ordinaire en effet, on prend contact, on fait connaissance, on s’apprivoise, on devient plus familier : on maîtrise mieux notre entourage : c’est rassurant et humain. « Conversation signifie conservation » remarquait Bergson, en jouant sur les mots. Quelqu’un avec qui on échange quelques paroles banales, n’est plus cet inconnu chez qui reste toujours une part de dangereux mystère. Les individus peu loquaces ou ceux qui ne causent à personne et ne disent même pas « bonjour ! » sont mal vus.  Ils suscitent la méfiance, font l’objet de médisance, nourrissent bien des spéculations. Ils ne bénéficient guère de la solidarité du groupe en cas de difficultés car on estime, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas fait l’effort de dire ces quelques mots qui sont les « Sésame ouvre-toi ! » de la sociabilité minimale.  

Il est donc important de prendre le temps d’établir le contact avec les autres. Les linguistiques placent tous ces discours pauvres en contenu mais indispensables aux bonnes relations sociales dans la fonction phatique du langage. Il existe en effet des expressions qui n’ont pas de sens en elles-mêmes dont la fonction est de créer l’espace d’un échange futur de paroles. Ainsi en est-il des questions comme « ça va ? » ou la formule introductive de nos conversations téléphoniques « Allo ? » Nous ne parlons pas alors vraiment pour dire quelque chose mais plutôt pour nous assurer qu’il y a bien un interlocuteur qui va nous écouter. Dans bien des cas, on constate amèrement qu’un tel interlocuteur manque à l’appel : voix de répondeur automatique 

  • Une pollution communicationnelle : intox et publicité.

Nos téléphones, censés être des instruments de communication, nous font vivre ainsi quelques cuisantes déconvenues. Une modernisation des administrations à marche forcée plus soucieuse des économies budgétaires que de la qualité du service rendu aux citoyens explique cela en partie. La multiplication indécente des démarchages publicitaires, qu’aucune législation n’a permis de contenir depuis que la téléphonie a été privatisée, a transformé aussi nos téléphones, quand ils sonnent sans arrêt, en repoussoirs ou en nuisances sonores. Lorsqu’on prend un appel, on pense accueillir dans l’intimité de son foyer la réconfortante parole d’un proche, d’un parent ou d’un ami, la déception est grande quand on subit les salamalecs et boniments d’un employé exploité d’une plateforme commerciale. Dans certains quartiers de nos cités envahis de panneaux publicitaires comme à l’intérieur de nos maisons, le discours de la consommation et la pollution communicationnelle se font intrusifs. Dans cette sollicitation intempestive de notre attention - vrai problème de société - reste-t-il beaucoup de place pour une vraie intimité ? Pour ces discours désintéressés  qui nous nourrissent davantage ?  

Erico, un poète slameur du Havre, exprime bien l’exacerbation que fait naître ce déferlement d’intox dans la téléphonie mais aussi sur tous les écrans qui captent nos regards. Ecoutons-le déclamer son poème « Stop à l’intox » !  

« Cette avalanche d’infos

qui nous arrive plein pot

et qui nous tombe dessus

par des télévisions qui happent

et que nous lâchent pas la grappe :

on a pas le dessus …

 

Les quantités de journaux, de revues

et tout ce qu’on vient mettre

dans notre boîte aux lettres

pour nous dire : « t’as vu ?

ce qu’on vend-là, dépêche-toi

y’en a bientôt plus … »

 

Les mails sur internet qu’on nous déverse

quitte à tomber à la renverse

Et tous ces appels téléphoniques

qui prospectent

de façon ironique :

je trouve ça infect …

 

Et les spams, les SMS

qu’on nous balance

et nous déverse

  • A toute vitesse –

pour qu’on dépense

      et qu’on se presse

      à toutes les caisses.

 

Et puis les pubs qui envahissent nos têtes

sur tous les prospectus

plus ou moins malhonnêtes ,

tout ça nous pompe et nous suce en fait :

presque jusqu’à la moëlle ! ….

Et ça sent le gasoil ! …

 

Alors, je ne dis pas : « marche arrière

Mais devant ce flot continuel,

J’édifie quelques barrières

pour ne garder que l’essentiel …

et par périodes même contre ce flux d’infos intox

qui m’choppent : je dis carrément : Stop ! »

Eric Levéel, La vie qui me va, éd. Edilivre, 2018.

  1. A qui parle-ton vraiment ?

Alors avec qui parle-t-on vraiment ? Quand on nous laisse tranquille, c’est avec ceux dont on sait qu’ils nous écoutent et nous répondent, sans chercher à nous vendre quoi que ce soit. Toutefois même dans ces conditions, il y a parfois des blocages, des inhibitions et des malentendus. Cela tient sans doute en partie à notre manière de nous adresser aux autres.

  • Déplacement et mauvaise adresse

Le philosophe Nietzsche portait grande attention à la question : « Qui parle ? » L’identification du locuteur lui semble centrale pour comprendre ce qui se dit. Les psychanalystes ont, quant à eux, estimé qu’il est souvent utile de se demander : « à qui nous adresse-t-on vraiment quand on prend la parole ? » Ce que nous disons parle autant de nous que de la personne à laquelle nous destinons notre discours qui peut être, en effet, une déclaration d’amour, une prière ou un reproche. Notre message peut être explicite. Il peut être aussi crypté. Car ce qui se dit quand on parle peut être inconsciemment adressé à un autre destinataire. Dans la colère par exemple, la foudre des reproches tombe parfois sur un autre que le coupable supposé. Ce changement de cible qu’on juge habituellement « déplacé » quand on en est la victime, explique que nous puissions avoir le mauvais rôle de l’exutoire ou du paratonnerre. Les psychanalystes nomment « déplacement » cette manière d’adresser un discours avec sa charge affective à quelqu’un à qui il n’est pas destiné.

Il y a une autre façon pour la parole de ne pas atteindre directement son destinataire. C’est lorsque ce dernier ne peut recevoir ce qui lui est dit. Le discours amoureux, par exemple, peut échouer et être d’une triste inefficacité quand il n’est pas accueilli par la personne aimée. L’amoureux dépité éprouve alors le sentiment d’une impuissance du langage, comme si  les mots flamboyants devenaient subitement ternes. Absence de feed back.

  • Sublimation et paroles : la littérature

Il arrive toutefois que ces mots qui prennent forme sans arriver à leur but continuent de faire sens, et fassent même parfois œuvre.  Nos discours peuvent aller au-delà du dessein qui les a fait naître et s’adresser à d’autres qu’à la personne qui les a inspirés. Ces discours ne se perdent pas dans le silence mais, par sublimation - cette autre opération dont parle Freud qui consiste à détourner une pulsion de sa destination de jouissance première pour l’investir dans une autre activité – ils finissent par parler à d’autres destinataires. Bien des œuvres littéraires cachent ainsi des déclarations d’amour qui ne sont jamais arrivées à destination. « Savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime » déclarait ainsi Roland Barthes, l’auteur du très émouvant Fragments du discours amoureux. Et l’écrivain Jules Roy a publié dans sa vieillesse un roman intitulé : Un après-guerre amoureux. Cette fiction s’est inspirée des lettres qu’il a envoyées inlassablement, pendant des années, toujours plein d’espoir, à une femme qui lui a préféré Albert Camus puis un riche américain et ne lui a jamais répondu.

  • Dialogue et théorie de la réception

Le lecteur serait ainsi parfois une sorte de destinataire par effraction. Celui qui prend la plume et laisse ses écrits vivre leur vie, notamment dans la réception du public, accepte que sa parole change de sens et soit saisie par de parfaits inconnus, parfois des siècles même après qu’il ait écrit. Ainsi, bien que nous ayons parfois du mal à parler avec nos contemporains, nous pouvons encore dialoguer avec ces écrivains morts depuis longtemps.

Conclusion

A côté de tous les obstacles qui se dressent dans nos échanges avec les autres, la psychanalyse et la littérature ouvrent donc un espace de paroles et de dialogue qui montre que nous ne manquons pas de ressources pour formuler ce qui tente parfois si difficilement de se frayer un chemin dans nos conversations habituelles et nos demandes d’amour. 

Références philosophiques et littéraires

Roland Barthes : Fragments du discours amoureux

Henri Bergson : La pensée et le mouvant

Sigmund Freud : Introduction à la psychanalyse

Eric Levéel : La vie qui me va

Friedrich Nietzsche : Par-delà bien et mal

Jules Roy : Un après-guerre amoureux

Références musicales et audiophoniques 

  • Dalida et Alain Delon chantant en duo « Les paroles »
  • Raymond Devos et son sketch intitulé : « Parler pour ne rien dire »
  • Erico (Eric Levéel) déclamant son slam : « Stop à l’intox ! »
  • Une voix de répondeur téléphonique

[1] Dans le chapitre intitulé : « La position des problèmes.» in La pensée et le mouvant.

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L'Instant Philo : La prise de conscience

La prise de conscience

L’instant philo.                                       Emission du dimanche 21 février 2021

                                        La prise de conscience

Le succès un peu inattendu de la série d’Arte « En thérapie » dont l’essentiel se passe dans un cabinet de psychanalyste montre l’intérêt que nous portons actuellement aux exercices d’introspection. Selon Freud, la méthode d’association libre des idées permet l’analyse des aspects inconscients de notre subjectivité. Cette prise de conscience nous ouvre de nouvelles marges de manœuvre et nous fait mieux comprendre les désirs qui nous structurent en profondeur. Mieux connaître de façon sensible, les ressorts parfois cachés de notre personnalité permet d’agir, notamment dans nos relations avec les autres de façon plus éclairée. On peut éviter de la sorte scénario répétitifs et blocages. La prise de conscience nous libère ainsi de l’emprise de l’inconscient.  

Bonne nouvelle sans doute que cet engouement pour une œuvre de fiction qui met en avant un travail de retour sur soi, sans en dissimuler les difficultés et les ratés ! L’agitation parfois superficielle du consumérisme et le miroir aux alouettes de la société de spectacle nous détournent souvent de ce qui se passe en nous. Et notre conscience peut sortir d’elle-même sans pour autant devenir plus lucide sur le monde qui l’entoure, se tenant ainsi comme en suspens loin de tout, avec en plus parfois, l’illusion d’être dans la normalité. La prise de conscience ne devient-elle pas dans ces conditions indispensable pour appréhender réalité extérieure et intériorité sur quoi notre perception habituelle des choses nous renseigne souvent si mal ? 

  1. L’inconscient dans tous ses états.

Selon Aristote, pour comprendre le bien, il faut saisir ce qu’est le mal. Pour bien cerner la vérité, il est important de méditer sur son antonyme : l’erreur. Ainsi pour prendre toute la mesure de la question : « qu’est-ce qu’être vraiment conscient ? », il faut se demander : « qu’est-ce qu’être inconscient ? »

Quand on dit d’une personne qu’elle est inconsciente, cela peut signifier trois choses différentes. Nous avons déjà évoqué le sens psychanalytique Mais être dans un sommeil profond ou encore dans le coma, c’est aussi « être inconscient ». S’évanouir, c’est faire l’expérience d’un écran qui s’éteint subitement ; mieux c’est ne plus rien percevoir. Mais avec le monde extérieur qui s’éclipse, nous aussi, nous disparaissons. Tout s’arrête. Ceux devant lesquels nous nous sommes pâmés, ont devant eux un corps inerte et déserté par la personne qui y loge ordinairement.  La perte de conscience est un état finalement qui ressemble à la mort qui pour cela fascine, inquiète et effraie.  Quand ensuite on sort du coma, on constate que la réalité qui nous entoure reprend ses formes progressivement. On retrouve, mieux, on reconstitue le monde.  Pour autant, être éveillé ne signifie pas encore être parfaitement conscient. Nous pouvons être détournés en partie de ce qui nous entoure par des pensées qui nous renferment en nous-même. Le malheur trop souvent retire le goût d’observer le chatoiement du réel là où le bonheur pousse à découvrir et à embrasser le monde. « Le monde d’un homme heureux est un autre monde que celui du malheureux[i] » notait le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein.

Art et élargissement de la conscience selon Bergson

Même sans être spécialement distrait par les soucis ou par quelque tendance à la rêverie, notre perception opère plus ou moins une sélection dans ce qui se présente à elle en fonction des impératifs de l’action. Henri Bergson déclare ainsi dans son essai sur Le rire : « Vivre, consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. [ii]»

L’efficacité de notre action et de notre insertion dans le réel serait donc à ce prix : tout ce qui n’y contribue pas, est neutralisé, du moins placé au second plan. Notre vision du monde serait donc comparable à ce que laisse apparaître un projecteur qui n’illumine que ce qui intéresse notre action, en laissant tout le reste dans l’obscurité. Notre conscience ordinaire marcherait finalement toujours avec son double, l’inconscient qui la suit comme son ombre.  Toutefois, un élargissement de la perception, estime Bergson, est possible : « de loin en loin – écrit-il - par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. » De qui parle-t-il ? Des artistes grâce auxquels selon lui nous pouvons acquérir une conscience plus vaste du réel. Il déclare ainsi :           

« À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. »[iii]

Ainsi, les artistes sont ceux qui nous permettent une prise de conscience plus complète de la réalité et nous fait sortir du microcosme dans lequel nous confinent trop souvent le train ordinaire de nos activités et obligations.

  1. Conscience, inconscience au sens moral et politique

Lorsque nous n’apercevons le réel que par le petit trou de serrure de nos préoccupations quotidiennes, nous vivons dans un monde bien pauvre en comparaison de ce qui nous entoure et de ce que notre subjectivité est capable d’accueillir et de produire. Le bénéfice principal de cet intensification de la conscience par l’art et la culture est de pouvoir nous échapper d’une existence étriquée dont nous ne sommes jamais fiers, ni contents. Car une telle manière de vivre et peut produire médiocrité, bassesse et même immoralité.                                     

En effet, être inconscient au sens moral, c’est aussi être scandaleusement irréfléchi et irresponsable. La responsabilité est d’une façon générale, la capacité de répondre de ses actions et, tout particulièrement, de leurs conséquences prévisibles. Dans un sens mélioratif, elle est le fait d’assumer d’autant mieux ce que l’on a fait que cela a été fait de façon réfléchie et pesée. Responsabiliser une personne, c’est lui faire prendre conscience des effets nuisibles et de la gravité de ce qu’elle a fait. Cet éveil de la conscience ne passe pas par le travail analytique, ni par la médiation des œuvres d’art mais par le sentiment de culpabilité et les remords. Le sens moral est, en effet, parfois si mal aguerri qu’il a besoin de se nourrir d’émotion et de réflexion pour arriver à une prise de conscience salutaire. Travail important car la personne pleinement consciente de ses responsabilités est en morale comparable à ce que l’artiste est face au monde : un individu révélateur de potentialités humaines et créateur de relations plus riches.

            Bergson, dès les années trente, a compris que le développement technologique nous a dotés d’une puissance disproportionnée au regard de notre capacité d’en faire bon usage. Il appelait de ses voeux « un supplément d’âme »[iv], pensant que la mystique pourrait relever le défi lancé par la technique à l’humanité. Ce défi prend maintenant la figure d’une crise écologique majeure. Et c’est à la politique éclairée par une expertise scientifique et soucieuse d’un bien commun qui ne peut se limiter dorénavant ni aux frontières d’un pays, ni au court terme du profit des actionnaires, de proposer une vision d’avenir à la hauteur des enjeux actuels. Rien de plus inconscient que le rejet de la rationalité scientifique, que l’aveuglement face aux problèmes qui sont devant nous et qu’un retour au repli sur soi en temps de mondialisation. Si les conditions sont réunies, une vraie prise de conscience pourrait devenir une véritable reprise de confiance en l’avenir de l’humanité.

Mais il faudra que les politiques qui viennent soient comme les artistes décrits par Bergson : des êtres capables grâce à leur vision ainsi qu’à leur capacité d’anticipation, d’entrainer un profond changement du regard que nous portons sur l’organisation de notre monde. Notre perception des choses est, en effet, sûrement trop exclusivement centrée sur les activités et affaires humaines. Une prise de conscience qui élargirait nos perspectives et mettrait en lumière notre condition de terriens dont la responsabilité est de travailler à une coexistence intelligente avec les autres vivants, constituerait assurément une étape cruciale.

 

Tous les titres musicaux utilisés dans cette émission proviennent de l’album : The ideal Crash (1999) du groupe belge Deus

[i] Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus

[ii] Henri Bergson : Le rire

[iii] Henri Bergson : La pensée et le mouvant

[iv] Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion.

 

 

 

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L'Instant Philo : Mensonges et sincérité

Mensonges et sincérité

Mensonge et sincérité                                                                                                   L’instant philo                                                                     Emission du 13/12/2020

  1. Une confusion fréquente.

Quel est le contraire du mensonge ? La vérité ! Telle est la réponse spontanée qu’on obtient le plus souvent lorsqu’on pose la question.   

Pourtant, le dictionnaire nous indique clairement qu’il n’en est rien. Le terme opposé au mensonge est en effet la sincérité ou encore la franchise. La vérité se définit habituellement par l’accord de la pensée avec le réel. En clair, je suis dans le vrai lorsque ma représentation des choses correspond à ce qui existe. La sincérité elle, est un accord de notre discours avec notre pensée. On est franc quand on dit ce qu’on pense. Toutefois quand on dit ce qu’on pense, on peut être dans l’erreur qui est le contraire du vrai. Et si on est pris en flagrant délit de propagation involontaire de quelque chose de faux, on peut préciser qu’on ne cherchait pas à tromper les autres mais simplement qu’on se trompait. On était dans l’ignorance et non dans le désir de manipuler. On le voit : une chose est donc la sincérité, autre chose la vérité. Une chose est le mensonge, autre chose l’erreur. Vérité et erreur désignent la qualité d’un discours qui porte sur la connaissance du réel et relèvent d’un jugement scientifique. Mensonge et sincérité appellent plutôt un jugement moral. On condamne la tromperie et on fait l’éloge de la franchise. Nous avons donc affaire à deux couples de notions qui décrivent des réalités de nature différente. Cette confusion qui nous conduit à considérer la vérité comme l’opposé du mensonge semble donc clairement sans aucun fondement.

Pourtant, cette confusion est si courante qu’il y a de quoi s’interroger. D’autant que le langage ordinaire persiste et signe dans le brouillage des frontières. Le contraire de la vérité est en effet la fausseté mais cette dernière, comme on le sait, désigne autant le caractère de ce qui est erroné qu’une attitude hypocrite et manipulatrice qui manifeste bien une absence de sincérité. Quelqu’un à qui on ne fait pas confiance, on dit bien de lui qu’il est « faux »  Cette confusion persistante peut-elle nous apprendre quelque chose ? C’est ce que nous aimerions examiner. N’aurait-il pas, en effet, parfois quelque chose de faux dans la sincérité ? Et inversement, n’y aurait-il, dans certains cas, une profondeur et vraie humanité dans le mensonge ?

  1. L’ambivalence du mensonge et de la sincérité.

La morale commune considère habituellement que la sincérité est une qualité et le mensonge un défaut tout à fait détestable. Il y a de très bonnes raisons à cela. Encore faut-il faire bien attention à ce qu’une conception erronée de la franchise ne conduise pas à des discours irréfléchis. Etre sincère, c’est dire ce que l’on pense certes mais comme le soulignait Montaigne[i], en son temps : «  Il ne faut pas tout dire, car ce serait sottise. » On connaît tous des personnes qui disent tout ce qui leur passe en tête et c’est souvent pénible, parfois blessant, toujours un peu ridicule. La logorrhée, l’absence de retenue et de pudeur, voire une  agressivité du propos mal contrôlée montrent que la sincérité pour rester une qualité demande à être limitée et réfléchie. Elle ne consiste pas à dire tout ce que l’on pense mais plutôt à penser vraiment tout ce que l’on dit. Si on constate parfois avec honte que nos paroles ont dépassé notre pensée, c’est que la vraie sincérité ne doit pas être confondue avec ces discours que nos passions en général et, une spontanéité mal inspirée, en particulier, nous font tenir de façon dommageable.

Montaigne ajoutait : «  Il ne faut pas dire tout ce que l’on pense car ce serait sottise : mais ce que l’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » L’absence de sincérité est donc pour lui condamnable. Le philosophe Emmanuel Kant va également dans ce sens : «  La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même comme être moral (…) est le contraire de la véracité : le mensonge. [ii]» affirme-t-il. « Tu ne mentiras point ! » est présenté comme un impératif absolu. Un devoir moral inconditionnel. Cette position intransigeante ne manque pas de panache. Elle est d’ailleurs partagée par beaucoup. Cependant une telle posture morale pose problème. Dans certaines situations, il est préférable de mentir plutôt que de dire la vérité. Quand un individu poursuivi par des forces de l’ordre mal intentionnées dans une dictature impitoyable, se réfugie dans votre maison, faut-il avouer aux poursuivants par souci d’être sincère, qu’il s’est caché chez vous ? Kant estime c’est un devoir absolu en toute circonstance d’éviter le mensonge. Si on ne veut pas dénoncer la personne qui fuit les persécutions, il suffirait, estime-t-il, de refuser de répondre. On se doute bien que cette attitude silencieuse n’est pas protectrice car elle revient à signaler indirectement la présence du fuyard. Le mensonge semble alors la solution la plus acceptable moralement. La sincérité ne peut ainsi être un devoir absolu dans un monde où le mal et la violence sont bien présents. Il arrive en effet que deux impératifs moraux rentrent en conflit. C’est bien le cas dans la situation que nous venons de décrire. Et il faut savoir alors relativiser la valeur de la sincérité, faire passer avant elle le devoir supérieur de protéger une vie humaine et refuser ainsi d’être complice d’une persécution injuste. La sagesse pratique à laquelle il semble indispensable de faire appel ici consiste à éviter le pire et à faire au mieux. Elle s’oppose à l’intransigeance de la morale du devoir absolu qui croit que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Faire de ses principes moraux l’alpha et l’oméga de l’éthique sans tenir compte des situations concrètes parfois dramatiques qui se présentent à nous est même immoral. Vladimir Jankélévitch à la lumière des tragédies du XXème siècle, prend clairement partie sur cette question. Il déclare ainsi : «  Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vérité criminelle de la délation. Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité.[iii] »  

Valoriser la franchise et se méfier des menteurs n’exclut pas qu’il arrive, on vient de le voir, dans certains cas que la sincérité soit criminelle et le mensonge salutaire. Pour corriger alors ce qu’il peut y avoir de faux dans la franchise et faire apparaître ce qu’il y a de vrai humainement dans le mensonge, nous avons le remède d’une sensibilité morale avec, par exemple, ces scrupules[iv] qui nous avertissent de la complexité des situations et savent nous détourner des positions de principe qui sont souvent aveugles au tragique de l’existence.

  1. Au-delà de la sincérité et du mensonge : la lucidité et l’inconscient ?

Sincérité et mensonge, ont un rôle à tenir aussi dans la conscience de soi. On croît parfois que l’expression sincère de nos pensées permet d’accéder immédiatement à notre vérité personnelle. On fait de la spontanéité et de la franchise les moyens d’être authentiquement soi-même.  Se réaliser consisterait à suivre les indications qu’on peut tirer des états d’âme et pensées auxquelles notre conscience nous donne accès de façon privilégiée.

A vrai dire, force est de constater que la lucidité implique un travail sur soi qui la distingue de la simple sincérité. La sincérité dont on attend parfois qu’elle soit éclairante peut être finalement trompeuse. On constate, en effet, qu’on peut se raconter des histoires, se cacher des vérités et même se mentir à soi-même. C’est le cas dans la mauvaise foi. Mais aussi dans certaines formes de déni qui apparaissent quand quelque chose nous semblent insupportable ou encore incompatible avec l’idée qu’on se fait de soi-même et des relations que nous avons aux autres et, de façon générale ou encore avec la conception de ce qu’une personne humaine devrait être. Si la lucidité nous paraît si précieuse, c’est qu’elle réside dans le courage de voir les choses telles qu’elles sont. La sincérité ne permet pas toujours d’y arriver. La lucidité cherche ainsi à unir sincérité et vérité : elle est la force morale qui cherche à nous éclairer sur la réalité humaine et à dissiper tout cet imaginaire dans lequel nous nous complaisons, même quand cela est difficile.

Parmi les obstacles qui font parfois de la sincérité une ennemie de nos aspirations les plus profondes, il y a le fait aussi qu’une bonne partie de nos pensées nous échappent. Tout un versant de notre personnalité qui s’est construite pendant notre enfance où nous avons intériorisé un certain nombre de scénarios, de représentations et de sentiments, nous reste inconnue. C’est ce que Freud appelle l’inconscient. Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux que la sincérité qui s’appuie en toute confiance sur les informations incomplètes de la conscience, puisse être fallacieuse. On constate parfois, non sans regret, que certaines décisions prises en toute spontanéité ne correspondent finalement pas du tout à ce que nous désirons vraiment. Nous jouons parfois sur la grande scène du monde, sans nous en apercevoir, des personnages bien éloignés de notre vraie personnalité.

Seule la lucidité rend possible l’accès à une plus grande authenticité où l’on tente de ne plus se raconter d’histoire. Mais cela suppose efforts, retour sur soi, mise à distance de ces affects et de certaines représentations, patience et courage. Enfin, considération qui a toute son importance, ce serait se mentir que de croire qu’il existe une vérité personnelle posée une fois pour toute. Aussi quand on a le sentiment de s’être enfin trouvé, mieux vaut continuer à avancer et à chercher, si on ne désire pas se perdre.

Didier Guilliomet

Références musicales

Capitol K :  Pillow, City, God Ohm, morceaux tirés de l’Album : Island row (2005)

 

[i] Montaigne : Essais

[ii] Kant : La métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu.

[iii] Vladimir Jankélévitch : Traité des vertus. La sincérité.

[iv] Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Eric Douchin : Scrupules et conscience morale. Ed. de L’harmattan, 1995.